Arnaud Le Gall et Sacha Yancey
Cette « rectification » est bien un coup d’État visant à interrompre le processus enclenché en 2019 par des manifestations contre le triplement du prix du pain qui ont évolué vers une révolution citoyenne, c’est-à-dire ici une mobilisation pacifique et populaire portant l’exigence d’un changement de régime. S’en était alors suivie la formation d’une coalition de gouvernement entre militaires et civils et le départ d’Omar al-Bashir, dictateur depuis 30 ans.
Depuis 2019 les deux forces ont de nombreuses fois fait état de leurs désaccords. De fait, pour les militaires ayant poussé Al-Bashir à la démission, l’objectif était de conserver la main sur le pouvoir en maintenant l’essentiel des structures sécuritaires. Tout changer pour que rien ne change, selon une pratique maintes fois éprouvée. Pour les civils, l’enjeu était de convertir une prise du pouvoir formel en prise du pouvoir réel afin de mettre en pratique des politiques répondant aux aspirations profondes de la révolution citoyenne.
Ces tensions ont été exacerbées par la crise profonde traversée par l’économie soudanaise marquée par une inflation avoisinant les 400% et des pénuries de nourriture, de carburant et de médicaments, en partie dues aux prescriptions encouragées par le FMI, la Banque Mondiale et les pays occidentaux, États-Unis en tête. Ces derniers ont beau jeu depuis dimanche de dénoncer le coup d’État, alors que leurs exigences ont affaibli le pouvoir civil. Les mesures prises par le premier ministre Abdallah Hamdok pour réformer l’économie, comme la réduction des subventions aux carburants demandée par le Fonds Monétaire International, ont par exemple été impopulaires.
Les militaires, pourtant acteurs clé de l’économie soudanaise, ont fait porter aux civils la responsabilité des mesures impopulaires. Ils ont téléguidé depuis septembre des mobilisations demandant le rétablissement d’un gouvernement militaire censé enrayer la chute brutale du pouvoir d’achat. Mais ces manœuvres grossières qui rappellent que la légitimité populaire, même factice, est une ressource essentielle au Soudan, n’auront pas convaincu la masse des soudanais. Chaque tentative de coup d’État fomentée depuis 2019 par d’anciens cadres du régime d’al-Bashir a été déjouée par de grandes contre-manifestations de soutien au Premier ministre. Et l’espoir repose, une fois de plus, sur les gigantesques capacités de mobilisation citoyenne d’un pays historiquement très politisé et éduqué.
Depuis dimanche Khartoum est remplie de manifestants scandant des slogans pro-démocratie. Les militaires ont fait le choix de la répression, exercée notamment par les « Forces de soutien rapide », une milice paramilitaire dirigée par le général Mohammed Hamdan Daglo, alias « Hemetti »… dont on se souvient qu’elle a reçu des financements et équipements de la part de l’Union Européenne, initialement pour « sécuriser » les frontières.
Les réactions internationales sont contrastées. Les États-Unis et l’Union européenne, tout en ayant imposé une politique économique contraire aux aspirations populaires ayant donc affaibli le pouvoir civil, ont condamné le coup d’État. A l’inverse, l’état-major soudanais se sait soutenu par l’Egypte, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, aux côtés desquels les militaires soudanais étaient entrés en guerre au Yémen en 2015, mais aussi Israël, avec lequel les relations sont en cours de normalisation.
Quoi qu’il en soit, sachant ne pouvoir compter que sur eux-mêmes, les manifestants n’ont pas attendu les réactions internationales pour se dresser contre les fossoyeurs de leur révolution. La puissante Association des professionnels soudanais et les comités de résistance, ainsi que de nombreux syndicats, ont appelé à la désobéissance civile et à la grève générale malgré la répression. Quelle que soit l’issue de cet épisode tragique où se joue l’avenir du pays, le peuple soudanais va montrer qu’il est un des plus politisé et organisé au monde, et fait honneur à cet immense pays trop peu connu.