Cet article fait partie du dossier La Paix

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Texte de référence à venir…

« Par rapport aux 1990’s, les talibans ont appris à négocier au niveau international », Georges Lefeuvre

Les discours dominants sur la victoire des talibans restent le plus souvent cantonnés à une posture morale interdisant de comprendre comment on en est arrivé là. Sauf à accepter que les mêmes politiques internationales absurdes continuent à être mises en œuvre, ou qu’aucune leçon de cette déroute ne soit tirée concernant la politique de la France au Sahel, la tragédie que représente pour des milliers de personnes le retour des talibans doit être analysée rationnellement. Chercheur associé à l’IRIS, ex-attaché politique près la Commission européenne au Pakistan (2002-09), Georges Lefeuvre est spécialiste de l’arc de crise Afghanistan-Pakistan-Inde. Anthropologue et linguiste de formation, il totalise six ans de séjour dans les zones tribales à la frontière afghano-pakistanaise, ou se joue une large part du destin de la région.

Arnaud Le Gall : Comment expliquer la rapidité de la prise du pouvoir des talibans en quelques semaines à peine ?

Georges Lefeuvre : Le Président déchu Achraf Ghani, avant de fuir le 15 août, a twitté « les talibans ont gagné la guerre ». Mais on peut tout aussi bien dire que le régime mis en place et financé depuis 20 ans par les États-Unis, leurs alliés, et les organisations internationales impliquées, s’est effondré, miné par la corruption à tous les étages de l’administration civile et militaire, non défendu par une armée démoralisée etc.

Cela doit s’analyser en deux temps, le temps court et le temps long. Le temps court est celui de la séquence ouverte en 2018 à Doha par les négociations entre les États-Unis et les talibans. L’issue en a été largement déterminée par la déclaration télévisée de Donald Trump le 20 décembre 2018 – qui sera suivie de la démission de son Secrétaire d’Etat à la Défense James Mattis – expliquant que tout le monde était fatigué et que le seul objectif était le retrait militaire le plus rapide possible. Les talibans, tout sauf idiots, ont compris qu’ils avaient un boulevard pour imposer leurs conditions. La principale a été de ne pas inclure le gouvernement afghan dans les discussions. Ils ne voulaient pas négocier avec le « caniche de Washington », mais avec les États-Unis directement. Ni la société civile et politique afghane, ni le gouvernement afghan n’étaient représentés. Il ne s’agissait donc pas de négociations de paix pour l’Afghanistan. Les talibans ont conditionné toute discussion avec le gouvernement afghan au départ préalable des troupes étrangères, en sachant que c’était la priorité des États-Unis. Le seul objet de ces négociations bilatérales ouvertes en 2018, et conclues par l’Accord de Doha signé le 29 février 2020, était de fixer les conditions et le calendrier du retrait, peu glorieux, de toutes les forces étrangères d’Afghanistan. C’est très important à rappeler puisque les médias et les gouvernements concernés ont entretenu à ce sujet une certaine confusion en évoquant un accord de paix. La majorité des commentateurs n’ont pas lu ces accords.

Pourtant tout y figure. Y compris la phrase stipulant la saisie du Conseil de Sécurité des Nations Unies par les USA pour avaliser l’Accord. Ce qui a été fait à l’unanimité dès le 10 mars (résolution 2315). La presse occidentale en a très peu parlé. En Iran, en Chine, en Turquie, dans tous les pays de la région, ce point a été mis en avant. Pas chez nous car la vraie défaite « des occidentaux » elle est là. Quand Biden et son secrétaire d’État Blinken sont arrivés aux affaires ils ont confirmé la décision des États-Unis de rapatrier les troupes, tout en exprimant la volonté de renégocier le calendrier des accords de Doha. Les talibans leur ont alors rappelé que les Accords de Doha avaient été signés deux fois, une fois en bilatéral, et 10 jours plus tard par le Conseil de Sécurité. Biden a pris acte, et décidé de retirer les troupes selon les modalités prévues par l’Accord Doha, tout en en regrettant les termes. Cela rappelle que, par rapport aux années 1990, les talibans ont appris à négocier au niveau international, nouer des alliances au niveau national, jouer sur plusieurs tableaux.

Mais si les talibans ont pu imposer la mise en œuvre des accords de Doha, c’est bien que le rapport de force sur le terrain leur était favorable. Ce qui nous amène aux causes plus lointaines de leur victoire…

Oui. En 2001 le régime Taliban est défait par l’intervention militaire occidentale. En décembre sont signés les accords de Bonn. Le premier gouvernement afghan issu de ces accords comptait 23 ministres de l’Alliance du Nord, de feu « Che Guevara » (ironique) le commandant Massoud, contre 7 pachtounes (NDLR : le groupe linguistique des pachtounes représente la moitié de la population afghane, et a fourni tous les chefs d’État afghans depuis le 18e siècle à une exception, en 1929, qui dura 9 mois). On a alors confondu la partie et le tout. Comme les talibans étaient tous des Pachtounes, les États-Unis en ont déduit que tous les Pachtounes étaient proches des talibans, ce qui était totalement faux, et ostracisé ou presque la moitié du pays. La même absurdité, dans un contexte différent, que celle entreprise en Irak avec la liquidation de l’État et de l’armée irakienne sous prétexte de « baassisation ». Cela a été une erreur majeure qui a empêché toute forme de réconciliation et de reconstruction nationale. Un gouvernement composé de 23 membres de l’Alliance du Nord contre 7 pachtounes, c’était envoyer à tous les chefs pachtounes un signal de ralliement aux talibans.

A cela s’ajouteront rapidement les graves erreurs de l’armée américaine. Prenons deux exemples. Le premier, c’est le bombardement par les États-Unis, dans la ville du Mollah Omar, chef des talibans à l’époque, d’un rassemblement qui s’avèrera être un mariage. 69 morts. Peu après, en 2002, Haqqani, chef de la tribu pachtoune des Zadran, située à cheval sur le Pakistan et l’Afghanistan, et qui avait la haute main sur les réseaux d’Al Qaïda, cherche à négocier avec le Président Hamid Karzaï, mis en place par la conférence de Bonn. Haqqani n’est pas un saint, il fait la guerre depuis 20 ans comme les autres, mais il est comme tout le monde fatigué par la guerre. Il convainc ses affidés d’aller voir Karzaï. Un convoi d’une centaine de petits chefs tribaux est organisé. La CIA est informée, le convoi est bombardé, tout espoir de discussion de paix est effacé.

« Les Etats-Unis sont arrivés avec leurs croyances et auront monté en Afghanistan un système qui s’est effondré en quelques semaines »

A l’époque, en tant que conseiller j’ai écrit des notes sur tout cela, au Conseil des ministres des Affaires Étrangères de l’Union européenne, pour renoncer, entre autres, à cet ostracisme envers les pachtounes qui portait en lui la prolongation de la guerre. Je n’ai pas été écouté. Tout se décidait aux États-Unis. 20 ans plus tard on voit la situation. Condensant toute l’arrogance occidentale héritée de la période coloniale, les États-Unis sont arrivés avec leurs croyances et auront donc monté en Afghanistan un système qui s’est effondré en quelques semaines, et dont un vieux copain afghan me disait : « Le ver était dans la pomme dès le départ, et il est devenu un serpent. »

C’est peu dire que le régime mis en place était défaillant… A contrario, et aussi insupportable soit leur idéologie pour tout défenseur des droits humains, les Talibans n’ont-ils pas su déployer progressivement une sorte d’efficacité administrative pour emporter depuis 20 ans l’adhésion de pans entiers de la population ? Certains avancent aussi le rôle du trafic d’opium, mais les talibans semblaient loin d’en avoir le monopole… 

Commençons par cette question de l’opium. Certains articles présentent les Talibans comme des narcotrafiquants et le contrôle de l’opium, dont l’Afghanistan est le premier producteur mondial, comme principal enjeu de la guerre. Sauf que Bernard Frahi, en charge dans les années 1990 du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (Pnucid) pour l’Afghanistan, a démontré que les Talibans ont entre 1996 et 2001 éradiqué la culture du pavot. Dès leur chute le trafic d’opium est reparti de plus belle.

Alors depuis ils sont devenus « pragmatiques », c’est-à-dire que dans les zones dont ils ont repris le contrôle ils se sont fait de l’argent avec les cultures existantes. Surtout, à l’heure actuelle personne n’a d’alternative crédible à proposer aux paysans qui vivent de cette culture du pavot, et les talibans ne voulaient pas se les mettre à dos. Dire que les talibans ont gagné de l’argent avec la culture de la drogue sans préciser que c’est tout le régime mis en place par les États-Unis qui a relancé la production d’opium, c’est une présentation pour le moins incomplète de la réalité qui ne nous permet pas de comprendre la nature du régime qui vient de s’effondrer. Par ailleurs le financement des talibans repose avant tout sur des dons, notamment via des ONG islamiques, de la part de riches familles du Golfe ou d’ailleurs.

« Il faut faire le bilan de tout cela, car par atlantisme on a suivi les États-Unis, alors qu’eux-mêmes naviguaient à vue »

Enfin, n’oublions pas que la majorité des armes utilisées par eux étaient des prises de guerre, notamment sur l’armée afghane équipée par les USA et l’OTAN. L’État des États-Unis a englouti plus de 2000 milliards de dollars dans cette guerre (dont 88 pour l’équipement de l’armée afghane). C’est plus que le Plan Marshall, sans que cela ne permette le développement d’un État afghan digne de ce nom. Mais ce n’est pas de l’argent perdu pour tout le monde, puisqu’il revenait en partie aux États-Unis, via les contrats de « reconstruction », les commandes aux industries de l’armement etc.

Il faut faire le bilan de tout cela, car par atlantisme on a suivi les États-Unis, alors qu’eux-mêmes naviguaient à vue. (NDLR : comme l’a révélé le Washington Post en 2019 les dirigeants étasuniens ont systématiquement menti. Ils savaient depuis longtemps que la guerre était perdue). Rappelons cette citation du Général Douglas Lute, conseiller pour l’Afghanistan de Georges W Bush puis de Barack Obama, qui dès 2015 reconnaissait officieusement : « Nous ne savions pas ce que nous faisions là… nous n’avions pas la plus brumeuse notion de ce que nous entreprenions [en Afghanistan] ». Cela rappelle les mémoires de Mc Namara (NDLR : Secrétaire à la Défense des États-Unis de 1961 à 1968) au sujet du Vietnam : « Mes collègues et moi décidions du destin d’une région dont nous ignorions tout ».

Les talibans eux savaient ce qu’ils voulaient et ont su occuper le vide en administrant les zones sous leur contrôle…

L’histoire bégaye. Lors de leur premier passage au pouvoir, les talibans, pourtant beaucoup moins expérimentés qu’ils ne le sont aujourd’hui, devaient déjà une part de leur succès à leur capacité d’administration, au simple fait d’avoir remis une forme d’ordre à l’échelle nationale, de stabilité, à la place d’une guerre civile qui durait depuis quatre ans et laissait le pays exsangue.

Un exemple bien connu est celui de la justice dans les zones rurales. Compte tenu de l’instabilité créée par une guerre civile aussi longue, les différents sont légion dans les campagnes sur la propriété foncière etc. Dans le système mis en place par l’occident depuis 2002, la justice était mise aux enchères. Il fallait graisser la patte du juge, et comme les deux parties opposées graissaient – quand elles en avaient les moyens – l’intérêt du juge était de faire durer. Dans les zones qu’ils ont reconquises, les talibans, qui à l’origine sont aussi des paysans, ont mis en place une justice gratuite et efficace en ce qu’elle a apporté une stabilité pour les populations concernées par les litiges fonciers. C’est essentiel dans une société massivement rurale souffrant de l’insécurité et de l’incertitude généralisée de décennies de guerre.

Je me souviens, vers 2000, d’un médecin de MSF à Kaboul expliquant que pour aller en pays Hazara (chiite) payer des infirmières d’un hôpital, il pouvait faire 36 heures de route dans son 4X4 bourré de billets de banque sans être inquiété. Une chose inimaginable dans le contexte de guerre civile avant ou après le premier régime taliban. Quand les talibans étaient aux affaires les paysans pouvaient aller vendre leurs productions à la ville sans avoir à passer 3, 4, 5, 6 ou 7 barrages. Pendant la guerre civile, s’il arrivait en slip il était déjà content car il était vivant. Ce sont des réalités déterminantes. (NDLR : constater cela ne revient évidemment pas à adhérer au droit porté par les Talibans, a fortiori dans des domaines comme le droit des femmes, mais à pointer la défaillance totale des institutions mises en place à partir de 2001. Cette défaillance fournit une explication majeure au retour des talibans).

On voit qu’au-delà de la question du fondamentalisme religieux des talibans, qui focalise l’attention, leur capacité à mettre fin à la guerre civile est centrale. La grande force des talibans n’est-elle pas, ici, d’avoir été le seul mouvement capable de s’organiser à l’échelle nationale ?

Oui c’est le seul. Mais c’est en grande partie à cause de « nous », les occidentaux. On a par exemple laissé les milices imposer leur loi. Quand il était aux abois, le Président Ashraf Ghani a rappelé les anciens seigneurs de la guerre à mobiliser des « milices populaires » contre les Talibans etc. Alors ici ça parle, des journalistes m’appelaient, « alors il paraît que le peuple va prendre les armes contre les Talibans, c’est formidable » etc.

D’abord l’avancée des talibans était telle qu’in fine ces seigneurs de la guerre ont « capitulé ». Mais surtout on a vu en 1992 ce que ça donnait. Une guerre civile. Les seigneurs de la guerre ont certes des capacités à monter des milices. Mais leurs intérêts sont irréconciliables. On ne fait pas une force nationale avec des milices privées. On aggrave une guerre civile. En face, les Talibans sont homogènes. Et beaucoup plus qu’on ne l’a dit. Quand il y a quelques années, en 2016 et suite à l’élimination par un drone américain du chef taleb d’alors, Mollah Mansour, les américains nous expliquaient que les talibans s’entredéchiraient etc., j’écrivais qu’au contraire ils étaient en train de se reconstituer autour du nouveau leader Akhunzada, aujourd’hui encore aux commandes. Et si au bout de 20 ans on n’a plus aucun interlocuteur national à part les talibans, c’est aussi en raison de l’ostracisme, dont j’ai parlé plus haut, envers les Pachtounes. Ces derniers ont une fâcheuse tendance à considérer que l’Afghanistan est à eux.

Ce ne sont pas les fractures ethniques qui expliquent la guerre. Mais cette dernière les attise. Et on revient ici sur la question de la ligne Durand, devenue le creuset des groupes terroristes transnationaux qui s’y sont installés dans les années 1980-90, pour certains proches des talibans (NDLR : du nom du fonctionnaire colonial britannique qui l’a tracée en 1893, la ligne Durand est devenue la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan. Non reconnue par l’Afghanistan, elle scinde en deux la communauté pachtoune, dont 15 millions de membres sont en Afghanistan, 30 au Pakistan.)

On évoque souvent le lien entre les talibans et les organisations terroristes comme Al Qaïda. La rupture avec toute organisation terroriste fait partie des conditions posées par les occidentaux pour reconnaître le régime taliban. La Chine, la Russie, l’Iran notamment, reconnaissent eux de fait le pouvoir des talibans tout en ayant comme objectif central d’éviter toute déstabilisation de la zone favorisant telle ou telle organisation terroriste. Le fait que les talibans ont un agenda strictement national, et ne veulent pas fournir de prétexte à une nouvelle intervention étrangère suffira-t-il à ce qu’ils rompent les relations avec Al Qaïda par exemple ?

En d’autres termes « est-ce que les talibans ont changé ? ». Alors oui, dans le sens où ce ne sont plus seulement des « guérilleros » mais des gens très à l’aise dans les négociations internationales, que ce soit à Moscou, Doha, Istanbul, Téhéran récemment. Ils ont acquis un savoir-faire diplomatique. Ils ont retenu de l’histoire qu’ils ne peuvent pas constituer un État et le faire durer s’ils sont mis au ban des nations.

« Leur idée est de faire un « émirat à visage humain » de rompre avec l’image de « barbares » donnée il y a 25 ans »

En 1996-2001, ils n’étaient reconnus que par trois pays, le Pakistan, les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite. Cette fois-ci ils sont habitués à discuter avec les américains, les iraniens, les russes ils veulent être normalisés, ils veulent être reconnus. Donc leur idée est de faire un « émirat à visage humain » de rompre avec l’image de « barbares » donnée il y a 25 ans, de diffuser l’idée selon laquelle si on a des contacts avec Dubaï (NDLR : émirat membre de la Fédération des Émirats Arabes Unis) on peut bien avoir des contacts avec les talibans.

Alors, évidemment, le problème est que dans un émirat la charia remplace la constitution. Sans rentrer dans les détails de ce qu’on entend par Charia, terme signifiant « loi » pouvant renvoyer à des réalités très différentes, dans un émirat cela implique qu’il n’y a pas d’élection. Les talibans estiment que les élections sont anti-islamique, ce qui n’est pas vrai. Mais ils considèrent que l’Émir, c’est-à-dire Haibatullah Akhundzada, est commandeur des croyants. Donc son inspiration divine est suffisante pour nommer les dirigeants de l’émirat. Évidemment cela réduit drastiquement l’espace de la délibération politique, même par rapport à une république islamique. Mais cela n’empêchera pas un certain nombre d’anciens délégués de la République islamique lors des dernières rencontres de Doha ou de Téhéran, eux-mêmes dirigeants de partis islamistes, comme le célèbre Gulbudin Hekmatyar du Hezb-i-Islami de s’entendre avec les Talibans sur le principe même d’un émirat, voire de rentrer dans un gouvernement élargi, ce qui permettrait aux talibans de dire qu’ils auront respecté leur engagement d’un gouvernement élargi (NDLR : à cette heure le premier gouvernement intérimaire annoncé le 7 septembre est exclusivement constitué de talibans. Mais ces derniers continuent à prétendre qu’ils travaillent à la formation d’un gouvernement « inclusif ». Ils sont pris en tension entre la nécessité de ne pas froisser leur base – les combattants – ne supportant pas l’idée de voir des symboles d’un ancien régime corrompu participer au gouvernement, et celle de donner des gages aux puissances étrangères pour, notamment, débloquer les financements internationaux gelés et faire face à la situation économique et humanitaire catastrophique du pays.)

Pour ce qui concerne les relations entre les talibans et Al Qaïda, il faut remonter au mois d’août 1998. Al Qaïda est alors désignée, à juste titre, responsable des attentats contre les deux ambassades des États-Unis au Kenya et en Tanzanie, qui font 224 morts. Les États-Unis ripostent en envoyant 60 missiles Tomahawk sur la ville afghane de Khost, à la frontière afghano-pakistanaise, où se trouvent des camps d’Al Qaïda et ben Laden lui-même. Le bombardement fait 60 morts dans la population civile. C’est la première fois depuis le départ des soviétiques qu’un bombardement étranger provoque des morts en Afghanistan. Le mollah Omar (NDLR : chef suprême, émir, des talibans de 1994 à sa mort en 2013) furieux, se rapproche d’Al Qaïda, dont il se méfiait jusque-là. On connaît la suite, Al Qaïda va prendre beaucoup d’influence, comme le montrera notamment la destruction des Bouddhas de Bâmiyân, impulsée par Ben Laden. Et ça amènera les talibans à refuser de livrer ce dernier après les attentats de 2001.

Désormais c’est l’inverse. Ce sont les talibans qui dominent Al Qaïda dans la région, depuis qu’en 2005 le Mollah Omar avait chargé Jallaluddin Haqqani de calmer le Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP), un groupe autonome installé sur le fief des Haqqani dans le Waziristan pakistanais, et qui mettait le Pakistan à feu et à sang. Or, le TTP était formé d’une vingtaine de groupes terroristes dont des groupes exogènes d’al Qaida venus d’Ouzbékistan, de Tchétchénie, du Turkestan chinois etc…  Ce qui allait contre les intérêts du mouvement taliban afghan qui dans sa stratégie de reconquête de l’Afghanistan avait besoin d’une base arrière stable du côté pakistanais de la Ligne Durand. Haqqani avait en partie réussi. Les tribus du sud du Waziristân, cessèrent leurs opérations au Pakistan pour se rallier aux talibans afghans dans leur reconquête. Et c’est à ce titre que Serajuddin Haqqani fils de Jallaluddin (mort en 2018), est devenu dès 2016 le n°2 des Talibans, sous les ordres du nouveau et actuel chef Akhunzada, à parité d’ailleurs avec Yaqub, fils de feu Mollah Omar. Entre temps et à partir de 2014, le TTP a été démantelé par l’armée pakistanaise, ses troupes et cellules d’al Qaeda ont fui du côté afghan, dans les provinces frontalières fief des Haqqani où Serajuddin n’a eu aucune difficulté majeure à les contrôler. (NDLR : dans le gouvernement annoncé le 7 septembre, Sirajuddin Haqqani est ministre de l’Intérieur).

Daesh, qui se fait appeler dans la région État Islamique au Khorasan – du nom d’une province persane existant avant la création de l’Afghanistan au 1747 – est en revanche un ennemi mortel des talibans. Il a été créé en 2015 aux alentours de Jalalabad, et comprend très peu d’Afghans. Après avoir été éradiqué de la plupart des provinces par les talibans, le groupe comporte vraisemblablement moins de 2000 membres, dont 700 étrangers. Mais ils sont devenus maîtres dans l’organisation d’attentats suicide pour provoquer un effet de sidération. Comme lorsqu’ils ont attaqué une maternité MSF au mois de mai 2020 dans un quartier chiite de Kaboul, puis commis en mai dernier un attentat contre une école de filles chiites faisant plus de 50 morts. Cela provoque un effet de loupe qui donne l’impression que le mouvement est plus puissant qu’il ne l’est vraiment. Mais les talibans feront tout pour l’éradiquer totalement. A la fois parce que ce sont des ennemis mortels, mais également pour satisfaire les Russes, les Iraniens, les Chinois, qui ont beaucoup plus peur de l’État islamique et de son agenda transnational que des talibans qui ont un agenda strictement national et ne s’intéressent aucunement à la création d’un califat faisant fi des frontières des États-Nations.

Indépendamment des relations entre les talibans et telle ou telle organisation terroriste, ce problème ne pourra pas être réglé tant que le litige entre l’Afghanistan et le Pakistan autour de la Ligne Durand, ce cadeau empoisonné de l’époque coloniale que j’évoquais plus haut, ne sera pas réglé. La fracture qu’elle provoque au milieu des populations pachtounes est génératrice de violence politique. Il faut une solution politique. Cela n’implique pas forcément de remettre en cause la frontière en tant que telle, ce que refusera le Pakistan. Mais il faut a minima réfléchir à des solutions intermédiaires, comme par exemple une frontière ouverte pour les échanges du quotidien, avec les chefs de tribu de part et d’autre de la frontière. Le problème est fondamentalement politique.

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Marina Mesure

Syndicalisme international

Marina Mesure is a specialist of social issues. She has worked for several years with organizations defending workers’ rights such as the European Federation of Building and Wood Workers.

She has campaigned against child labor with the International Labor Organization, against social dumping and the criminalization of unionism. As a famous figure in the international trade union world, she considers that the principle of “equal work, equal pay « remain revolutionary: between women and men, between posted and domestic workers, between foreigners and nationals ».

Marina Mesure, especialista en asuntos sociales, ha trabajado durante varios años con organizaciones de derechos de los trabajadores como la Federación Europea de Trabajadores de la Construcción y la Madera.

Llevo varias campañas contra el trabajo infantil con la Organización Internacional del Trabajo, contra el dumping social, y la criminalización del sindicalismo. Es una figura reconocida en el mundo sindical internacional. Considera que el principio de « igual trabajo, igual salario » sigue siendo revolucionario: entre mujeres y hombres, entre trabajadores desplazados y domésticos, entre extranjeros y nacionales « .

Spécialiste des questions sociales, Marina Mesure travaille depuis plusieurs années auprès d’organisations de défense des droits des travailleurs comme la Fédération Européenne des travailleurs du Bâtiment et du Bois.

Elle a mené des campagnes contre le travail des enfants avec l’Organisation internationale du travail, contre le dumping social, la criminalisation du syndicalisme. Figure reconnue dans le monde syndical international, elle considère que le principe de « travail égal, salaire égal » est toujours aussi révolutionnaire : entre les femmes et les hommes, entre les travailleurs détachés et domestiques, entre étrangers et nationaux ».

Sophia Chikirou

Directrice de la publication

Sophia Chikirou is the publisher of Le Monde en commun. Columnist, director of a documentary on the lawfare, she also founded several media such as Le Média TV and the web radio Les Jours Heureux.

Communications advisor and political activist, she has worked and campaigned in several countries. From Ecuador to Spain, via the United States, Mexico, Colombia, but also Mauritania, she has intervened with progressive and humanist movements during presidential or legislative campaigns.

In 2007, she published Ma France laïque (La Martinière Editions).

Sophia Chikirou es directora de la publicación de Le Monde en commun. Columnista, directora de un documental sobre el lawfare, también fundó varios medios de comunicación tal como Le Média TV y la radio web Les Jours Heureux.

Asesora de comunicacion y activista política, ha trabajado y realizado campañas en varios países. Desde Ecuador hasta España, pasando por Estados Unidos, México, Colombia, pero también Mauritania, intervino con movimientos progresistas y humanistas durante campañas presidenciales o legislativas.

En 2007, publicó Ma France laïque por Edicion La Martinière.

Sophia Chikirou est directrice de la publication du Monde en commun. Editorialiste, réalisatrice d’un documentaire sur le lawfare, elle a aussi fondé plusieurs médias comme Le Média TV et la web radio Les Jours Heureux.

Conseillère en communication et militante politique, elle a exercé et milité dans plusieurs pays. De l’Equateur à l’Espagne, en passant par les Etats-Unis, le Mexique, la Colombie, mais aussi la Mauritanie, elle est intervenue auprès de mouvements progressistes et humanistes lors de campagnes présidentielles ou législatives.

En 2007, elle publiait Ma France laïque aux éditions La Martinière.

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