Arnaud Le Gall : Le 5 juin, puis le 19 juin, des centaines de milliers de maliens ont manifesté à Bamako, et dans d’autres grandes villes lors de la seconde manifestation, pour réclamer le départ du président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), suite notamment à l’inversion de certains résultats des récentes élections législatives au profit de la majorité présidentielle. Cette demande démocratique est-elle conjoncturelle ou renvoie-t-elle à une colère générale contre le « système IBK », dans un pays où la crise sociale, économique, sécuritaire, s’aggrave depuis des années ?
André Bourgeot : On n’avait jamais vu une manifestation d’une telle ampleur, avec une diversité extrêmement importante. Ce mouvement demande la démission du président de la république et de tout son système. Les opposants ne veulent pas simplement négocier la démission de la cour constitutionnelle ou l’organisation de nouvelles élections. La coalition est unanime là-dessus, ils veulent la démission du président de la république et de tout son système. Une des preuves qui va dans ce sens c’est qu’ils n’ont pas du tout accepté la reconduction du gouvernement Boubou Cissé [NDLR : Boubou Cissé est premier ministre depuis avril 2019].
C’est une situation complètement inédite.
Par-delà la mise en avant de telle ou telle figure, comme l’imam Dicko – conservateur qui focalise l’attention de certains organes de presse le caricaturant en wahhabite pour discréditer ce mouvement populaire – au grand mépris des responsables politiques de la coalition, comme le leader de gauche Oumar Sissoko, ce mouvement incarne toute la diversité du peuple malien. C’est sa grande force. Il donne à voir une possibilité de reconstruction, même si embryonnaire, de la nation.
ALG : Pourquoi demandent-ils le départ de l’ensemble des personnalités qui incarnent « le système » ?
AB : Parce que le mouvement du 5 juin-Rassemblement des Forces Patriotiques (M5-RFP), ne fait pas seulement référence au tripatouillage électoral auquel vous avez fait référence. Le communiqué intitulé « Déclaration du peuple malien » publié après la manifestation du 5 juin évoque la « gestion désastreuse de la crise multidimensionnelle, sécuritaire, politique, sociale, scolaire, sanitaire etc. », que traverse le pays.
Les acteurs de cette coalition sont à ce stade très clairs là-dessus, ils ne veulent pas négocier quoi que ce soit dans le cadre fixé par la présidence actuelle. Ils s’attaquent aux institutions, et s’ils mettent en place un gouvernement de transition, c’est le gouvernement de transition qui sera chargé de mettre en place de nouvelles institutions et, probablement, de procéder également à une révision constitutionnelle.
Mais toute révision constitutionnelle se heurtera aux termes des Accords de paix d’Alger de 2015 [NDLR: fruit d’une médiation menée notamment par l’Algérie, pays frontalier du Mali, l’Accord d’Alger a été signé en 2015 entre l’Etat malien, incarné par le Président actuel, et plusieurs groupes armés impliqués dans la guerre qui déchire le nord et le centre du pays. Il n’a pas permis depuis l’amélioration de la situation sécuritaire]. Cet Accord rejeté par le M5-RFP, et la quasi-totalité du peuple malien, va complètement à l’encontre des intérêts nationaux du Mali.
ALG : Pourquoi ces Accords d’Alger, promus par l’Algérie et la France, ne répondent-ils pas aux intérêts nationaux du Mali ?
AB : Ils favorisent d’une manière très sensible la coordination des mouvements de l’Azawad, rebelles indépendantistes utilisés à l’origine pour lutter, très inefficacement…, contre les djihadistes. Et surtout ces Accords n’ont jamais été discutés au sein de l’assemblée nationale. Il y a un mécontentement très fort. De fait ils ont été plus imposés par des forces étrangères que par des directives du gouvernement malien. C’est une des faiblesses institutionnelles de ce gouvernement et de cet État. Même si le refus des Accords n’est pas au premier rang des revendications du M5-RFP, il plane sur les débats.
ALG : Certains disent que ces Accords de 2015 portent en eux-mêmes la partition du pays, notamment en donnant des pouvoirs extrêmement larges aux présidents de région ?
AB : Oui, mais on peut déjà parler de partition de facto. Par exemple Kidal est géré de manière totalement indépendante, y compris depuis l’arrivée de l’armée malienne reconstituée en février dernier, comprenant un tiers d’ex-rebelles indépendantistes non djihadistes intégrés dans les forces armées maliennes. Ces ex-rebelles indépendantistes ont déserté quinze jours ou trois semaines après, pour rallier les indépendantistes de la coordination des mouvements de l’Azawad. De facto, il y a une partition. Ils prévoient notamment des régions-États complètements autonomes dont les présidents aux larges pouvoirs seraient élus au suffrage universel direct selon les mêmes modalités que le Président de la République, et n’ayant donc quasiment aucun compte à rendre à l’Etat central. Ces Accords sont porteurs de formes particulières de fédéralisme. Je n’ai pas de position de principe contre le fédéralisme, mais le fédéralisme ne peut fonctionner que dans le cadre d’un État solide. Or l’État malien est dans un en état complet de déliquescence. Donc ces accords, revendiqués surtout par les puissances étrangères, la communauté internationale, n’ont pas d’adhésion populaire.
ALG : Pendant ce temps l’armée française est enlisée au Mali, engagée depuis janvier 2013 dans une « guerre au terrorisme » sans stratégie cohérente. Elle a annoncé début juin avoir éliminé Abdelmalek Droukdel, chef d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI). Si cette information n’a pas de lien direct avec la manifestation évoquée plus haut, cet évènement n’interroge pas moins l’articulation entre la situation politique au Mali et la présence militaire française. Est-ce que la présence militaire française est remise en question par les centaines de milliers de personnes qui ont manifesté ?
AB : Je ne crois pas qu’on puisse attribuer de lien organique entre cette marée populaire du 5 juin et l’objectif d’un départ des forces françaises. En revanche il y a un mouvement au sein du M5-RFP qui demande la renégociation avec les autorités politiques et militaires françaises. Cela n’est pas la même chose.
Même si la France a indubitablement perdu énormément de crédit depuis janvier 2013, il n’y a pas de courant majoritaire qui dise « maintenant ça suffit il faut que les armées étrangères partent ».
Ils sont conscients du fait qu’il y a une extension des groupes armées salafistes djihadistes partout en Afrique de l’Ouest, et qu’un retrait trop rapide leur ouvrirait la route du pouvoir. Le problème qui va se poser si un gouvernement de transition arrive au pouvoir, sera probablement la renégociation du traité de coopération en matière de défense signé en juillet 2014 entre le Mali et la France. L’intervention française repose sur une vision exclusivement militaire, et ne correspond pas du tout aux réalités locales et nationales. Vous avez affaire à des groupes armés très mobiles, qui occupent surtout la brousse, diffusent des informations et de la propagande dans des régions où l’État est absent. Aucune société ne peut survivre sans ordre, et eux ils arrivent, porteurs d’ordre, donc effectivement il y a parfois une sorte de soutien local de la part de populations pourtant terrorisées par les propos tenus par les djihadistes. Ces derniers leur disent la chose suivante : « les militaires étrangers ne nous connaissent pas, les militaires maliens ne nous connaissent pas. Si nous avons, nous, des combattants de la foi qui se font tuer, ce sera donc vous, villageois, qui en aurez la responsabilité puisque vous seuls nous connaissez. Cela signifie que vous nous aurez dénoncés. Donc on reviendra et on vous tuera ». Quand on entend des propos comme ça effectivement on fait très attention !
Vous voyez c’est d’une complexité redoutable. Mon point de vue personnel c’est que dans la situation actuelle des rapports de forces politiques, le retrait immédiat des militaires français ne serait pas une bonne chose parce que les armées nationales n’ont pas le capacité de lutter contre ces groupes armés djihadistes.
ALG : Après la mort de 13 soldats français au Mali le 25 novembre dernier, la France insoumise a suggéré un calendrier de retrait progressif (lire entretien de Bastien Lachaud pour le Journal de l’Insoumission et analyse de Jean-Luc Mélenchon sur son blog).
Un retrait immédiat mettrait en effet le pays dans un chaos encore plus grave. Mais il n’en reste pas moins que la liquidation du chef d’AQMI ne suffira pas à anéantir des mouvements combattants d’une grande agilité tactique, et dont le recrutement ne se tarit pas. Au moins 24 soldats maliens sont d’ailleurs morts le 14 juin dans une attaque menée par des djihadistes. Quelles décisions devrait prendre dans l’immédiat, et à plus long terme, un gouvernement français qui tiendrait compte de la réalité d’un conflit ingagnable par la seule voie militaire ?
AB : Jusqu’à présent, il y a eu des erreurs stratégiques politiques et militaires françaises, qui sont à côté des réalités. Il faut repenser, refonder la nature des relations, y compris politiques. Il faut se dégager de cette tutelle de la France sur certaines orientations politiques et économiques qui s’exercent sur l’ensemble de l’espace Saharo-Sahélien. Il faut une réflexion en profondeur, qui aille bien au-delà de l’initiative d’Emmanuel Macron quand il a réuni les chefs d’état de l’espace Saharo-Sahélien à Pau en janvier dernier. On voit bien que cette énième réunion n’a débouché sur rien de positif jusqu’à maintenant. Les armées nationales qui composent le G5 Sahel sont d’efficacités assez inégales d’une part, et d’autre part chaque armée joue aussi sa carte nationale. Le G5 Sahel n’a donc pas été pensé d’une manière véritablement stratégique. Enfin, son financement n’est pas encore complètement acquis. Si vous conjuguez ces points faibles, cela ne peut pas fonctionner.
Il ne faut donc pas une simple révision, mais une refondation structurelle totale de la présence politico-militaire des puissances étrangères dans l’espace Saharo-Sahélien.
Et pas simplement sur le Mali, car ce qui se passe au Mali fait déjà tache d’huile dans la région. Pour étayer un peu mon argumentation, il faut indiquer également qu’il y a une réorientation pour ces groupes armés djihadistes dans le cadre d’une compétition entre d’un côté le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), né en 2017 de la fusion de la plupart des groupes djihadistes nationaux maliens et dirigé par Iyad Ag Ghali, et de l’autre côté l’État Islamique au Grand Sahara (EIGS). Ce dernier marque des points, à l’occasion d’affrontements avec le GSIM qui ont été meurtriers au profit de l’EIGS.
C’est d’ailleurs peut-être une des raisons pour lesquelles le chef d’AQMI s’est déplacé depuis ses maquis du nord de l’Algérie et a traversé tout le Sahara pour se rendre au Sahel. Sinon je ne vois pas pourquoi Abdelmalek Droukdel fondateur d’AQMI, aurait pris un tel risque qui lui a finalement été fatal. Combattant djihadiste depuis la décennie noire en Algérie, ce n’était pas un gamin inexpérimenté.
Cela pose la question de l’influence du djihad global sur les djihads nationaux et locaux [NDLR : comme cela a pu ou peut encore être observé en Afghanistan, en Syrie, Irak, et Libye notamment, où les djihadistes ayant un agenda local et ceux ayant un agenda global se combattent]. Il a peut-être fait ce déplacement pour procéder à une réorientation des pratiques du GSIM, affilié à AQMI. J’ajouterais qu’on n’a pas pu le tuer sans renseignements très précis émanant des forces maliennes et françaises, mais surtout des renseignements américains, qui maitrisent le renseignement sur l’ensemble de cet espace-là. C’est dans ces circonstances là qu’ils ont réussi à identifier et à localiser Abdelmalek Droukdel. Pourquoi n’est-on pas en mesure de localiser Iyad Ag Ghali, qui a beaucoup plus d’emprise au Mali que n’en avait Droukdel, avec les mêmes pratiques ? Quand je leur pose cette question, cela fait blanchir les gens qui ont des uniformes avec des gallons, car ça questionne sérieusement la pertinence de la stratégie mise en œuvre.
ALG : Revenons sur les causes économiques et sociales de la situation, qui sont cruciales. On ne peut certes pas attendre la fin du capitalisme néolibéral pour essayer d’améliorer la situation, mais pour autant au Mali la déliquescence de l’État remonte à loin, au moins aux plans d’ajustement structurels du Fonds Monétaire International (FMI) imposés par les néolibéraux dans les années 1980 et 1990. Les actions actuelles de l’agence française de développement (AFD), souvent présentées par le gouvernement français comme le pilier économique et social de la lutte contre le djihadisme sont-elles convaincantes ?
AB : Certainement pas. S’il y a un gouvernement de transition, je suis convaincu, ce n’est qu’une conviction mais mes convictions reposent souvent sur des bases concrètes, qu’il y aura renégociation des accords de coopérations. Le Mali n’est pas un pays pauvre en terme de ressources, y compris en terme de ressources extractives. Mais en définitive l’Afrique est, dans la division internationale du travail, avant tout un réservoir de ressources naturelles. Les puissances étrangères interviennent dans le réservoir, mais toute transformation locale et nationale de ces ressources, seule créatrice d’emploi, est bridée. Ce réservoir est exploité par des puissances étrangères sans qu’il n’y ait de retombées nationales. Alors oui, il y a des dispositifs de « lutte contre la pauvreté », mais qui génère la pauvreté ? Vous avez fait référence aux plans d’ajustements structurels du FMI et de la Banque Mondiale, on ne peut pas dire que ça ait été un succès pour les populations locales. Ensuite, il y a eu le problème de la dévaluation du Franc CFA. Vous avez aussi les coups d’état militaires à répétition. Il y a aussi les problèmes d’ordres climatiques qui ont eu des conséquences politiques. De graves sécheresses se sont transformées en famines de 1969 à 1973 ensuite de 1984 à 1986. Tout cela fait en sorte que les États indépendants n’ont pas eu les possibilités d’affirmer leur souveraineté et autorité sur l’ensemble des territoires nationaux. Dans ces circonstances, les parties territoriales les moins contrôlées sont bien-sûr les confins sahariens. Ce qui amène au problème des frontières. Les stratégies des groupes armés djihadistes se sont sensiblement réorientées. Ils ont commencé par déstabiliser les pouvoirs centraux depuis le septentrion (nord) malien.
Maintenant, la déstabilisation des États se fait au niveau des frontières, et une nouvelle opération militaire qui s’appelle Takuba qui s’occupe de lutter contre l’État Islamique au Grand Sahara (EIGS) au niveau des trois frontières composées par le Mali, le Niger et le Burkina Faso. De nombreux autres pays de la région sont d’ores et déjà touchés, voire destabilisés, par les attaques djihadistes.
Si on ajoute cela à certaines dynamiques analogues dans l’est de l’Afrique, on voit bien que c’est une grande partie du continent qui est concernée.
ALG : les djihadistes ont donc commencé leur avancée depuis le nord malien. Ils y étaient présents de longue date puisque de nombreux djihadistes algériens avaient trouvé refuge aux confins de l’Algérie et du Mali au début des années 2000. Mais il y a un avant et un après l’intervention de 2011 en Libye je crois. Quelle est la responsabilité de la guerre menée en 2011 en Libye dans la situation actuelle ?
AB : L’intervention militaire franco- britannique, puis de l’Otan, a affaibli puis détruit le régime de Kadhafi. Sans me prononcer sur le personnage et sa politique, ce régime avait de fait un rôle stabilisateur dans l’ensemble de la sous-région. A partir du moment où il y a eu cette intervention pour défendre l’opposition libyenne, mais que l’objectif réel, affiché notamment par Hilary Clinton à Tripoli, était de tuer Kadhafi… Après le meurtre de Kadhafi, nous avons été un certain nombre sur les ondes à attirer l’attention sur le fait que cette situation en Lybie allait déstabiliser tous les pays ayant une frange saharienne. On ne s’était pas complétement trompé, on voit bien désormais les conséquences de cette intervention. Alors quand vous dites cela aux diplomates, ils vous disent : « oui c’est vrai, mais il aurait fallu qu’on assure d’avantage les conséquences de cette intervention ». Un service après-vente en quelque sorte, pour éviter selon eux le délitement, si tant est que c’eut été possible au regard des conditions initiales de l’intervention.