La propagande ordinaire sur les conflits cessent d’exister ici. Israël ici est allié d’un régime Chiite. D’autres musulmans s’accordent avec les chrétiens orthodoxes arméniens mais les Russes s’en tiennent à distance. Pas conforme tout ça ! La réalité des enjeux de la guerre a du mal à se masquer. Il sent le pétrole, le fric et le colonialisme à plein nez, et sans fard. Dans la tenaille des intérêts régionaux, l’Arménie et les Arméniens sont crucifiés. J’étais sur place cinq jours durant.
Ces cinq jours en Arménie sont passés si vite et si fort ! À Erevan, la capitale, mon programme était plus simple qu’à l’ordinaire. C’était d’abord la participation aux commémorations du génocide en 1915 des Arméniens de Turquie par l’empire ottoman. Une manière d’être solidaires d’une importante communauté française tout en s’inscrivant dans une actualité génocidaire et géopolitique locale et mondiale. D’un point à l’autre il s’agit de mettre en scène l’idée d’une France non-alignée et de de la lutte pour la paix comme d’un programme politique. Mon livre est mon point d’appui puisqu’il intègre cette stratégie dans le contexte d’une analyse théorique globale. Puis j’avais à l’ordre du jour des rencontres politiques de haut niveau. Dont celle avec le président de la République d’Arménie Vahagn Khatchaturyan. Et enfin une conférence sur mon livre « Faites mieux ! » à l’université francophone d’Erevan. Les circonstances y rajoutèrent leur part imprévue. Comme cette rencontre avec un Marseillais historique, le colonel combattant volontaire arménien Gilbert Minassian. Ou cet échange avec un représentant des Palestiniens chrétiens de Jérusalem, Setrag Balian, témoin des persécutions de Netanyahu contre les chrétiens d’orient. Le député insoumis de Marseille Sébastien Delogu avait préparé par plusieurs visites sur place ce moment vécu ensemble, en délégation, dans le cadre d’un travail de fond qu’il a ouvert depuis son élection au Parlement français. Tout cela dans le cadre d’une réorganisation générale de notre action internationale insoumise, désormais coordonnée par le député insoumis Arnaud Le Gall au cœur de toute une équipe organisée par continent et avec le site « Le monde en commun » créé par la députée insoumise de Paris, Sophia Chikirou. Dans le cas présent, les liens qui unissent le peuple arménien martyrisé et la France sont d’autant mieux connus de Sébastien Delogu qu’ils participent à sa propre histoire familiale. C’est à lui que je dois d’avoir réévalué ma compréhension de ce que toute cette histoire a signifié et impliqué pour la vie de notre pays.
Des épisodes spécialement poignants ont marqué notre séjour. Personne ne les avait imaginés. Ainsi quand le passage au cimetière de la capitale pour une fleur à un monument est devenu cette déambulation entre les tombes des jeunes gens morts au combat dans la guerre pour le Haut-Karabakh arménien. Nul d’entre nous n’avait envisagé la présence de ces terribles cohortes de gens en larmes devant les tombes de leurs enfants morts au front. Ni cette rencontre avec des vétérans venus se recueillir sur la tombe de leur copain tué entre eux deux. La mort. Les rangs de tombes ornées d’un mât et d’un drapeau sont là et les photos des morts sont en grand format. La guerre c’est ça. Sébastien Delogu et moi nous sommes restés un moment devant la tombe de ce jeune de 19 ans dont le regard sur la photo nous avait accroché au fil d’une détresse palpable. Morts et désespoir d’autant plus grands qu’ils ne purent combattre vraiment. Car face aux drones israéliens acquis en grande quantité par le régime autoritaire d’Azerbaïdjan d’Aliev (le fils), nourri au pétrole, il aurait fallu mieux que de pauvres pièces d’artillerie de l’époque soviétique. Entre 2016 et 2020, Israël a fourni 69 % des armes importées par l’Azerbaïdjan. En retour, l’Azerbaïdjan fournit à Israël du pétrole et une base pour ses opérations sur l’Iran. L’armée de l’Azerbaïdjan a vu son budget augmenter de 29 fois depuis trente ans et il est désormais quatre fois plus important que celui de l’Arménie. Les morts de ce cimetière ont combattu sans espoir et ils sont morts sans autre effet que la douleur des leurs. Il y a donc beaucoup de colères rentrées dans le regard des gens qui pleurent.
La défaite subie par l’Arménie au Karabakh a produit un nettoyage ethnique inimaginable même par les plus pessimistes. Car des siècles de présence arménienne ont pris fin dans le haut Karabakh. Tout le monde est parti. Cent vingt mille personnes terrorisées par les massacres organisés. Et comme le génocide de 1915 celui-ci a fait école. À Gaza, le même but est visé : tuer jusqu’à ce que ceux qui restent encore s’enfuient le plus loin possible. Mais en Arménie le moment politique du pays est celui de l’onde de choc de ce désastre. Les discussions qui en résultent à propos du bilan portent aussi sur qu’il faudrait faire. Un étranger comme moi n’y a pas sa place. Je m’en suis tenu à distance par respect pour ceux qui me recevaient si amicalement. Et comme d’habitude, à l’étranger nous ne fonctionnons pas seulement dans le registre d’opposants au gouvernement de notre propre pays.
La commémoration du génocide arménien de 1915 est un incroyable moment pour les Arméniens où le passé et le présent fusionnent dans une même douleur publique. Elle s’exprime en particulier par le défilé de la population au monument votif. Un défilé ininterrompu, avec des séquences de nuit et de jours, sans pause, pendant des heures. Et cela dure pendant trois jours. Cette marche, tout le temps silencieuse, coupe le souffle par sa densité, sa tristesse, sa force émotive. Des délégations d’arméniens de tous les pays s’y montrent aussi et les fleurs s’amoncellent par mètres de hauteur autour de la flamme éternelle. Les Arméniens se montrent alors sous un jour si rare dans notre temps : un peuple au trois quart en diaspora auto maintenu par son histoire longue et l’attachement à ceux qui l’ont faite.
Au musée commémoratif, je tombais sur une salle entière de documents en français. Des unes de journaux, des caricatures, des photos. Et un panneau dédié à Jaurès, Anatole France et Clemenceau. Ils ont pris parti pour les Arméniens contre les violences que leur faisait subir le sultan ottoman. Nous avons su alors combien nous étions bien à notre place ici, ces jours-ci. Le texte de Jaurès est celui de son discours à l’Assemblée Nationale en 1896. Il tance le gouvernement français de l’époque à propos des Arméniens. Il se moque du ministre qui consacre son talent oratoire à vouloir les rendre responsables de ce qu’ils subissent. Il annonce que les violences des ottomans iront plus loin si on ne vient pas au secours des Arméniens dès ce moment. Il avait raison, bien sûr. Il n’a pas vu le génocide puisqu’il a été assassiné la veille de la déclaration de guerre de 1914. Mais l’exemple arménien l’avait alerté : la guerre, disait-il, serait totale et industrielle. Elle fut davantage encore.
Le double langage de l’Union Européenne dans ce contexte fend le cœur des Arméniens qui idéalise exagérément l’Europe. Mais l’UE importe environ 80% du gaz qu’elle consomme. Depuis les sanctions contre la Russie c’est le grand n’importe quoi pour compenser ce qui ne peut plus venir à nous. Alors le pétrole et le gaz russe continuent d’arriver en Europe. Ils transitent par l’Azerbaïdjan ou l’Inde, et tout le monde le sait. Le volume de ce pétrole de l’Azerbaïdjan doit encore doubler et devrait atteindre 20 milliards de mètres cubes d’ici 2027 ! La visite en Azerbaïdjan, dans l’été 2022, de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen fut très mal vécue en Arménie. Elle avait qualifié l’Azerbaïdjan de « partenaire fiable ». L’Arménie n’a pas digéré cette formule. Elle dénonce « un deux poids deux mesures » qui est désormais l’image de marque de l’Union européenne compte tenu de ses rabachages sur ses prétendues « valeurs », mille fois étalées mais d’application à géométrie variable. Maintenant il est prouvé que toutes ces « valeurs » s’accommodent tranquillement des génocides ici et là chaque fois que les « valeurs » et l’argent se contredisent. C’est-à-dire : tout le temps. L’Arménie est donc le dos au mur. Le besoin d’aide et de désencerclement n’est pas un vain mot. Des discussions ont commencé avec le voisin agressif pour délimiter en commun les frontières. Un premier poteau a été planté et on doit y voir un espoir de voir le processus aller à son terme. Mais on devine dans quel rapport de force. Le président arménien nous a reçu presque deux heures pour prendre le temps d’exposer le plan de paix entrepris par sa majorité politique. C’est un homme direct : il parle au nom d’un peuple « épuisé par les guerres » selon ses termes. Tout tient pour lui à l’acceptation par chacun des voisins de quelques principes simples mais décisifs. Souveraineté de chacun reconnue, frontières stables et ouvertes à une libre circulation, garanties mutuelles de sécurité. Le tout sous égide de l’ONU. Dans ce contexte, la France est perçue comme une alliée historique . Il s’agit donc pour nous de se montrer à la hauteur. Quand un leader de l’opposition de gauche vient sur place comme je l’ai fait, cela est considéré comme une contribution à l’unanimité des forces politiques françaises sur la question arménienne. Et c’est vrai.
Erevan m’inspirait. En préparant ma conférence à l’université Francophone je trouvais sur cette ville et ces lieux les traces des ondes longues de l’histoire qui m’intéressent au plus haut chef. L’Arménie est située dans l’aire d’influence de l’ancien empire Hittite qui succéda lui-même à l’Âge initial des premières cités connues comme Uruk en Mésopotamie. Les Arméniens eux-mêmes sont directement liés aux peuples de cette époque. Et bien sûr à ceux d’avant. Un fil continu court jusqu’au début de l’Histoire elle-même puisqu’on date celle-ci à partir de l’invention de l’écriture. Elle eut lieu dans cette même aire culturelle il y a plus de 3500 ans avant notre ère. Le musée national où nous nous sommes engloutis pendant deux heures au même étage, regorge de pièces merveilleuses documentant cela jusqu’à sept mille ans avant notre ère. Elles sont d’une qualité sans comparaison avec celles auxquelles nous accédons dans les musées européens. J’y trouvais les prémices des constantes humaines dont résulte « l’ère du peuple », objet de ma conférence. Les premières villes sont sorties de rien sinon d’une décision et d’un plan concerté par on ne sait qui ni pourquoi. Un fait devenu majoritaire pour la population humaine dont la majorité est dorénavant urbaine depuis 2008. Toute la condition humaine en est transformée davantage encore qu’elle le fut à l’époque des commencements. Erevan connaît sa date de naissance par une inscription qui la voit commencer avant notre Rome. La ville ! Cette invention a créé le marché, la production d’excédents, le patriarcat et l’inégalité sociale. Tout est en prémices dans ces âges-là. Une fois de plus j’enrageais contre la datation à partir d’une ère religieuse. Cela fausse le regard en instituant un « avant » et un « après » qui n’ont aucun rapport avec les étapes du changement réel dans la condition humaine. Pour nous l’ère chrétienne place cette frontière à partir d’une naissance dans une sous province de l’empire romain du troisième empereur romain (Tibère). Ainsi sont alors reléguées tout « l’avant », soit 300 000 ans en une sorte d’inaccomplissement confus. Absurde ! L’humanité n’a jamais cessé d’être en pleine possession d’elle-même comme sujet d’histoire. Elle n’a eu ni enfance ni adolescence et notre époque n’est pas celle de sa maturité ni même de son excellence. Je finis par préférer le « before présent » des anglo-saxon qui place l’année 1950 comme le début du présent marqué par les traces des essais atomiques en plein air qui fausse la datation au carbone quatorze. Dans ce cadre le passé est réunifié, admis dans sa diversité non hiérarchisable. Alors la part changeante de la condition humaine peut s’étudier comme un tout. Il peut montrer ses continuités et ses ruptures en relation avec les événements matériels auxquels elle répond au fil du temps long et profond. Ceux-là organisent la réalité, soulignent la continuité des demandes et aptitudes humaines. On voit mieux ce dont on ne sait toujours rien et qui est pourtant notre ordinaire : le besoin d’aimer, de jouer (oh ! ce petit chariot à roulette de 5000 ans !), de peindre, de modeler, de se parer, de s’écrire des lettres et combien d’autres choses toujours engloutis dans les légendes. La valeur inclusive des objets et des désirs qu’ils contentent a trop disparu derrière leur valeur d’échange. Leur valeur d’usage ne la résume pas non plus. Je m’en parlais avant de m’endormir dans la nuit sans sirène ni klaxon de la place centrale d’Erevan. Car ce sont des sujets de mon livre et c’est un heureux hasard de pouvoir y revenir si près des faits qui en sont les sources historiques.
Mes dernières heures sur place à Erevan furent un de ces exemples de poly-présence dont notre époque est désormais coutumière. Quelle expérience excitante ce fut en effet de suivre de quart en quart d’heure à la faveur du décalage horaire les événements de la rue Saint Guillaume et de Sciences Po ! De tweeter et d’avoir au téléphone des protagonistes sur place tout en respirant l’air d’une terrasse de nuit en hauteur sur la place de la République d’Erevan. Je n’en dis rien de plus car ce serait un autre sujet que cette petite note de voyage en temps de génocide. Mais nous fûmes si fiers de ces jeunes gens et de leur détermination finalement victorieuse. Fier aussi de la sagesse qui conclut sans aucune violence, malgré toutes les provocations, le bras de fer victorieux de cet épisode. Et fiers encore de nos amis militants et députés sur place qui assurèrent une telle osmose politique au service de la mobilisation ! Elle est devenue un pilier dans la situation pré-électorale. Suivant l’échec de la « reprise en main » idéologique à la Sorbonne par le discours du président Macron, la pente des événements suit son propre cours. La stratégie mise en œuvre par le mouvement insoumis s’avère être plus correctement liée à la dynamique de la réalité que bien des bavardages entendus à longueur de plateaux de télé. Bien sûr cela ne diminue pas la victoire remportée par la réussite du parti médiatique obtenant la fracturation de La NUPES à coup de pression sur l’aile de centre gauche de la coalition. Bien sûr, nous sommes encore sous l’assaut d’une tentative pour fracturer LFI elle-même en y introduisant des luttes d’écuries présidentielles. Nous souffrons aussi terriblement de la défaite de la bataille des retraites et de l’impuissance palpable à bloquer les réformes anti-sociales que Macron et Le Maire continuent de déployer sans rencontrer de résistance ailleurs qu’au Parlement. Enfin la persistance absurde de l’action strictement séparée du politique et du syndical diminue encore jusqu’à la capacité de résistance aux tentatives d’intimidation de l’extrême droite et de criminalisation du militantisme du pouvoir macroniste. Mais pour autant cela ne suffit pas à inverser la réalité de ce qui s’anime dans la société.
En face, n’existent que trois courants politiques réels. Celui des libéraux que Macron continue de servir avec constance, celui de l’extrême droite qui avance sur ses liants et emballages racistes et xénophobes et nous sur l’arête éco-collectiviste. Le RN vise à dominer la droite tout entière et il réussit fortement dans cette direction. Nous avons visé le bloc des abstentionnistes. Ceux des quartiers populaires et ceux de la jeunesse. Méthodiquement. La campagne des porte à porte géant et de la tournée des facs l’illustrent. On va voir bientôt si cet effort porte ses fruits. Ce dont nous sommes certains au vu du terrain c’est que désormais on peut voir des secteurs où s’est construit une véritable symbiose et une fluidité entre peuple et mouvement insoumis. Cela fera-t-il des votes en nombre suffisant ? C’est notre question.
Au loin, le mont Ararat ne se voit plus le soir tombé. Mais on est bien certain de le revoir au jour levant plus pur que jamais avant que la brume ne se lève de nouveau, elle aussi. La solitude des Arméniens devant le monde des petits et grands intérêts de cette époque est trop injuste. C’est pourquoi il ne faut pas qu’elle dure car sinon elle contaminera aussi la vie des indifférents. Les crimes impunis engendrent d’autres crimes et rien d’autre.