Dans les premières pages de son best-seller “A People’s history of the United States” (« Une Histoire populaire des États-Unis »), Howard Zinn écrit :
“I am supposing, or perhaps only hoping, that our future may be found in the past’s fugitive moments of compassion rather than in its solid centuries of warfare.”
« Je suppose, ou du moins j’espère, que notre avenir se base sur les quelques moments, fugitifs, de compassion du passé plutôt que dans ses longs siècles de guerre »
Il poursuit en énumérant les nombreux crimes commis contre les populations indigènes d’Amérique par les Colomb, Cortes, Pizzaro et autres premiers colons arrivant en Virginie ou au Massachusetts. A ces “héros” de la première heure, viendront s’ajouter ceux connus sous l’appellation des “Founding Fathers of the country” (les Pères Fondateurs de la Nation) et en ce qui concerne le Sud, ceux qui se retrouveront sous l’étendard de l’armée des Confédérés pendant la guerre de Sécession, défendant le système économique basé sur l’esclavage des Africains. Tous ces noms forment une importante galerie de portraits transformée en un mobilier urbain sous la forme de larges et imposantes sculptures dans toutes les villes de la Fédération.
Walter Benjamin releva dans un livre de Franz Hessel, « Promenade dans Berlin », cette phrase :
« Nous ne voyons que ce qui nous regarde »
Le New York Times du 17 Juin 2020 implorait : “ Reconsidering the Past, One Statue at a Time” (« Reconsidérer le passé, une statue à la fois »). Les manifestants, paisibles promeneurs la veille, ne supportent plus ces regards. Alors que ce mouvement avait commencé en révolte contre le racisme subi par les Africains-américains, il s’est tout à coup élargi à une opposition à tout ce qui représente l’oppression des colons européens contre les « natifs américains », longtemps dénommés « indiens » et vilipendés comme tels par l’histoire officielle et les productions hollywoodiennes.
Depuis quelques jours, grand nombre de ces statues tombent une à une : Christopher Colomb à Richmond, VA, Thomas Jefferson à Portland, OR, à New Mexico un gouverneur colonial du 16ème siècle et à Sacramento, la statue de John Sutter, un colon de Californie qui soumit en esclavage et exploita des natifs américains a subi le même sort.
« La rue » ne veut plus se promener dans l’environnement de ce passé, « la rue » réclame de nouveaux visages à son image. On ne soulignera jamais assez le caractère unique de ce mouvement qui balaie le pays : ce ne sont pas des Noirs qui se battent pour leurs droits, c’est un pays entier. « La rue » du mouvement n’est pas uniforme, elle est bigarrée. Qui ne le voit pas ne fait pas seulement preuve de cécité mais d’un manque total de compréhension du moment.
Aussi comment ne pas être abasourdi en lisant la Une du journal Libération, journal français, titrant « Tribune – Pourquoi il faut des statistiques ethniques » pompeusement sous-titré « Par un collectif de chercheurs et d’Universitaires », pour constater que ce collectif n’est composé que de cinq individus reprenant une idée de Sibeth Ndiaye, la porte-parole du gouvernement.
Les statistiques ethniques, pratiquées aux États-Unis depuis la création de l’Union sont basées sur un concept que la science nie désormais fondamentalement : le concept de race.
Les races n’existent pas. Le concept d’ethnie a suivi. Mais ces statistiques d’abord autoritaires puis déclaratives n’ont servi qu’à des fins politiques. Elles ne sont que l’outil principal pour la configuration des districts électoraux, avec toutes les manipulations inimaginables possibles suivant le parti en charge. Elles ne cherchent pas à représenter la réalité mais en crée une : celle d’une société organisée selon la race quand les êtres humains, eux, vivent selon d’autres règles. Celles de l’amour par exemple, qui fait des personnes métissées des incasables ou les obligent à choisir entre leur père et leur mère.
Les universitaires et chercheurs feraient bien de retourner à leurs livres et recherches fondamentales plutôt que de s’adonner dans un débat politique du passé. Là, ils rencontreraient les travaux d’Edouard Glissant sur l’identité qu’il définit comme “identité-relation”, refusant l’identité liée à une racine unique. Ainsi Glissant écrit dans son ouvrage “La Cohée du Lamentin” publié en 2005, quelques années avant sa mort :
« L’idée de l’identité comme racine unique donne la mesure au nom de laquelle ces communautés furent asservies par d’autres, et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leur lutte de libération. Mais à la racine unique, qui tue alentour, n’oserons-nous pas proposer par l’élargissent la Racine rhizome, qui ouvre Relation. Elle n’est pas déracinée : mais elle n’usurpe pas alentour. Sur l’imaginaire de l’identité-racine, boutons cet imaginaire de l’identité-rhizome. A l’être qui se pose, montrons l’étant qui s’appose. Récusons en même temps les retours du refoulé nationaliste et la stérile paix universelle des puissants. Dans un monde où tant de communautés se voient mortellement refuser le droit à toute identité, c’est paradoxe que de proposer l’imaginaire d’une identité-relation, d’une identité-rhizome. Je crois pourtant que voilà bien une des passions de ces communautés opprimées, de supposer ce dépassement, de le porter à même leurs souffrances ».
« La rue » crie à l’unité, la rue demande que cesse le racisme. Elle ne demande pas qu’on le saucissonne, qu’on l’analyse. Elle demande que la loi suive l’évolution de la conscience sociale, que la loi sanctionne toutes les formes de racisme, sans exception.
En conclusion de sa magistrale “Histoire Populaire des Etats Unis”, Howard Zinn écrivait :
“In the Unites States, we see the educational system, a burgeoning new literature, alternative radio stations, a wealth of documentary films outside the mainstream, even Hollywood itself and sometimes television – compelled to recognize the growing multiracial character of the nation. Yes, we have in this country, dominated by corporate wealth and military power and two antiquated political parties, what a fearful conservative characterized as “ a permanent adversarial culture” challenging the present, demanding a new future.
It is a race in which we can all choose to participate, or just to watch. But we should know that our choice will help determine the outcome.”
« Aux Etats-Unis, nous voyons le système éducatif, une nouvelle littérature en plein essor, des stations de radio alternatives, une multitude de films documentaires indépendants, même Hollywood ou la télévision – obligés de reconnaitre le caractère multiracial croissant de la nation.
Oui, nous avons dans ce pays, dominé par la richesse des entreprises, la puissance militaire et deux partis politiques archaïques, ce qu’un conservateur apeuré a caractérisé comme une “culture antagoniste permanente” défiant le présent, demandant un nouvel avenir.
C’est une course à laquelle nous pouvons tous choisir de participer, ou simplement d’observer. Mais nous devons savoir que notre choix déterminera le résultat ».
La première édition du livre de Howard Zinn a été publiée en 1980. Nous sommes en 2020, quarante ans se sont écoulés, et « la rue » montre aujourd’hui le caractère multiracial de la société. « La Ville » accepte cette réalité en renouvelant son mobilier urbain.
Moins d’une semaine après son précédent titre, le New York Times abdiquait et reconnaissait la légitimité des actions visant des monuments :
“ The calls to bring down monuments have spanned far and wide, in large cities like Philadelphia and rural places like Columbus, Miss, touching both relatively obscure historical figures and deeply revered cultural symbols.”
“ L’appel à abattre des monuments s’est étendu à travers le pays, dans de grandes villes comme Philadelphia et des communes rurales comme Columbus (Miss) touchant à la fois des personnages historiques relativement obscurs et des symboles culturels profondément vénérés.”
Le seul à défendre Christophe Colomb est le Gouverneur de New York, Andrew Cuomo, fils d’un précédent gouverneur, Mario Cuomo. S’il reconnait la criminalité des actes de Christopher Columbus, il dit s’opposer à retirer sa statue devenue, selon lui, le symbole de l’apport de la communauté italienne à New York. En quelque sorte, sa “cosa nostra”.
Pour conclure, je citerai encore Howard Zinn :
“I think of the words of the poet Shelley, recited by women garment workers in New York to one another at the start of the twentieth century,
Rise like lions after slumber
In unvanquishable number!
Shake your chains to earth, like dew
Which in sleep had fallen on you-
Ye are many; they are few!
Je pense aux paroles du poète Shelley, récitées par les travailleuses du vêtement à New York les unes aux autres, au commencement du 20ème siècle,
Se lever comme des lions après le sommeil
En nombre sans pareil !
Secouez les chaines, comme la rosée
Sur vous dans le sommeil posée-
Vous êtes nombreux ; eux esseulés.