Le coup d’État en cours au Soudan, qu’il réussisse ou qu’il échoue, met en lumière les difficultés de la transition démocratique dans ce pays. Parmi les causes de l’instabilité, les difficultés économiques et financières aggravées par la manière dont les créanciers, malgré leurs belles déclarations, obligent le pays à rembourser des dettes illégitimes et imposent des plans d’ajustement à une population déjà fortement appauvrie. Le Monde en Commun soutient la révolution citoyenne soudanaise. Nous partageons ici cet article très complet publié sur le site Afrique XXI.
« Nous sommes en faveur d’une annulation pure et simple de notre créance » vis-à-vis du Soudan. Cette annonce d’Emmanuel Macron le 17 mai 2021 lors de la Conférence internationale d’appui à la transition soudanaise fait le tour des médias français, lesquels expliquent que le Fonds Monétaire International (FMI) et les pays membres du Club de Paris, un groupe informel de créanciers en charge de la renégociation de la dette publique bilatérale de pays en difficultés volent à la rescousse du Soudan : « La France va effacer les 5 milliards de dette du Soudan », indique Libération ; « La France va annuler sa créance vis-à-vis du Soudan », écrit Le Figaro.
Cette « opération de communication », selon les mots du membre du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), Milan Rivié, intervient alors que la dette soudanaise atteint près de 56,6 milliards de dollars (46 milliards d’euros) : 14% de ce montant est dû à des créanciers privés, 10% aux organisations multilatérales (FMI, Banque mondiale et Banque africaine de développement), et 76% aux créanciers bilatéraux (39% aux États membres du Club de Paris et 37% aux non-membres). Le Soudan n’a pas pour autant emprunté la totalité de ces 56 milliards de dollars. Les arriérés de paiement et les pénalités de retard se sont accumulés depuis 1984, lorsque le régime dictatorial de Jaafar Nimeiry s’est retrouvé en défaut de paiement. Ils représentent aujourd’hui plus de 90% du total de la dette extérieure du pays.
Dans ce contexte économique, le FMI, la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD) ont approuvé le 29 juin 2021 l’admissibilité du Soudan à un allègement de la dette au titre de l’initiative des pays pauvres très endettés (I-PPTE), vingt-cinq ans après son lancement. Au terme de cet « allègement », la dette soudanaise devrait avoisiner les six milliards d’euros.
Tour de passe-passe
Les créanciers ont-ils « annulé » la dette comme ils l’affirment ? Dans les faits, un certain nombre de conditionnalités, imposées au gouvernement soudanais issu de la révolution de février 2019, se juxtaposent à ladite «annulation». Le Soudan était déjà éligible en 1996 à l’I-PPTE. Cependant, les créanciers refusaient jusqu’alors d’appliquer les allègements tant que les arriérés de paiement envers les principales institutions internationales n’étaient pas réglés.
Au lendemain de la chute d’Omar Al-Bachir, les créanciers se sont empressés de négocier avec le gouvernement transitoire en l’invitant à rembourser sa dette et à mettre en œuvre une série de mesures d’ajustement structurel. Le Soudan a d’ores et déjà appliqué une partie de ces mécanismes, éprouvés ailleurs et imposés par le FMI. Dans un premier temps, le pays a dû apurer ses arriérés auprès des institutions internationales (FMI, Banque mondiale, BAD). Pour ce faire, les États-Unis (940 millions d’euros), le Royaume-Uni, l’Irlande et la Suède (349 millions d’euros), et la France (1,23 milliard d’euros) ont accordé des prêts-relais au Soudan pour effectuer ces paiements. «C’est un tour de passe-passe. Au lieu que la dette soit entre les mains des institutions internationales, les nouveaux États créanciers ont pris leur place», souligne Milan Rivié. En clair, le Soudan se désendette par l’endettement.
Dans un second temps, le FMI dicte au gouvernement soudanais les réformes structurelles à appliquer : «Améliorer la gestion des finances publiques» ou encore «Assainissement budgétaire» – un euphémisme pour camoufler la mise en place de mesures d’austérité. Ce processus s’est traduit par la suppression des subventions pour la farine, les médicaments et l’essence. Le 30 juin 2021, des manifestations ont éclaté à la suite de cette décision au coût social désastreux.
En 2016, les économistes du département de recherche du FMI, Jonathan D. Ostry, Prakash Loungani et Davide Furceri, mettaient en cause les réformes imposées par le FMI : «Au lieu de favoriser la croissance, certaines politiques néolibérales ont accru les inégalités, compromettant ainsi une expansion durable.» Mais la charge n’a pas conduit l’institution à revoir sa politique en profondeur. «L’annulation» a été réalisée selon les mêmes conditions qu’appliquent habituellement le Club de Paris et le FMI.
Dette artificiellement gonflée
Dans le même temps, certains pays prétendent se positionner en faveur de «l’annulation pure et simple de leur créance». La France, par exemple, a promis «d’annuler» cinq milliards de dollars de créances. Or d’après les chiffres du Trésor français, hors arriérés, la France détenait seulement 333 millions d’euros de créances sur le Soudan en 2018 : il est donc essentiellement question de «l’annulation» d’une dette artificiellement gonflée par près de 40 ans d’arriérés accumulés et de pénalités de retard.
Bien que le ministère des Finances français assure que « les modalités d’annulation n’ont pas encore été fixées », certains observateurs s’attendent à ce qu’une partie de ces créances soit convertie en investissement. Le Soudan continuerait alors d’honorer sa dette, puis l’État français, accompagné par des investisseurs privés, contrôlerait la manière de réinvestir ces fonds dans l’économie du pays. La France a déjà eu recours à cette pratique, notamment en Tunisie. En mai 2021, Bruno Le Maire, le ministre français de l’Économie et des Finances, résumait cette opération devant Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, la principale organisation patronale française : « Nous nous occupons de la dette. Vous pouvez investir dans ce pays. Il n’y a pas de raison de ne pas investir au Soudan maintenant. » Une délégation de patrons français devrait ainsi se rendre au Soudan dans les 12 à 18 mois qui suivent cette annonce.
À l’instar de la France, le Danemark a également eu recours à ce type de mécanisme. Le ministère des Affaires étrangères danois a transformé ses créances en aide publique au développement. «C’est typiquement le genre d’accord qui semble bénéfique et qui pourtant ne l’est pas, assure Milan Rivié. En faisant cela, le Danemark blanchit une créance odieuse. La France se frotte également les mains en se replaçant sur l’échiquier géopolitique régional.»
L’héritage des dictatures
En 1927, Alexander Sack théorise le concept de «dette odieuse». Une dette peut être qualifiée ainsi lorsque deux conditions sont réunies : «l’absence de bénéfice pour la population» et «la complicité des prêteurs». Au Soudan, la majorité de la dette a été contractée par deux régimes dictatoriaux. En période de Guerre froide, le Soudan de Jaafar Nimeiry est un enjeu stratégique pour les pays occidentaux. Les États-Unis, Israël ainsi que la Chine deviennent des alliés de taille du régime. Avec la complicité des bailleurs de fonds étrangers, Nimeriry réprime l’opposition soudanaise – une rébellion était active de 1955 jusqu’en 1972 au sud du pays, puis elle a reprit dix ans plus tard. À la suite de plusieurs chocs économiques, le Soudan cesse de rembourser sa dette en 1984. L’année suivante, à sa chute, le dictateur lègue un fardeau avoisinant 11 milliards d’euros de dette alors même que la famine touche plusieurs millions de familles.
Quatre ans plus tard, Omar Al-Bachir s’empare du pouvoir lors d’un coup d’État. Il instaure à son tour un régime dictatorial. À l’image de son prédécesseur, il réprime dans le sang toutes les insurrections – la guerre pour l’indépendance du Sud a repris en 1983, et une guerre dans la région du Darfour débute en 2003 et provoquera la mort de plus de 300 000 personnes. L’ancien dirigeant est visé par un mandat d’arrêt pour « crimes contre l’humanité » et « génocide » au Darfour.
Malgré le défaut de paiement, le régime déchu avait obtenu de nombreux soutiens financiers directs ou indirects, parmi lesquels la BNP Paribas, une banque française condamnée aux États-Unis pour avoir servi d’intermédiaire financier afin de contourner l’embargo au Soudan. En 2005, le groupe The Sudan Divestment Task Force (SDTF) est créé afin d’appuyer la campagne de désinvestissement au Soudan. Il recense les fonds d’investissements et les entreprises engagés dans le pays. « Ne disposant ni des capitaux ni de l’expertise nécessaires pour exploiter pleinement ses propres ressources naturelles, le gouvernement soudanais dépend fortement des investissements directs étrangers (IDE) non seulement pour payer ses dettes et subventionner les dépenses publiques, mais aussi pour financer son armée et la guerre au Darfour », souligne-t-il dans un rapport publié en mars 2008. Deux ans plus tôt, l’ancien ministre des Finances soudanais, Abda Yahia el-Mahdi, affirmait que 70 % de la part gouvernementale des bénéfices pétroliers était dépensée pour l’armée.
Bien mal acquis en famille
Le 14 décembre 2019, Omar Al-Bachir a été condamné par un tribunal spécial de Khartoum à deux ans d’internement dans une affaire de corruption : selon la justice soudanaise, 6,9 millions d’euros, 351 770 dollars (environ 408 000 euros) et 5,7 millions de livres soudanaises (plus d’1,1 million d’euros) ont été découverts dans la résidence de l’ex-dictateur. Quelques mois plus tard, la justice a saisi de nombreux biens mal acquis appartenant à une vingtaine de ses proches : beaux-frères, nièces, neveux ou encore anciens ministres… « La taille de la corruption pendant le règne d’Omar Al-Bachir dépasse ce qu’on pouvait imaginer », déclarait Wadji Saleh, membre du Comité du Démantèlement du Régime du 30 Juin 1989 et de la Restauration des Fonds Publics. « Dans le cas du Soudan, il était connu que […] ces fonds serviraient à grossir la fortune personnelle des dirigeants ou à acheter des armes pour réprimer la population », appuie Milan Rivié.
Le nouveau gouvernement mené par Abdallah Hamdok, issu de la révolution de 2019, hérite ainsi de toute cette dette. En s’appuyant sur le droit international, le Soudan pourrait légalement la répudier. Mais il est aujourd’hui difficile de qualifier une dette d’«odieuse», les créanciers craignant d’ouvrir une boîte de pandore. Surtout, le Soudan dépend des financements et des accords avec les pays «alliés». S’il décidait seul de ne pas honorer sa dette, sans une répudiation collective d’autres pays endettés, «plein de robinets se couperaient», conclut Milan Rivié.