Le dixième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne a été marqué depuis mi-janvier par des émeutes sur tout le territoire, suivies de larges manifestations plus classiques. Aux revendications classiques pour la « liberté et la dignité », dans la continuité des slogans de la révolution, ce sont additionnés la dénonciation des violences policières et du couvre-feu. Nous nous sommes entretenus à cette occasion avec Alaa Talbi, militant tunisien des droits de l’Homme et directeur du Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES), créée en 2011 pour défendre les droits économiques et sociaux des populations sur le plan national et international. Acteur des mouvements en cours, le FTDES est exemplaire de la richesse d’une société civile tunisienne qui aspire à une autre voie que celle promise par le libéralisme autoritaire.
Arnaud Le Gall : Dans une tribune récemment publiée dans notre journal, Hamma Hammami rappelait que les réels acquis démocratiques de la révolution sont amputés par la persistance de la captation de toutes les richesses du pays par une bourgeoisie tirant ses profits du commerce avec l’extérieur, au détriment des classes populaires et du développement des régions intérieures, d’où était partie la révolution. Partagez-vous ce constat ?
Alaa Talbi : Oui, rappelons qu’en 2008-2009 déjà, l’insurrection du bassin minier de Gafsa, prélude à la révolution, s’est faite contre les choix des politiques économiques centralisées, inégalitaires et génératrices de sous-emploi. Les politiques économiques actuelles s’inscrivent dans la continuité de ce modèle.
Je dirais même que les espoirs nés de 2011 ont finalement mis davantage en évidence la persistance, depuis, des lignes directrices d’un modèle de développement qui ne cesse d’accroitre les inégalités en Tunisie.
Cette contradiction aboutit à des manifestations, notamment à chaque période anniversaire du déclenchement de la révolution, comme celles qu’on voit en ce moment. Il y a certes une dimension territoriale des manifestations qui s’inscrivent dans la continuité des émeutes qui ont éclaté vers la mi-janvier, mais elles ne sont plus limitées aux régions de l’intérieur. Elles couvrent désormais quasiment toute la Tunisie, notamment les quartiers populaires des régions favorisées.
Cela confirme nos analyses du fait que les inégalités se sont aggravées sur tout le territoire tunisien. Il faut également noter le poids des jeunes, qui ont grandi avec les promesses et les espoirs nés de la révolution, et même des mineurs, très nombreux, dans les émeutes qui ont évolué en manifestations. Ces jeunes sont les premières victimes d’injustices, de la lâcheté du pouvoir central qui ne veut plus investir dans l’éducation, dans la santé et les services publics en général. Plusieurs de nos études ont montré que les injustices sont massivement ressenties comme telles, notamment par les plus jeunes.
83% des jeunes considèrent que la société tunisienne est une société d’injustices. 76% considèrent que la classe riche ne respecte plus les pauvres. 69% pensent que l’État néglige la santé, l’économie mais aussi les droits à l’éducation. Surtout, et cela c’est très important, 70 % considèrent qu’ils seront de futures victimes de la violence de l’État soit à travers l’appareil policier soit à travers l’appareil judiciaire.
Arnaud Le Gall : La situation était extrêmement compliquée avant la pandémie. Est-elle désormais critique ? Quels est son impact sur les chiffres du chômage etc. ? Risque-t-elle d’aggraver la dépendance du pays à des créanciers internationaux qui, en retour, lui dictent sa politique économique ? Ou en est notamment le processus d’adoption de l’ALECA (Accord de libre-échange complet et approfondi), dans le cadre duquel l’UE opère un chantage à la dette ?
Alaa Talbi : La pandémie a aggravé la situation économique en Tunisie. Le taux de chômage chez les jeunes de 15 à 24 ans atteint officiellement 35,7% aujourd’hui. Il y a aussi des chiffres montrant que 400 00 postes d’emplois ont été supprimés suite à la crise du Covid19.
La dette extérieure de la Tunisie s’élève à 75% du PIB et pourrait passer à 90% en 2021 (NDLR : selon les critères des agences de notation – dont nous récusons la légitimité mais qui sont un acteur essentiel du système néolibéral international – ce pourcentage peu élevé par rapport à d’autres pays, parfois plus riches, pose problème moins en raison du volume de la dette que des faiblesses structurelles de l’économie tunisienne, comme par exemple la forte dépendance au tourisme, augurant de difficultés à terme à honorer les échéances. La dette publique française dépasse par exemple les 100% du PIB et n’empêche pas la France d’emprunter sur les marchés, parfois à taux négatif, car les capacités à rembourser sont plus forte).
La part du budget alloué au remboursement de la dette atteindra 30 % en 2021. Il n’y a aucune vision politique au gouvernement pour diminuer la dépendance aux créanciers. La semaine dernière, il y a eu une nouvelle réunion pour établir un plan d’action avec le FMI. Alors en 2019 on a réussi à freiner les négociations sur l’ALECA grâce et à une mobilisation de toute la société civile, incluant notamment les agriculteurs, les petits exploitants qui seraient les premières victimes de cet accord. Le processus a été stoppé. Pour l’instant, il n’y a pas de confirmation officielle d’une relance du processus de négociation.
Mais nous savons très bien qu’il y a des initiatives en ce sens. D’autant que l’Union européenne exerce en parallèle une énorme pression, chantage, sur la question migratoire, sur fond d’amalgame entre migration et terrorisme. En pratique, la politique des pays européens et de l’Union européenne vis-à-vis de la Tunisie, se résumé depuis Ben Ali à un chantage : « On va vous aider mais en contrepartie il vous faut surveiller la rive sud de la Méditerranée ». Après la révolution la Tunisie n’a gagné de la part de l’UE que des propos saluant l’« exception tunisienne », le « printemps de jasmin » etc., mais il n’y a eu aucun changement de fond.
Arnaud Le Gall : Vous voulez dire qu’au-delà des mots rien n’a changé dans le fait que l’Europe voit la Tunisie uniquement comme un marché et une menace sécuritaire potentielle ?
Alaa Talbi : Tout à fait !
Arnaud Le Gall : Quelle mesure d’urgence essentielle préconise le FTDES pour inverser la vapeur ? Et ces mesures n’ayant de chances d’aboutir que si elles peuvent s’appuyer sur des forces populaires, de la société civile, comment agréger ces forces qui seules peuvent imposer un changement politique ? On sait notamment que la lutte contre l’ALECA a été, pour l’heure, un succès car elle a agrégé un front allant des salariés aux secteurs concernés du patronat, en passant par les chômeurs etc. Et le FTDES a eu un rôle important dans cette lutte.
Alaa Talbi : Il y a au sein du FTDES tout un département de recherche sur l’économie qui peut servir aux mouvements sociaux, aux acteurs locaux pour faire dans leur plaidoyer. Dans cette logique, nous menons depuis deux ans tout un travail pour proposer un nouveau modèle de développement pour la Tunisie. On l’a appelé « pour une économie verte et bleue ».
Ce travail a été mené dans toutes les régions des 24 gouvernorats. On a fait le tour de la Tunisie, échangé avec des partenaires locaux, des syndicalistes, des représentants des mouvements sociaux etc. Ce travail initial est fini, et on a envoyé aux trois présidents une copie dans l’idée de faire tout un plaidoyer pour que l’Etat reconnaisse que le modèle actuel est contraire à la justice sociale. Ce travail va être un appui pour les mouvements sociaux et les acteurs de terrains qui croient au changement de modèle de développement.
C’est important de mentionner que les acteurs des mouvements sociaux n’ont pas seulement des revendications immédiates. Ils communiquent aussi autour sur la nécessité d’un nouveau modèle de développement sur le long terme. D’autant qu’on a en Tunisie un gouvernement incompétent, une coalition au pouvoir corrompue, une économie à l’arrêt et aussi une police plus criminelle que les émeutiers. Il faut donc proposer un autre horizon.
Actuellement les jeunes émigrent. Et ils partent de plus en plus tôt. 20 % des jeunes émigrés qui arrivent sur les côtes italiennes sont des mineurs. On a des chiffres d’abandon scolaire qui se rapprochent du million depuis 2012. C’est inquiétant. La jeunesse ne croit pas en l’État.
La violence policière s’accroît. À la mi-janvier des mineurs supporteurs d’un club de football à Tunis ont manifesté pacifiquement, mais la police a dispersé la manifestation par en usant de violence physique et d’arrestations arbitraires qui ont touché 179 mineurs. Tout indique que la Tunisie est une marmite prête à exploser. (NDLR : à l’heure où cet entretien est mis en ligne, de lourds soupçons de transfert de matériel de répression, officiellement fourni pour la lutte contre le terrorisme, pèse sur la France . Ce sujet est d’autant plus sensible en Tunisie qu’en 2011 la Ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie avait eu pour premier réflexe de proposer au dictateur Zine el-Abidine Ben Ali l’aide de la France pour réprimer les révolutionnaires).