Un autoritarisme qui vient de loin
Depuis la révolution de palais de 1932 ayant aboli la monarchie absolue, le Royaume de Thaïlande est présenté comme une monarchie constitutionnelle, voire comme un modèle de démocratie comparé à ses voisins birman et cambodgien. Derrière cette vision officielle, le pays se caractérise avant tout depuis huit décennies par le rôle octroyé à l’armée et au roi qui se sont autoproclamés garants de la démocratie (Mérieau Eugénie, Idées reçues sur la Thaïlande. Le Cavalier Bleu éditions, 2018). L’armée a ainsi mené au moins 12 coups d’État – sans compter ceux qui ont échoué – depuis 1932, pour certains suivis d’une répression de masse.
En 2014, à la suite d’un coup d’état judiciaire, puis militaire, contre la première ministre Yingluck Shinawatra, sœur du premier ministre Thaksin Shinawatra lui-même renversé par l’armée en 2006, une junte militaire a pris le pouvoir. De « démocratie illibérale » la Thaïlande a glissé de nouveau vers un autoritarisme militaire classique. Une nouvelle constitution a été adoptée en 2016-2017 via un referendum sans campagne contradictoire. Mais l’aggravation des abus de pouvoir depuis son adoption a entraîné une large prise conscience du fait qu’elle a été pensée par et pour l’ancienne junte, et renforce les pouvoirs discrétionnaires du roi.
èOfficiellement dissoute en juillet 2019 après les élections générales, la junte a grâce à ces règles faites sur mesure gardé une influence décisive au sein du commandement des opérations de sécurité intérieure présidé par le premier ministre Prayut Chan-ocha – qui n’est autre que l’ancien chef de la junte -, comme au sein du conseil privé du roi, Maha Vajiralongkorn (Rama X), qui accédé au trône en 2016 à la mort de son père.
La campagne de lawfare de trop contre les partis d’opposition
Toutefois les élections générales de 2019 ont aussi été marquée par l’émergence de nouvelles forces politiques d’opposition, comme le parti social-démocrate Anakhot Mai (Nouvel Avenir), dirigé par Thanathorn Juangroongruangkit. Bien que fils de milliardaire, celui qui dénonce la main-mise de l’armée sur la vie politique et assume d’emblée : « j’appartiens aux 1% [les plus riches] mais je me bats pour les 99% », a porté son nouveau parti à la troisième place avec 18% des voix et 80 députés. Acquis au terme d’une campagne très active tant dans le pays que sur les réseaux sociaux, ce résultat a instillé, tout particulièrement dans la jeunesse, l’espoir du changement par les urnes.
Le mouvement de contestation a été déclenché, fin février, par la décision de la cour constitutionnelle de dissoudre l’Anakhot Mai, avec deux autres partis d’opposition, sous prétexte qu’il avait enfreint la loi sur le financement des partis politiques. Thanathorn Juangroongruangkit a alors appelé à un « grand mouvement de société, une lame de fond qui ne s’arrêtera qu’avec le départ des militaires». Impulsée par les étudiants, et plus largement la jeunesse d’un pays dont 50% de la population a moins de 40 ans, la contestation vient de loin.
Elle s’inscrit dans le sillage d’autres mouvements populaires récents, tel le Front national uni pour la démocratie et contre la dictature, plus connu sous le nom de mouvement des « chemises rouges », né de l’opposition au coup d’Etat contre Thaksin Shinawatra en 2006 et socle des immenses manifestations de l’année 2010. Plus urbanisé, mais partageant avec les chemises rouges leur extériorité par rapport aux réseaux élitaires traditionnels, le mouvement actuel assume cet héritage.
Même si le gouvernement a joué une partition paternaliste vis-à-vis des « petits frères » étudiants qui n’auraient rien à voir avec les paysans du nord, forces vives des chemises rouges, accusés d’être des « communistes ». Qu’à cela ne tienne, les manifestations ont redoublé d’intensité en juin après le meurtre, à l’évidence commandité par le pouvoir, de Wanchalearm Satsaksit, figure des chemises rouges en exil au Cambodge. Si les étudiants sont donc à la manœuvre, pour ne pas donner à l’armée l’occasion de diaboliser un mouvement dont la « pureté » rend plus difficile une répression sanglante, la filiation est claire entre ces deux soulèvements se revendiquant du peuple.
Mise en cause de la monarchie et bras de fer constituant
Organisés autour de collectifs comme Free Youth ou Bad Student, les étudiants ont formulé dès juin trois demandes consensuelles : dissolution du parlement ; écriture d’une nouvelle constitution ; fin de la répression des opposants politiques. Au-delà de ces revendications calibrées pour une audience de masse, les critiques contre le roi, et non seulement le premier ministre, ont atteint une intensité inédite.
En s’auto-confinant dans un hôtel de luxe en Allemagne, d’où il n’est rentré qu’en octobre, le roi a amplifié sa déconnexion avec les Thaïlandais malmenés par les conséquences sociales et économiques du COVID-19, en raison notamment de l’arrêt du tourisme. Sa fortune personnelle, estimée à plusieurs dizaines de milliards de dollars, est mise en discussion dans l’un des pays les plus inégalitaires du monde. Auparavant taboue, la nécessaire séparation des biens personnels du roi de ceux de la couronne est évoquée par les contestataires.
Si les manifestants ne souhaitent pas renverser la monarchie – ou du moins ne brandissent pas un mot d’ordre pour l’heure inaudible – ils exigent sa réforme profonde, conjointement à la démission du Premier ministre artisan de la constitution en vigueur. Gouvernement hérité de la junte militaire et monarchie sont pleinement perçus comme les deux faces d’une même médaille, ce qui n’a pas toujours été le cas dans l’histoire thaïlandaise. Fin de l’inviolabilité du roi, suppression du crime de lèse-majesté, souvent réutilisé comme motif d’accusation des opposants politiques alors qu’il avait été aboli en 1932, ou encore abolition du conseil privé du roi sont avancées. L’enjeu pour les manifestants est bien de faire advenir une véritable monarchie constitutionnelle réduisant les pouvoir du roi, et l’empêchant d’interférer de manière discrétionnaire dans les affaires de l’État.
Face à l’extension d’une contestation qui touche désormais tout le pays, le gouvernement n’a eu d’autre choix que de proposer une nouvelle réforme constitutionnelle pour garder le contrôle de la situation. Si ce choix a renforcé la dynamique constituante, et est donc une première victoire, il implique également une poussée contre révolutionnaire portée par les « ultra » royalistes. La « réforme » constitutionnelle proposée par le gouvernement épargne méthodiquement les pouvoirs du roi et les institutions mises en place par la junte, notamment la chambre haute du Parlement qui contrôle au moins formellement la réforme constitutionnelle. Les différentes propositions citoyennes ayant été écartées, et le pouvoir étant illégitime aux yeux du peuple, le processus de réforme constitutionnelle encadré par le parlement est au point mort.
« Crise sanitaire » et répression
Cette élaboration en catimini d’une prétendue nouvelle constitution, conçue avant tout pour gagner du temps, va de pair avec une intensification de la répression. Si le détournement de la crise sanitaire à des fins autoritaires est une pratique générale des oligarchies nationales de par le monde, le pouvoir thaïlandais aura lui été jusqu’à inventer cette crise pour tenter de confiner le mouvement social. Alors qu’aucun cas de Covid-19 n’a été recensé entre mai et août, et que le pays a été peu touché par l’épidémie, le gouvernement a pris de nombreuses mesures « d’urgence sanitaire » visant à limiter les rassemblements et à permettre l’arrestation de ceux qui prenaient le risque de les maintenir.
Des leaders politiques comme Thanathorn Juangroongruangkit, des avocats et universitaires partisans du mouvement etc., sont sous le coup de procédures judiciaires pour outrage ou sédition. L’état d’urgence a été également servi à museler les médias d’opposition, temporairement censurés et fermés par décret, avant que cette mesure soit suspendue face à l’émoi général qu’elle a provoqué.
Plus les manifestations s’intensifient, depuis l’automne, plus le gouvernement renforce l’état d’urgence au prétexte d’éviter une épidémie. Cette spirale répressive est une stratégie à quitte ou double pour le gouvernement. Il sait pouvoir compter sur le silence de l’essentiel de la « communauté internationale », dont les principaux représentants auto-proclamés sont eux-mêmes caractérisés par leur libéralisme autoritaire. Et l’appui au pouvoir du puissant voisin chinois, qui a profité du coup d’Etat de 2014 pour accroître ses activités économiques en Thaïlande, étape d’une des « nouvelles routes de la soie », pèse dans la balance. Il est donc possible que l’armée intervienne directement, comme en 2014, pour mettre fin à l’impasse politique en suspendant la démocratie.
Mais rien n’est écrit, tant cette voie semble sans issue face à une vague dégagiste qui se nourrit aussi de la fuite en avant d’un régime chaque jour plus impopulaire. Quand certains leaders des manifestations subissent la répression et sont empêchés de quelconque manière, d’autres les remplacent. Cette protestation s’inscrit bien dans le sillage des révolutions citoyennes qui ont émergé partout dans le monde depuis une dizaine d’années.
Comme ailleurs, il ne s’agit pas « seulement » pour le peuple thaïlandais de tourner la page d’un régime autoritaire mais bien, ce faisant, de se redéfinir comme un peuple souverain. Il demande qu’on le respecte, comme l’illustre la gestuelle symbolique des trois doigts levés, en référence à la trilogie cinématographique Hunger Games, signe à la fois de défiance envers le gouvernement et de respect et de fraternité entre les participants aux manifestations. Écraser une telle aspiration qui ne peut être confinée serait une décision lourde de conséquences pour le régime.