« Dites aux gens ce que nous essayons d’accomplir. » Nous avons traduit une interview de Bernie Sanders publiée dans le New York Times et qui donne à voir un bout de la personnalité du sénateur démocrate. Leader de l’aile progressiste du parti de Joe Biden, c’est lui qui donne au mandat du président américain un souffle socialiste.
Par Maureen Down
BURLINGTON, Vt. – Je veux discuter avec Bernie de Balenciaga. Et Britney. Et Dua Lipa, Sha’Carri Richardson et la péniche de Joe Manchin. Et s’il préfère le raifort rouge ou blanc sur son poisson gefilte. Et l’état du capitalisme, et le prix absurde d’un sac Birkin.
Nous nous installons sur une banquette jaune rétro du Henry’s Diner et je sors une épaisse pile de questions. Regardant les feuilles avec méfiance, il demande avec son accent de Brooklyn : » Vous donnez un discours ? « .
Il fouille dans la poche de sa chemise et sort sa propre feuille de papier, une liste de sujets gribouillés. Ce sont les seules choses dont il est venu parler.
À 79 ans, Bernie Sanders est un homme en mission, focalisé sur une liste qui représente des milliers de milliards de dollars de dépenses publiques qu’il estime essentielles. Lorsque je m’égare sur d’autres sujets, le sénateur pointe son doigt sur son bout de papier ou me le brandit au visage, comme Van Helsing éloignant Dracula avec une croix.
« Maureen, laissez-moi vous dire ce que nous essayons de faire ici », dit-il. « Nous travaillons sur ce que je pense être le texte de loi le plus important pour les familles de travailleurs depuis les années 1930. »
Sanders, longtemps un prophète sauvage à Washington, un homme qui a écrit un mémoire en se vantant d’être un outsider, admet qu’il est étrange d’être aujourd’hui un membre clé de l’Establishment. En tant que président de la commission du budget du Sénat, le socialiste démocrate est désormais aux manettes dans la salle de contrôle.
Il a changé l’ensemble du débat dans la capitale nationale. C’est lui qui essaie de ramener son parti à ses racines ouvrières et d’orienter le président Biden dans une direction plus audacieuse et plus progressiste.
Mirabile dictu : Un président et un sénateur qui ont tous deux près de 80 ans, des hommes qui ont été sous-estimés et écartés pendant des années dans les cercles démocrates, font maintenant équipe pour transformer le pays. C’est le Bernie and Joe show.
Sanders croit passionnément que la seule façon de réparer les dégâts causés par Donald Trump et le trumpisme est de montrer que le gouvernement peut tenir ses promesses, qu’une bonne politique peut surmonter les dangereuses théories du complot et les mensonges.
« J’aurais adoré me présenter contre lui, pour vous dire la vérité », dit-il de Trump. » C’est un imposteur et un hypocrite. C’est ce qu’il est, et il doit être exposé au grand jour pour cela ».
Même si Trump n’est plus au pouvoir, Sanders estime que nous sommes toujours au bord du précipice. Les démocrates doivent parler des luttes de la classe ouvrière blanche, dit-il, ce que « parfois une partie de l’élite démocrate n’apprécie pas pleinement. » Il ajoute : « Nous devons nous adresser à eux. J’ai l’intention, dès que j’ai trois minutes, de commencer à aller dans le trumpworld et de commencer à parler aux gens. »
« Il est absolument impératif, pour que la démocratie puisse survivre, que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour dire : ‘Oui, nous entendons votre douleur et nous allons répondre à vos besoins’. C’est vraiment de cela qu’il s’agit. Si nous ne le faisons pas, je crains fort que les théories du complot, les gros mensonges et la dérive vers l’autoritarisme ne se poursuivent. Il y a tous ces gens qui disent : « Est-ce que quelqu’un fait attention à moi ? ».
Sanders est un puriste qui n’aime pas reconnaître à quel point le personnel et le politique peuvent être entremêlés. Pourtant, Biden et lui ont un lien qui pourrait avoir un effet profond sur la vie des Américains.
Bien que les deux hommes soient en désaccord sur beaucoup de choses, les anciens collègues du Sénat et rivaux pour 2020 partagent un respect mutuel. Sanders a un accès facile à la Maison-Blanche. C’est une grande différence par rapport à la façon dont il a été traité en 2016 par la SARL Clinton. Non seulement les sbires d’Hillary ont mené une campagne ignoble et essayé de truquer les primaires ; Hillary elle-même dira plus tard à son sujet dans un documentaire de 2020 : « Personne ne l’aime. Personne ne veut travailler avec lui. »
Sanders dit qu’il donne beaucoup de crédit au président pour avoir considéré le budget non seulement comme des chiffres sur une feuille de calcul, mais comme une chance de remodeler l’identité américaine.
« Qui nie les réalités de ce qu’il entreprend ? » dit Sanders, en piochant dans ses œufs au plat et ses toasts. « Quelqu’un nie-t-il que notre système de garde d’enfants, par exemple, est un désastre ? Quelqu’un nie-t-il que la maternelle, de même, est totalement inadéquate ? Quelqu’un nie-t-il qu’il y a quelque chose d’absurde à ce que nos jeunes ne puissent pas se permettre d’aller à l’université ou qu’ils quittent l’école très endettés ? Quelqu’un nie-t-il que nos infrastructures physiques s’effondrent ? À l’exception des personnes hostiles à la science, quelqu’un nie-t-il que le changement climatique est réel ? Quelqu’un nie-t-il que nous traversons une crise majeure dans le domaine des soins de santé ? Quelqu’un nie-t-il que nous payons les prix les plus élevés au monde pour les médicaments sur ordonnance ? Quelqu’un nie-t-il que nous connaissons une crise du logement ? Quelqu’un nie-t-il que la moitié de la population ne peut pas mettre de côté ? (en anglais l’expression « living paycheck to paycheck » désigne les travailleurs pauvres qui dépensent toute leur paie chaque mois pour vivre, sans pouvoir mettre de côté.)
Sanders, qui a parlé de dépenser jusqu’à 6 000 milliards de dollars dans le « reconciliation package », dit qu’il ne soutiendra pas un projet de loi de deux ou trois mille milliards de dollars. « C’est beaucoup trop bas. »
Qu’en est-il du grognement venant des membres de l’aile progressiste qui veulent que Sanders reste un fauteur de trouble, et non un bâtisseur de ponts qui donne une caution à Biden et au centre-gauche ?
« Vous connaissez la politique », répond-il en haussant les épaules. « On ne peut pas plaire à tout le monde, tout le temps ». Il ajoute qu’il voit ce moment comme une chance de « répondre aux préoccupations des progressistes depuis des décennies. »
Sanders a été une voix solitaire sur le socialisme démocratique pendant des décennies ; maintenant il a une escouade pour lui tenir compagnie.
Il s’illumine en parlant « d’Alexandria, Rashida, Ilhan, Pramila, Ayanna du Massachusetts », notant : « elles viennent vraiment du même milieu que moi, en venant toutes de différentes parties du monde ».
Pourtant, Sanders n’est pas en phase avec les membres les plus progressistes de son parti sur tous les sujets. Il dit, par exemple, qu’il préfère une « réforme fondamentale » plutôt que de retirer des fonds à la police.
« La vie d’un flic est une vie difficile », dit-il, à la manière du maire qu’il a été autrefois. « Les horaires sont terribles. Les salaires, dans de nombreux cas, sont insuffisants. C’est un travail dangereux. C’est un travail avec beaucoup de pression. Nous devons améliorer considérablement la formation de la police. Dans certaines communautés, ce qui se passe est absolument inacceptable. Il faut que cela change, point final. Nous ne pouvons pas avoir de racisme dans la police. Si vous allez dans les communautés noires ou latinos, elles veulent cette protection. »
Quand je demande à Sanders s’il pense que Alexandria Ocasio Cortez pourrait être présidente un jour, il sort la liste.
« Ce n’est pas ce que je veux aborder. Je veux parler de l’objet de cette loi. »
« Vous ne voulez pas discuter de ‘Free Britney’ ? » Je demande.
« Non. »
Mais je l’amène à parler de la sprinteuse américaine Sha’Carri Richardson, suspendue de l’équipe olympique américaine à cause de sa consommation de marijuana.
« Je pense que ça illustre les problèmes de la soi-disant guerre contre la drogue », dit-il. « J’ai donc un problème avec ça ».
Assise en face de Sanders dans ce petit resto de cette petite ville, c’est fou de penser que cet homme de 79 ans est devenu une icône de la culture populaire, qu’il est adoré par les moins de 30 ans, qu’il figure en couverture du Vanity Fair de ce mois-ci en tant qu’ami de la pop star Dua Lipa, et qu’il a été une source d’inspiration pour un défilé Balenciaga à Paris en 2017.
Il lève les yeux au ciel. « Je ne suis pas chic », dit-il. « Je suis la personne la moins chic du monde. Croyez-moi. »
Il n’est pas non plus impressionné par les milliardaires et leurs jouets.
« Vous avez les gars les plus riches du monde qui ne sont plus particulièrement préoccupés par la terre », dit-il. « Ils sont dans l’espace. » Les gens dorment dans les rues, mais « M. Bezos vaut 200 milliards de dollars et maintenant il veut avoir un vaisseau spatial. C’est très bien. C’est le sujet de cette législation, Maureen. Je veux parler de cette législation. »
Mais attendez, que pense-t-il du fait que Marjorie Taylor Greene rôde autour du bureau d’Alexandria Ocasio Cortez et la traite de « petite communiste » ?
« Vous vous éloignez du sujet, là », fustige Sanders, avant de céder : « Ecoutez, elle est l’avenir d’un segment du parti républicain, délirantn et qui tend vers la violence ». Il ajoute : « Ce n’est pas seulement le 6 janvier, ça se passe dans les capitales des États. Il y a des gens qui se promènent avec des armes. »
S’il n’était pas sénateur, dit-il, il pourrait vouloir faire quelque chose dans les médias, aider les journalistes à se rapprocher de la classe ouvrière et à définir correctement des termes politiques comme « libéral » : « Les libéraux veulent faire de belles choses. Et les progressistes comprennent qu’il faut s’attaquer aux puissants intérêts particuliers pour y parvenir. »
Avant de partir travailler au téléphone, le sénateur revient à sa liste avec une dernière directive : « Dites aux gens ce que nous essayons d’accomplir. »