Cet article fait partie du dossier La fin du libéralisme

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Le néolibéralisme oligopolistique, ressort de l’autoritarisme de Narendra Modi (partie 2)

Voici la deuxième partie de notre travail sur les élections générales indiennes, qui ont débuté ce 19 avril et qui dureront jusqu'au 1er juin et qui verront près de 1 milliard d’Indiens et d’Indiennes se rendre aux urnes pour élire les 545 député·es qui composent la Chambre basse du Parlement, la Lok Sabha. Après une première partie qui analyse la façon dont la démocratie est mise en péril par l’hindouisme politique, cette deuxième partie s'intéresse au capitalisme dit "de connivence" sous Narendra Modi, où la fortune des milliardaires proches du pouvoir dépend de l’accès à des ressources contrôlées par l’Etat.

Charlotte Thomas est politiste, spécialiste de l’Inde.

En échange du soutien de la plupart des grandes familles du capitalisme indien, N. Modi libéralise l’économie indienne pour ouvrir les marchés à ses amis néolibéraux. Il répond en cela à leurs desseins oligopolistiques. Certains parlent d’ailleurs de « croony capitalism », ou capitalisme de connivence, tant l’ascension financière des grands groupes a été fulgurante depuis 2014. Dans une certaine continuité de la politique économique indienne depuis l’indépendance, l’ouverture aux investissements étrangers demeure sélective, et une forme de protectionnisme perdure.

Toutefois, les bénéficiaires de ce protectionnisme ont, eux, changé. Comme le rappelait Jean Jaurès, à une époque où les débats autour des modalités du commerce international faisaient déjà rage, un même mot peut cacher des réalités différentes et une inversion de la hiérarchie des « perdants » et des « gagnants ». Selon comment il est mis en œuvre, le protectionnisme peut ainsi, ou bien profiter à la petite industrie et aux travailleur·ses, ou bien profiter aux grands groupes capitalistes. L’Inde n’échappe pas à la règle. Si jadis ce protectionnisme stratégique avait vocation à protéger une industrie et une agriculture domestiques, ce n’est plus le cas aujourd’hui. A présent, la fermeture de certains segments du marché national aux entreprises internationales vise à préserver des assauts de la concurrence certaines grandes entreprises indiennes. On retrouve ici des accents de la politique commerciale étatsunienne, aux antipodes d’un protectionnisme solidaire qui serait en rupture avec le capitalisme. La même observation est évidement valable pour le capitalisme libre-échangiste qui prédomine notamment dans l’Union Européenne, donc en France. Le néolibéralisme, dans toutes ses variantes, a érigé comme règle première la mise des politiques publiques au service de grands groupes privés. On est loin de la « concurrence libre et non faussée ». Les résultats sont notamment un impact délétère sur la capacité d’innovation des entreprises. 

Dans le cas indien, la prédation de la chose publique au bénéfice du capital est doublement payante pour N. Modi, au-delà même de sa glorification personnelle. Premièrement, en monopolisant les canaux communicationnels, elle socialise durablement la population à l’hégémonie hindouiste. Quand bien même le BJP perdrait le pouvoir politique, un retour à « l’Inde d’avant 2014 » est impossible tant l’effet de cliquet de l’hindouisme politique est puissant. Deuxièmement, en attirant les investisseurs étrangers elle entretient l’attelage évoqué ci-dessus entre politique de l’identité et capitalisme néolibéral. Aussi le récent accord de libre-échange signé entre l’Inde et l’Association européenne de libre-échange (AELE, Suisse, Norvège, Islande, Liechtenstein) ouvre-t-il ces marchés nationaux à la concurrence indienne en ce qui concerne les industries alimentaire, pharmaceutique, médicale, les produits d’ingénierie, etc. Signé au terme de seize années de négociations, cet accord augure peut-être d’une accélération des négociations d’un traité similaire avec l’Union européenne (UE) qui, entamées en 2013, patinent depuis. Ce texte « ambitieux » selon la terminologie bruxelloise porte sur l’ensemble des secteurs de l’économie. Selon la presse d’accompagnement du capitalisme néolibéral, il « ouvrira le marché indien aux Européens ». Mais à quels Européens, et dans quelles conditions ? 

Avec un salaire minimum indien de deux euros par jour (178 roupies), on imagine mal le commerce faire le bonheur des peuples indien et européen dont les travailleur·ses sont ainsi placé·es en situation de compétition mortifère. De fait, le capitalisme néolibéral, qu’il soit mâtiné d’un protectionnisme sélectif comme dans le cas indien, ou pleinement ouvert aux capitaux étrangers comme en UE, ne produit que le désespoir. C’est cela que traduisent les mobilisations sociales qu’a connu le monde agricole en France et en Europe, mais aussi en Inde. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, en 2020 et 2021, l’annonce d’un projet de loi dérégulant le marché agricole a entraîné des mobilisations paysannes d’une ampleur et d’une durée inédites à l’échelle mondiale. Au slogan de « Dilli chalo ! », « Allons à Delhi », des paysan·nes ont rallié la capitale afin d’y organiser un véritable siège de plus d’un an, structuré avec des camps, des cantines, etc. Le gouvernement a renoncé à sa loi, mais n’a pas répondu aux demandes des paysan·nes quant à la mise en œuvre de prix et salaires garantis dans la profession qui connait le plus fort taux de suicide. Par conséquent, et bien qu’elles ne soient pas couvertes par la presse de connivence, les mobilisations ont repris mi-mars

Sans surprise, la déclaration franco-indienne de janvier s’inscrit dans ce cadre de pensée capitaliste néolibérale. Le paragraphe 29 fait référence aux « grandes possibilités encore inexploitées [qui] s’offrent aux deux pays en matière de commerce et d’investissement ». Le 28 indiquait que les deux pays « réitér[aient] leur soutien résolu aux négociations en cours visant à conclure un accord de libre-échange entre l’Inde et l’Union européenne ». Tout est dit et on comprend déjà que les « grandes possibilités » évoquées se feront au détriment des intérêts des peuples. Dans les deux pays, l’écart entre très riches et très pauvres s’accentuent. La déclaration évoque aussi la volonté « d’instaurer un dialogue approfondi sur les enjeux globaux (…) tels que les océans, le changement climatique, la biodiversité, la pollution et le numérique, en mettant un accent particulier sur les cadres multilatéraux ». Mais cet ancrage institutionnel est nié lorsque, quelques paragraphes plus loin, il est fait référence aux différents aux G7 et G20, et au bilatéralisme. Surtout, il n’est nulle part fait référence à l’impératif d’une protection universelle de ces biens communs de l’Humanité, qui serait codifiée par le droit international. C’est aussi ce que dit l’usage de la terminologie « d’enjeux globaux » plutôt que celle de « biens communs ». 

Pourtant, c’est la défense de ces biens cruciaux pour la survie de l’Humanité qui devraient être au principe de l’action commune de nos deux pays. La France, puissance maritime présente sur tous les continents et sous tous les climats, ainsi que l’Inde, puissance démographique de premier plan très soumise aux aléas climatiques, toutes deux s’alliant pour penser un cadre universel de gouvernement mondial de ces biens communs : on imagine la force d’entraînement que cela représenterait ! Et le pouvoir pacificateur de la coopération autour d’enjeux partagés. Pour l’être humain, ce projet est autrement plus enthousiasmant que l’organisation de la compétition de tous contre tous à l’échelle mondiale, qui ne peut mener qu’aux guerres quand ça n’est pas déjà le cas.

C’est aussi à la défense de la paix dans la région Asie – Pacifique que devrait s’attacher la France à travers sa relation à l’Inde. Plutôt que de se mettre à la remorque des intérêts étatsuniens en s’arrimant à leur stratégie dite « Indo-Pacifique », oripeaux grandiloquents pour ce qui est en réalité une guerre commerciale entre Pékin et Washington, Paris devrait faire la promotion de la désescalade alors que la montée des tensions laisse craindre un embrasement généralisé. Les bonnes relations avec N. Modi dont se targue E. Macron devraient être mise au service de la paix. Nos réseaux diplomatiques régionaux également. Comment se taire, par exemple, face au plan pharaonique, et guidé par une vision belliciste et commerciale, que le gouvernement veut mettre en œuvre sur l’archipel de Nicobar ? Le Premier ministre souhaite en effet faire une base militaire de cette île habitée par un peuple encore non-contacté à ce jour. Ce projet impliquerait d’une part l’extinction d’une population – elle n’est pas immunisée contre les maladies dont sont porteurs les Indien·nes du continent. D’autre part, il enverrait un signal délétère à Pékin en participant à armer l’océan Indien. Si des scientifiques du monde entier ont lancé un appel pour s’y opposer, et alors qu’un député insoumis a interpellé le gouvernement à ce sujet, Emmanuel Macron n’a pas profité de sa visite officielle pour dire un mot sur ce projet de l’ancien monde car guerrier, écocide et mortifère. On voit donc résumée à Nicobar la politique actuelle de Paris à l’égard de New-Delhi. Pourtant, une autre relation à l’Inde est possible

Lire notre article : Autoritarisme, identité et néolibéralisme : la démocratie au péril de l’hindouisme politique (partie 1)

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Marina Mesure

Syndicalisme international

Marina Mesure is a specialist of social issues. She has worked for several years with organizations defending workers’ rights such as the European Federation of Building and Wood Workers.

She has campaigned against child labor with the International Labor Organization, against social dumping and the criminalization of unionism. As a famous figure in the international trade union world, she considers that the principle of “equal work, equal pay « remain revolutionary: between women and men, between posted and domestic workers, between foreigners and nationals ».

Marina Mesure, especialista en asuntos sociales, ha trabajado durante varios años con organizaciones de derechos de los trabajadores como la Federación Europea de Trabajadores de la Construcción y la Madera.

Llevo varias campañas contra el trabajo infantil con la Organización Internacional del Trabajo, contra el dumping social, y la criminalización del sindicalismo. Es una figura reconocida en el mundo sindical internacional. Considera que el principio de « igual trabajo, igual salario » sigue siendo revolucionario: entre mujeres y hombres, entre trabajadores desplazados y domésticos, entre extranjeros y nacionales « .

Spécialiste des questions sociales, Marina Mesure travaille depuis plusieurs années auprès d’organisations de défense des droits des travailleurs comme la Fédération Européenne des travailleurs du Bâtiment et du Bois.

Elle a mené des campagnes contre le travail des enfants avec l’Organisation internationale du travail, contre le dumping social, la criminalisation du syndicalisme. Figure reconnue dans le monde syndical international, elle considère que le principe de « travail égal, salaire égal » est toujours aussi révolutionnaire : entre les femmes et les hommes, entre les travailleurs détachés et domestiques, entre étrangers et nationaux ».

Sophia Chikirou

Directrice de la publication

Sophia Chikirou is the publisher of Le Monde en commun. Columnist, director of a documentary on the lawfare, she also founded several media such as Le Média TV and the web radio Les Jours Heureux.

Communications advisor and political activist, she has worked and campaigned in several countries. From Ecuador to Spain, via the United States, Mexico, Colombia, but also Mauritania, she has intervened with progressive and humanist movements during presidential or legislative campaigns.

In 2007, she published Ma France laïque (La Martinière Editions).

Sophia Chikirou es directora de la publicación de Le Monde en commun. Columnista, directora de un documental sobre el lawfare, también fundó varios medios de comunicación tal como Le Média TV y la radio web Les Jours Heureux.

Asesora de comunicacion y activista política, ha trabajado y realizado campañas en varios países. Desde Ecuador hasta España, pasando por Estados Unidos, México, Colombia, pero también Mauritania, intervino con movimientos progresistas y humanistas durante campañas presidenciales o legislativas.

En 2007, publicó Ma France laïque por Edicion La Martinière.

Sophia Chikirou est directrice de la publication du Monde en commun. Editorialiste, réalisatrice d’un documentaire sur le lawfare, elle a aussi fondé plusieurs médias comme Le Média TV et la web radio Les Jours Heureux.

Conseillère en communication et militante politique, elle a exercé et milité dans plusieurs pays. De l’Equateur à l’Espagne, en passant par les Etats-Unis, le Mexique, la Colombie, mais aussi la Mauritanie, elle est intervenue auprès de mouvements progressistes et humanistes lors de campagnes présidentielles ou législatives.

En 2007, elle publiait Ma France laïque aux éditions La Martinière.

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