Hadrien Clouet : Pourquoi s’intéresser aujourd’hui au Bloc de l’Est en 2021, et plus spécifiquement à une institution oubliée du grand public comme le COMECON ?
Simon Godard : Si le livre porte sur le Conseil d’assistance économique mutuelle, c’est-à-dire une organisation unissant la plupart des pays qui se revendiquaient socialistes et membres du bloc soviétique, je l’utilise pour répondre à la question suivante : que signifie être internationaliste dans ces pays ? Initialement, j’ai plutôt travaillé sur l’histoire des institutions européennes et la manière dont elles transforment les individus qui y évoluent. J’ai trouvé intéressant de retourner la perspective sur le bloc socialiste et d’y poser les mêmes questions qu’on adresse à l’Europe de l’Ouest.
En effet, on a largement considéré que la coopération socialiste était forcée et contrainte par l’URSS. Comme l’indique une blague est-européenne, les pays socialistes s’appelaient mutuellement « pays frères »… car on ne choisit pas sa famille ! Mais je me demandais à quel point c’était vrai – est-ce que des individus n’ont pas vraiment été convaincus qu’on allait changer la vie des populations européennes avec l’internationalisme ? J’ai donc entrepris d’étudier le COMECON, une organisation bureaucratique, où des fonctionnaires internationaux ont travaillé dans une petite bulle durant des décennies. Certes, le livre éclaire un peu mieux l’histoire du COMECON, méconnu et caricaturé, mais surtout, j’analyse comment les fonctionnaires qui se disent internationalistes élaborent des politiques multilatérales. C’est une autre manière de voir le Bloc de l’Est.
C’est-à-dire que l’Union soviétique ne tirait pas toutes les ficelles au détriment des États socialistes ?
Effectivement : l’URSS se juge souvent perdante. On peut comprendre cet enjeu de deux manières. Une première perspective est celle des « coûts de l’Empire » – comme pour les USA avec le plan Marshall –, à savoir que l’URSS aurait réalisé au lendemain du choc pétrolier que ses dépenses de prestige géopolitique coûtaient beaucoup trop cher. Elle aurait alors durci le ton et négocié le prix de sa participation pour tirer profit économiquement du COMECON.
Pour moi, en réalité, ça ne se présente pas du tout ainsi. Il n’y a pas de débat « coût / bénéfice », car l’URSS n’envisage jamais de quitter le COMECON. Bien sûr, Nikita Khrouchtchev pratique la provocation. En 1962-1966, lorsque se déclenche un débat sur l’octroi de compétences supranationales au COMECON (en parallèle du débat ouest-européen autour de la CEE !), il interroge brutalement ses partenaires socialistes : « l’URSS pourrait vivre toute seule, mais quels autres pays vous achèteront vos produits ? Comment trouverez-vous d’autres pigeons ? ». Cependant, cette menace n’est guère prise au sérieux. Ce n’est qu’à partir du choc pétrolier que l’URSS en a vraiment assez de vendre le pétrole à des prix préférentiels aux démocraties populaires.
Dès lors, les soviétiques soulèvent l’idée d’un « intérêt commun » des partenaires – exactement comme la Communauté européenne à la même époque. C’est-à-dire qu’il ne faudrait pas voir le COMECON comme une simple addition d’intérêts nationaux, mais plutôt comme une organisation qui les dépasse et peut désavouer un membre dans l’intérêt de la communauté. L’URSS ne supporte plus les contestations permanentes des autres gouvernements socialistes et compte ainsi les stopper, avant de dévitaliser progressivement l’organisation, en créant des structures parallèles, comme les foires commerciales dans les années 1980. Elle va même jusqu’à proposer la transformation des commissions permanentes du COMECON – l’équivalent des directions générales de la Commission européenne – en centrales d’achat, qui agiraient dans une logique marchande pour constituer de super-entreprises transnationales socialistes.
Qu’est-ce que le COMECON a de particulier par rapport à des organismes européens, la CEE (Communauté économique européenne) puis l’UE (Union européenne) ?
Il y a plusieurs points de divergence entre ces deux types d’organisations, qui visent l’intégration économique. D’abord, l’objectif du COMECON n’est pas de construire un bloc de l’Est, face à un bloc de l’Ouest. Au contraire, il a d’abord été pensé pour coordonner les pays de l’Est dans leur relation avec l’Ouest. Alors que le but premier de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) et de la CEE (Communauté économique européenne), quant à elles, est bien de bâtir un bloc de l’Ouest sous influence des USA, suffisamment fort pour tenir tête aux Soviétiques. Donc le COMECON réunit des pays socialistes qui craignent en 1949 d’être marginalisés. Puis, à partir des années 1950, ses fonctionnaires tentent de créer une organisation qui aurait du sens – passer de l’Europe socialiste en soi à l’Europe socialiste pour soi ! Pour cela, les échanges anciens avec l’Ouest sont progressivement rompus et des facteurs de croissance sont identifiés chez les autres partenaires socialistes en dépit de toutes les difficultés de la reconstruction. Dans la décennie qui suit, on atteint l’apogée des échanges Est-Est. Mais par rapport à la CEE, ce sont des pays qui souhaitent moins coopérer qu’éviter de se faire concurrence.
« Le COMECON est une organisation vitrine qui incarne et illustre la solidarité socialiste. Il oppose aux organisations ouest-européennes un modèle équivalent à l’Est.«
Ensuite, sur le plan institutionnel, le COMECON n’est pas une organisation supranationale, comme la CEE. Il s’agit d’une organisation intergouvernementale, dans laquelle tous les pays disposent d’un droit de veto. Cela pose des problèmes assez redoutables en matière de solidarité au milieu des années 1960-1970. D’autant qu’initialement, l’organisation a très peu de pouvoir : elle le construit progressivement en étendant sa bureaucratie.
Finalement, le COMECON est une organisation vitrine qui incarne et illustre la solidarité socialiste. Il oppose aux organisations ouest-européennes un modèle équivalent à l’Est. Cela explique sa survie, en dépit des doutes et des conflits internes. Aucun pays socialiste ne peut – pour des raisons géopolitiques – abandonner une organisation qui incarne leur solidarités en actes. D’autant que le COMECON rassemble des gouvernements, pas des partis communistes. Cela le rapproche des institutions ouest-européennes… et le normalise !
Ainsi, on peut bâtir une chronologie très similaire des institutions ouest-européennes et du COMECON. La fameuse stratégie de la chaise vide, engagée par De Gaulle dans les années 1960, ressemble à la stratégie roumaine inversée, qui consiste à siéger à toutes les réunions pour bloquer un maximum avec son veto. Dans les deux cas, un gouvernement, seul, pèse sur l’organisation en faisant valoir des opinions très tranchées.
De même, le COMECON aussi bien que la CEE ouest-européennes connaissent une commune inflexion géopolitique : initiées par une superpuissance (Moscou ou Washington) pour constituer un bloc, elles s’émancipent toutes les deux de leur tutelle – ou du moins elles en atténuent l’influence.
Mais contrairement à la CEE, il n’y a pas de continuité territoriale, puisque Cuba et le Vietnam sont membres…
C’est vrai, mais leur appartenance est très formelle. À partir de 1962, il ne faut plus être européen pour adhérer au COMECON. Et effectivement, en 1984, la session annuelle est accueillie à La Havane. De plus, les fonctionnaires internationaux de ces pays en poste au COMECON sont des internationalistes convaincus, qui contribuent autant à la vie de l’organisation que leurs collègues Est-Allemands ou Polonais. Mais si leur intégration professionnelle est indéniable, l’intégration économique est factice : ces pays ne contribuent presque pas à l’organisation. La somme des contributions de Cuba, du Vietnam et de la Mongolie n’atteint pas 2% du budget du COMECON – alors qu’il y a 40 millions de Vietnamiens et 17 millions d’Est-Allemands.
Cette distance crée des controverses. Lorsque le COMECON propose que la RDA installe une usine de vélo au Vietnam, le gouvernement Est-Allemand proteste immédiatement auprès du secrétaire général : « On n’a pas les moyens d’en produire pour nous, on ne va pas à construire pour les Vietnamiens ! ». A l’inverse, plusieurs rapports expliquent que Cuba n’envoie que les ananas ou les citrons les plus petits et les moins beaux aux pays de l’Est. Cet élargissement international n’est pas non plus du goût de tout le monde. La Tchécoslovaquie est farouchement contre, mais l’URSS parvient à l’imposer à chaque étape : la Mongolie pour menacer la Chine après la rupture de 1961, Cuba pour menacer les USA, le Vietnam pour parfaire l’encerclement de la Chine.
En fait, on pourrait dire que le COMECON joue un rôle d’aide au développement institutionnalisée… mais que l’URSS parvient à facturer. Par exemple, lorsqu’elle envoie du pétrole à Cuba, il y a toute une négociation complexe : l’argent part au Venezuela, qui envoie le pétrole à Cuba, qui envoie le sucre à l’URSS. Mais la somme initiale est inscrite sur l’aide au développement soviétique !
L’intérêt d’une répartition des États-membres sur plusieurs continents permet en outre d’être reconnu comme organisation internationale, plus uniquement régionale, et d’accéder à une place spécifique au sein de l’ONU.
Y a-t-il au sein du COMECON une démarche de popularisation ou de massification de l’idéal socialiste auprès de la population ?
Non, ce n’est clairement pas un objectif politique. Le but est déjà de constituer un horizon de coopération socialiste parmi les experts économiques, au sens large du terme (économistes comme ingénieurs de l’industrie chimique…). L’action du COMECON ne vise pas le grand public du Bloc de l’Est, même si on pourrait réfléchir au sens de tentatives comme l’émission de timbres dédiés lors de chaque anniversaire. C’est une organisation pour les experts à Moscou, pas pour la population, à l’exception des brigades internationales de spécialistes, qui montrent aux ouvriers qu’ils sont en lien et en coopération avec d’autres usines « sœurs ».
Mais on assiste aussi à de (rares) tentatives de popularisation du COMECON au niveau international, par exemple au sein de l’ECE (la Commission économique pour l’Europe de l’ONU) située à Genève. Là, le COMECON évoque ses réalisations et tient même une exposition à l’occasion de son trentième anniversaire. Toujours à Genève, on voit des pays en développement, comme l’Inde, s’interroger sur le modèle occidental de développement ou sur les indicateurs utilisés et approcher la délégation du COMECON pour les consulter à propos des voies de transition d’une société agraire vers une société industrielle.
Mais qui sont les gens qui travaillent à l’intérieur du COMECON ?
Il s’agit d’un groupe très particulier de communistes très convaincus. Initialement, pour la RDA par exemple, on y trouve d’anciens prisonniers de guerre dont l’éducation politique se fait dans des camps de prisonniers en URSS après 1945, ou des militants communistes exilés en URSS depuis les années 1930. Ils entrent de manière fortuite dans l’organisation. Puis, ils sont progressivement remplacés par des individus nés en pays socialistes, qui y ont fait leurs études – voire qui ont même étudié directement le COMECON dans les années 1980. La quasi-totalité ont étudié en URSS. Ils se connaissent donc, car ils ont partagé les mêmes formations supérieures dans quelques écoles : de planification à Moscou et Leningrad, sur l’industrie gazière et pétrolière à Bakou… et se retrouvent ensuite comme collègues. Bref, on passe des spécialistes de l’économie et de l’international à des spécialistes du COMECON. La loyauté envers l’organisation croît et travailler comme fonctionnaire du COMECON devient un poste attractif pour certains profils professionnels. On y fait carrière.
La langue de travail est initialement problématique, mais le russe s’impose dans les années 1960. Il s’agit aussi d’une stratégie d’autonomie par rapport au pays d’origine, car chaque fonctionnaire écrit et retranscrit dans des aller-retour entre sa langue d’origine et le russe, ce qui leur évite d’être juste des ambassadeurs de leur pays.
Cela étant, une délégation dans les bureaux centraux dure 4 ans, sauf interruption exceptionnelle. Certains prolongent et restent jusqu’à 8 ans sur place, en Union soviétique. Ils connaissent souvent une pression familiale en sens contraire, avec des épouses – souvent soviétiques – soucieuses de repartir dans les démocraties populaires, où l’on vit souvent mieux qu’en URSS. D’autant plus que chaque pays abrite des services spécialisés qui font l’interface avec le COMECON, où des fonctionnaires peuvent exercer pendant 30 ans.
Et qu’en pensent-ils aujourd’hui ?
Un certain nombre sont toujours des défenseurs acharnés et convaincus du projet communiste. Ils demeurent persuadés qu’on leur a savonné la planche et que personne n’a vraiment soutenu leur organisation, susceptible de créer une Europe socialiste. Bien sûr, il y a un biais notable, puisqu’il s’agit de ceux qui ont accepté de me rencontrer et de parler.
Ton livre s’attache donc à la naissance de cette organisation, mais aussi à sa disparition ?
Tout à fait. On peut dater du milieu des années 1980 le démantèlement progressif de l’organisation – d’ailleurs, la dernière génération d’Est-Allemands en poste de 1986 à 1990 m’a expliqué avoir « éteint la lumière ».
En effet, à son arrivée au pouvoir, Gorbatchev veut utiliser le COMECON pour contrôler la libéralisation des économies socialistes. Cela lui échappe toutefois, car chaque pays membre (à part la RDA et la Roumanie) lance ses propres réformes économiques : les 3A sur l’autonomie des entreprises en Pologne, la libéralisation hongroise de 1986, la Tchécoslovaquie suit… L’URSS va donc courir après le train sans plus rien contrôler.
Dans un tel moment, les gouvernements se désintéressent du COMECON, trop occupé à gérer sa crise. Pour certains, l’internationalisme socialiste n’a plus vraiment de sens, car les liens à la CEE se sont renforcés. Les professionnels du COMECON sont donc livrés à eux-mêmes et font à peu près ce qu’ils veulent. Il y a encore des sessions extraordinaires en 1987, 1989 et 1991 (sans la RDA, partie). Mais on ne discute plus de rien, et encore moins d’une relance de la coopération avec l’URSS.
Par Hadrien Clouet