Bien qu’il soit encore trop tôt pour analyser les causes et les effets de la pandémie du coronavirus, nous pouvons déjà tirer quelques leçons fondées sur ses conséquences immédiates.
Premièrement, il est certain que, dans le monde et durant la période néolibérale, les systèmes de santé publique n’ont pas été considérés comme une priorité par la plupart des gouvernements de toutes tendances politiques ou idéologiques. En Chine, par exemple, et alors que le pays a connu la plus forte croissance économique des dernières décennies, des hôpitaux ont dû être construits en urgence ; en Europe et aux États-Unis, les scènes de patients gravement malades attendant d’être traités dans des unités de soins intensifs ont été déchirantes ; dans notre pays, le Mexique, non seulement le manque de lits, de respirateurs artificiels ou d’équipements de protection pour les travailleurs du secteur sanitaire est devenu évident, mais, plus grave encore est apparue la pénurie de personnel médical, en particulier de spécialistes pour traiter des maladies diverses. Il convient de se rappeler que, pendant la période néolibérale, alors que la doctrine était de privatiser l’enseignement, les gouvernements ont laissé les universités publiques sans budget ; dès lors, celles-ci ont choisi de « sélectionner » les étudiants : ceux qui ne réussissaient pas les illusoires concours d’admission étaient rejetés. Pour cette raison, dans un pays pauvre, de nombreux jeunes qui ne pouvaient se payer les frais de scolarité de l’enseignement privé se sont retrouvés sans formation ; cela a non seulement violé le droit à l’éducation, mais a provoqué une insuffisance de médecins et d’infirmières pour répondre aux besoins de santé nationaux.
Cependant la plus grande indifférence ou irresponsabilité des gouvernements mises en évidence par le coronavirus est peut-être la négligence avec laquelle ont été traitées, pendant des décennies, les maladies chroniques telles que l’hypertension, le diabète, l’obésité et l’augmentation des maladies rénales, dus à la consommation de produits alimentaires industrialisés désignés par « malbouffe », et à l’absence d’éducation nutritionnelle et de promotion de l’exercice physique et des activités sportives.
On trouvera là une preuve supplémentaire de ce que le modèle néolibéral vise uniquement la simple croissance économique, indépendamment du bien-être des personnes ou des dommages que cela peut causer tant sur l’environnement que sur la santé.
Dans notre pays, la pandémie a montré que les individus les plus touchés étaient les personnes atteintes des maladies chroniques susmentionnées : en particulier, il s’avère que ce groupe est même plus touché que celui des personnes âgées. Selon les données disponibles à ce jour, 55 % des personnes décédées souffraient d’hypertension, de diabète ou d’obésité.
Un autre des problèmes mis en évidence est le peu de solidarité mondiale quant à l’acquisition des médicaments et équipements médicaux. La spéculation et la recherche de profits ont atteint, dans ce domaine, des niveaux honteux. Aujourd’hui, le prix d’un respirateur artificiel peut atteindre les 100 000 dollars, alors qu’il ne coûtait que 10 000 en moyenne avant la crise du Covid-19 ; et le pire est l’accaparement de ce matériel médical de la part des gouvernements et des entreprises qui le fabriquent en réponse à la pénurie.
En plein milieu de cette crise, je peux tout de même me réjouir que, jusqu’à aujourd’hui, et pour des raisons que nous ne pouvons pas encore expliquer, le continent africain ait été touché avec une intensité bien moindre que les autres régions du monde.
Néanmoins, aux effets dévastateurs du Covid-19 sur la santé publique, dont la très regrettable perte de vies, il faudra ajouter l’effondrement de l’économie mondiale. En effet, selon les estimations, presque tous les pays verront une réduction de leur croissance de 7 % en moyenne ; seules l’Inde et la Chine connaîtront une croissance de 1,6 % et 1,2 % respectivement. Dans le cas de ce dernier pays, c’est un fait singulier après quarante années consécutives de progrès matériel conséquent.
Il est indéniable que le coronavirus n’est pas responsable de cette catastrophe économique. La pandémie n’a fait que mettre en évidence l’échec du modèle néolibéral au niveau mondial.
Il faut conserver à l’esprit que, à ce même moment, le manque d’accord entre pays producteurs de pétrole, qui aurait dû servir à éviter une saturation du marché, a provoqué l’effondrement des prix des hydrocarbures et aggravé davantage la situation économique et financière ; c’est dire à quel point la vulnérabilité de l’économie mondiale est patente et combien tout phénomène naturel, épidémie ou conflit peut conduire à une catastrophe. Au final, l’infection planétaire a démontré que le modèle néolibéral a atteint son stade terminal.
En conséquence, il est temps d’envisager les rapports politiques, économiques et sociaux sous un autre angle, en abandonnant définitivement la perspective mercantile, individualiste, à la solidarité quasi-absente, qui a prédominé au cours des quatre dernières décennies. Le coronavirus nous a rappelé qu’il vaut mieux s’occuper des personnes âgées dans nos maisons que de les avoir dans des maisons de retraite, aussi confortables soient-elles. Rien ne remplace l’amour. Cela implique également de reconsidérer les paramètres utilisés pour mesurer le bien-être et le développement des peuples et des nations, et de réorienter la reconstruction mondiale en partant du principe que le progrès sans justice est un recul et que la modernité doit être bâtie à partir de ceux « d’en bas » et pour tout le monde.
Peut-être que ceux « d’en bas », marginalisés et méprisés dans la pensée technocratique ont quelque chose à nous apprendre. Il est probable que les modèles de coopération au sein des communautés, vus comme problématique par l’idéologie de la « modernité » néolibérale, peuvent apporter bon nombre de solutions.
J’ai fait référence à l’Afrique, mais il faudrait également tourner notre regard vers de vastes régions rurales d’Asie et d’Amérique latine où la pandémie a peu pénétré. En théorie, la propagation du nouveau virus dans ces régions devrait être particulièrement catastrophique, compte tenu de la précarité voire de l’inexistence d’infrastructure sanitaire ainsi que des autres équipements essentiels, des réseaux de communication et de télécommunication. Il faudrait se demander dans quelle mesure ces faiblesses, pendant la période épidémique, ont été compensées par la persistance de cultures communautaires, où la solidarité est traditionnellement bien ancrée, et par le rôle qu’ont joué une relative autosuffisance alimentaire et les formes d’organisation sociale – celles-là même qui remettent en cause l’intégration normalisatrice et « atomisante » de la macroéconomie.
Jusqu’à présent, l’expansion incontrôlable du néolibéralisme prédateur a apporté exploitation, pillage, dévastation environnementale, habitudes alimentaires pathologiques, crime organisé, effondrement social et familial et perte générale des valeurs à ces périphéries.
En revanche, aucune attention n’a été portée pour leur fournir eau potable, électricité, écoles, cliniques, routes, télécommunications.
Il faut réaliser l’énorme potentiel civilisateur que pourrait obtenir la communauté internationale de ces régions si elle établissait, avec elles, un pacte pour garantir leurs droits collectifs et individuels, jusqu’alors déniés dans la pratique ; en retour, les communautés enseigneraient au reste du monde les fondements de la vie bonne et rappelleraient les principes de savoir-vivre avec et pour les autres. Cela est le seul moyen de faire face avec succès à l’incertitude des phénomènes naturels et des épidémies.
Pour revenir sur le thème des nations, il est urgent de se débarrasser des recettes habituelles proposées par les organisations financières internationales, prétendument destinées à contrecarrer les crises récurrentes mais qui, dans les faits, sont à l’origine de nouvelles périodes de concentration des richesses et de spirales de corruption, d’une croissance des inégalités, d’une aggravation de la fracture sociale, aussi bien interrégionale qu’entre les zones urbaines et rurales. En fin de compte, elles provoquent un accroissement des inégalités, de la désintégration sociale, des migrations, de la marginalisation et de la misère. Cela a malheureusement été démontré dans plusieurs pays, comme au Mexique après les privatisations rigoureuses et brutales et le sauvetage des grandes fortunes en 1998, via la création du Fonds bancaire de protection de l’épargne [connu comme Fobaproa au Mexique – NdT] ; ou comme en Argentine, où la récente tentative de réimplanter le néolibéralisme s’est traduite par une crise économique brutale qui a exposé le pays au risque de banqueroute.
Quelques leçons fondamentales :
1. Il est indispensable de renforcer les systèmes publics de santé ; de même que l’éducation et la sécurité sociale, la santé ne peut pas être considérée comme une simple marchandise, ni comme un privilège, mais un droit inhérent à tous les êtres humains. Le budget à destination de ces secteurs ne doit pas être considéré comme une dépense mais comme un investissement dans la ressource la plus inestimable d’un pays : sa population.
2. Il est urgent de réagir au grave problème des maladies chroniques : dans les faits, le nombre de morts dû à des maladies telles que l’obésité, le diabète et les crises cardiaques est malheureusement supérieur à celui dû au virus Covid-19. En effet, la plupart des maladies chroniques sont héréditaires, mais elles apparaissent ou s’aggravent à cause de la consommation d’aliments industriels et de mauvaises habitudes alimentaires. Il est donc impératif de créer un mouvement global d’éducation et de prévention sanitaire, de conseil nutritionnel et de promotion de l’activité physique et sportive.
3. Il est nécessaire de créer un monde plus solidaire, où, la fraternité universelle ayant un sens, on éviterait l’accaparement des aliments, des médicaments et des équipements hospitaliers. Concernant la santé, il faut établir une régulation stricte du monopole et du profit, et un contrôle sur la commercialisation de médicaments et des produits médicaux de première nécessité. Il convient de garantir également qu’aucune personne au monde ne se voit privée de médicaments, de consultation médicale ou de services hospitaliers à cause du manque de ressources économiques ou parce que le marché rend inabordable de telles prestations.
4. L’Organisation des Nations unies (ONU) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) doivent convoquer immédiatement les gouvernements et les scientifiques du monde entier pour créer des vaccins contre le coronavirus et d’autres maladies.
5. Rejeter le modèle qui génère des richesses sans produire de bien-être et mettre en place une plus grande intervention de l’Etat dans l’accomplissement de ce qui relève de sa responsabilité sociale afin de garantir les droits fondamentaux et universels à la santé, à l’alimentation, à l’éducation, au travail, au logement, à la culture et au sport. Il appartient à l’Etat de tempérer les inégalités sociales. Il est impossible de continuer à ne pas mettre la justice sociale à l’agenda des gouvernements. Il n’est pas juste d’utiliser l’Etat pour défendre des intérêts privés et d’essayer de l’évincer lorsqu’il est question de l’intérêt général. Il n’est ni licite ni éthique de défendre le pouvoir qu’a l’Etat de sauver les entreprises et les institutions financières en faillite et, en même temps, de considérer cet Etat comme un fardeau lorsqu’il s’agit de promouvoir le bien-être des plus défavorisés. Assez d’hypocrisie.
6. Renforcer les valeurs culturelles, morales et spirituelles et reconnaître la famille comme la meilleure institution de sécurité sociale.
7. Reconvertir les organisations économiques et financières internationales telles que la Banque mondiale (BM), le Fonds monétaire international (FMI), la Banque interaméricaine de développement (BID), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le Groupe des vingt (G-20), entre autres, en véritables promoteurs de la coopération pour le développement et le bien-être des peuples et des nations.
8. Veiller à ce que les idées et les actions des gouvernements de tous les pays du monde soient guidées par des principes humanistes plutôt que par des intérêts économiques, personnels, de groupes ou de pouvoirs, aussi légitimes soient-ils. Non à la violence ou à la guerre sous toutes ses formes, non à la prédominance des groupes de pression ou des intérêts particuliers, non à l’inégalité, au racisme, aux dictatures ; oui à la paix, à la justice, à l’égalité, à la liberté, à la démocratie et au bien-être.
La pandémie encore en cours nous laissera des centaines de milliers de disparus irremplaçables et une économie disloquée, sévèrement réduite. A différents niveaux, nous devons remplir la tâche de reconstruire le monde. Je souhaite que nous parvenions à le faire sur des propositions et fondements nouveaux, qui nous permettent de profiter des choses positives que la crise nous a laissées : la confirmation et la certitude que l’attention à la santé doit être une entreprise collective et solidaire, tant pour les individus que pour les Etats. Si nous adoptons le réflexe du sauve-qui-peut, personne – ou presque personne – ne sera sauvé. Nous sommes des êtres sociaux par nature et toutes les personnes et tous les peuples appartiennent à une même famille : l’Humanité.