La rédaction du Monde en Commun : Bonjour Manuel Bompard, vous êtes au Parlement européen depuis Juillet 2019, parmi les grands sujets de la mandature : relever le colossal défi du changement climatique. Pour cela, la France insoumise propose d’opérer la bifurcation écologique, pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?
Manuel Bompard : Partons du constat : le réchauffement climatique est commencé. Nous en avons vu ces derniers mois les conséquences. À Madagascar sévit la première famine directement imputable aux effets du changement climatique. Au Mexique, la sécheresse a frappé pendant de longs mois plus des 2/3 du pays. Les États-Unis ont enchaîné une vague de froid polaire qui a paralysé le système électrique de certains États et des feux de proportion infernale. La mer Méditerranée est de plus en plus frappée par des phénomènes de type tropical avec le récent cyclone qui s’est abattu sur le sud de l’Italie.
Les tendances actuelles nous indiquent clairement que nous courrons tout droit vers la catastrophe. La concentration de CO2 dans l’atmosphère a atteint son record historique en 2020. Les dernières projections nous mènent à une hausse de 16% des émissions mondiales de gaz à effet de serre en 2030 par rapport à 2019. Cela conduirait à un réchauffement d’environ 2,7°C d’ici la fin du siècle, soit bien au-delà de l’objectif défini par l’Accord de Paris. À terme ce sont les conditions écosystémiques nécessaires aux sociétés humaines qui sont menacées d’effondrement. Nous n’avons donc plus une minute à perdre. C’est pourquoi nous ne parlons pas de transition mais de bifurcation, c’est à dire un changement rapide et radicale de trajectoire.
Mais comment faire ? Notre modèle économique marche sur la tête. Il faut le remettre sur ses pieds, c’est à dire revenir à ce qui devrait être la finalité de l’économie : satisfaire les besoins des êtres humains. Alors commençons par cette observation : de nombreux besoins de la population sont peu ou mal satisfaits à l’heure actuelle. Il faut donc définir quels sont les besoins désirables et soutenables pour reprendre la formule employée par Mathilde Panot et Danièle Obono dans leur résolution sur la bifurcation écologique et solidaire. Cela nécessite la délibération collective à tous les échelons.
La définition de besoins soutenables implique également de reconnaître les limites et finitudes des écosystèmes terrestres, et donc de satisfaire nos besoins collectifs dans le respect de la capacité des écosystèmes à être maintenus et préservés dans la durée. C’est l’essence de la règle verte telle que nous la défendons. Elle nécessite une transformation radicale de notre manière d’allouer les ressources dans le temps et dans l’espace. C’est pourquoi la planification écologique est plus que jamais nécessaire. Cette planification doit être démocratique en associant les organisations représentatives du patronat, les syndicats, les représentants de la société civile telles que les ONG, les scientifiques, le tout sous la coordination de la puissance publique.
Au niveau européen, la planification doit assurer le co-développement de l’ensemble des États et renforcer les complémentarités entre États et régions européennes pour permettre un bon équilibre au sein du système productif européen. Au niveau national, il s’agit de planifier les grandes orientations de production et les grands chantiers, tandis que cette planification se décline au niveau régional en une planification spatiale assurant le développement des complémentarités pouvant exister entre différentes productions industrielles ou la meilleure gestion possible des bassins versants. Au niveau municipal, cela passe par l’administration de biens communs indispensables à la vie avec par exemple des régies municipales de l’eau.
Cette planification doit bien évidemment reposer sur les salariés et leurs organisations représentatives que sont les syndicats. Comme disait Jaurès, il faut faire entrer la citoyenneté dans l’entreprise. Concrètement, cela signifie que les entreprises doivent être reconnues pour ce qu’elles sont effectivement, à savoir des collectifs humains ayant une finalité écologique et sociale. Il faut donc renforcer les mécanismes de démocratie au sein des entreprises. Nous ne réussirons par la bifurcation sans les salariés et leurs multiples compétences et savoir-faire.
Par ailleurs, cette planification ne peut pas se faire sans des services publics puissants, accessibles et universels. Pour garantir le plus haut niveau de compétences techniques des salariés, il faut un enseignement professionnel, public, gratuit, de qualité et bénéficiant d’un maillage territorial équilibré. Pour assurer une production d’énergie stable, renouvelable, à bas prix, participant à la décarbonation de nos processus industriels, nous avons besoin d’un pôle public de l’énergie. Pour des raisons similaires il est impératif de se doter d’un pôle public des transports et de la mobilité.
Enfin, et c’est un élément essentiel à avoir à tête, les effets du réchauffement climatique sont déjà là, ils vont s’accroître et ils vont perdurer dans le temps. Nous sommes entrés dans une profonde ère d’incertitude écologique. Nous devons adapter notre vie sociale en conséquence. Notamment parce que le risque écologique ne pèse pas de manière égale sur chacun : ce sont les classes populaires qui y sont le plus exposées. Il nous faut mettre nos compatriotes en sécurité sociale face à ce risque. Ambroise Croizat avait ainsi résumé l’ambition de la Sécurité sociale : « Vivre sans l’angoisse du lendemain, de la maladie ou de l’accident de travail, en cotisant selon ses moyens et en recevant selon ses besoins. » Il faut revenir à ce principe et l’étendre en incluant l’angoisse de l’incertitude écologique. La solidarité est la seule réponse qui vaille face au plus grand défi jamais rencontré par l’Humanité.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi cette bifurcation écologique diffère des autres approches sur l’écologie notamment celle du « capitalisme vert » ?
Notre approche interroge directement notre mode de production, de consommation et d’échange. Ainsi, le capitalisme, quelle que soit sa couleur, n’a pas pour but de satisfaire les besoins désirables et soutenables des gens : sa finalité est d’extraire la plus grande plus-value possible pour accroître les profits de celles et ceux qui détiennent les moyens de production. Il doit sans cesse se renouveler pour extraire toujours plus de valeur. Par essence et par nécessité interne, il constitue donc une prédation active sur les êtres humains, le vivant et les écosystèmes. Le capitalisme vert n’est donc qu’une prédation « raisonnée » pour épuiser êtres humains, animaux et écosystèmes sans les mener jusqu’à un point de non-retour. Nous touchons ici au cœur de la contradiction propre au stade actuel du capitalisme. Pour éviter l’effondrement des grands équilibres écosystémiques, il y a des limites à ne pas franchir. Ce sont les neuf limites planétaires. Le respect de ces limites est en contradiction avec les logiques de prédation inhérentes au fonctionnement capitaliste.
Pour surmonter cette impasse le capitalisme vert s’appuie sur le mythe du « découplage », qui consiste à imaginer qu’il est possible de découpler la croissance économique et celle de l’extraction des ressources. La traduction concrète de cela c’est qu’on cesse de polluer et d’extraire des ressources chez soi pour le faire chez d’autres qu’on maintient en situation de subordination économique totale. Le continent africain est tout particulièrement affligé par ce phénomène. Le capitalisme vert veut nous vendre des « biocarburants » ? Plus de 30 millions d’hectares de terres agricoles africains ont été accaparées pour produire ces biocarburants. Le capitalisme vert nous vante les mérites de la dématérialisation numérique et de la voiture électrique ? On pratique l’extraction du cobalt en République démocratique du Congo dans des conditions environnementales et sociales atroces, avec 20% du cobalt fourni par la RDC qui est issu de mines artisanales où travaillent des enfants. Le capitalisme vert promeut le miracle de l’hydrogène pour décarboner nos industries et nos transports ? Pour approvisionner uniquement le marché européen on construit le pharaonique barrage INGA III en vue de produire de l’hydrogène renouvelable et on déplace des milliers de gens sans aucune indemnisation et on noie un espace extrêmement riche en biodiversité. Enfin le capitalisme vert promet par l’innovation de nous débarrasser des vieux véhicules polluants ? Pas de problème, les véhicules interdits en Europe du fait de leurs émissions de particules fines et d’oxydes d’azote (NOx) sont exportés et vendus à bas coût en Afrique. Le prétendu découplage se fait donc en pillant les ressources d’autrui et en exportant ses déchets et pollutions. Par ailleurs, les ressources et l’espace nécessaires à cette entreprise demeurent limités. Et donc l’accès à ces derniers fait l’objet d’intenses rivalités et tensions géopolitiques. Le capitalisme vert demeure le capitalisme et il continue à porter en lui la guerre comme la nuée porte l’orage.
En juillet 2021, la Commission européenne a présenté un ensemble de propositions visant à adapter les politiques de l’Union européenne dans tous les secteurs de l’économie afin de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici à 2030, quelle analyse portez-vous sur ce « paquet climat » européen ?
Avant de parler du « paquet climat », il faut faire un retour en arrière, en 2019, au moment de l’investiture de la Commission Von der Leyen. À cette occasion la nouvelle présidente de la Commission a présenté ce qui serait l’élément central de son mandat : la mise en œuvre du Pacte vert européen, ou Green Deal en anglais. Ce Pacte vert a une ambition centrale : faire de l’UE le premier espace « climatiquement neutre » au monde d’ici 2050 pour reprendre la terminologie de la Commission. Pour accomplir cet objectif le Pacte se décline en plusieurs volets : alimentaire avec la Stratégie dite de la Ferme à la table ; économie circulaire avec le Nouveau plan d’action pour l’économie circulaire ; climatique avec le Paquet climat que tu évoquais. Ce paquet tel que présenté en juillet par la Commission traduit dans les différentes politiques de l’Union européenne les objectifs qu’elle s’est fixée plus tôt dans l’année dans le cadre de sa Loi climat, et notamment cet objectif d’une réduction nette des émissions d’au moins 55% d’ici 2030.
Cet objectif mérite plusieurs commentaires. D’abord, il est largement insuffisant : si l’on veut respecter les objectifs de l’Accord de Paris et limiter la hausse de la température à 1,5°, il faudrait, selon l’ONU, une réduction brute d’au moins 65%. On en est bien loin. De plus, la Commission a inventé une entourloupe en fixant un objectif de réduction brute : cela signifie que l’on inclue le carbone qui aura été émis dans l’atmosphère mais qui aura été capté par des puits de carbone naturels ou artificiels. Cela ouvre la voie à toutes les dérives liées aux compensations carbones sur lesquelles le CCFD-Terre Solidaire a fait une remarquable enquête il y a quelques semaines. Les gros pollueurs pourront donc planter des arbres plutôt que de réduire effectivement leurs émissions.
Ceci dit, quelles sont les politiques portées dans le cadre de ce Paquet climat ? Il s’agit de généraliser le système des marchés carbones en l’appliquant aux importations, aux transports et au secteur du bâtiment. Le marché carbone existant a pourtant largement montré son inefficacité totale à réduire les émissions des industriels européens. Sa logique, c’est celle de la marchandisation de tout, jusqu’au droit à détruire la planète. La pollution devient ainsi un bien que l’on échange et qui fait l’objet d’un jeu d’offre et de demande censé déterminer le prix à partir duquel les entreprises estimeront qu’il est rationnel de réduire leurs émissions. C’est une abdication totale de la puissance publique qui se retire pour laisser le marché se réguler par lui-même et fixer un prix à quelque chose dont les effets sont hors de prix. La pollution n’est pas une marchandise dont on doit gérer la rareté mais une nuisance, un rejet de processus industriel qu’il faut encadrer et réduire par la contrainte règlementaire.
Il en va malheureusement avec ce paquet climat comme pour tout le reste du Pacte vert européen. Ainsi, pour réussir le prétendu découplage indispensable à sa transition « verte et numérique », la Commission constitue des alliances industrielles et des entreprises communes, en d’autres termes des partenariats publics-privés, où le public avance l’argent, et le privé dicte ses besoins pour garantir son approvisionnement en ressources et matières premières critiques. Ces alliances et entreprises communes permettent donc aux industriels de piloter la transformation du capitalisme européen vers les deux nouvelles sources de sa profitabilité future : le post-carbone et le pétrole des données individuelles. L’argent public avancé fait office de filet de sécurité en attendant les futurs profits et la Commission assure l’approvisionnement en ressources extraites ailleurs dans le monde en contrant ou en s’arrangeant avec les deux rivaux du capitalisme européen : l’américain et le chinois. Le Pacte vert n’a donc rien à voir avec la bifurcation écologique et sociale que nous défendons, c’est uniquement une vaste entreprise de verdissage du capitalisme européen.
Macron se veut « le champion de la terre », la majorité présidentielle est présente au Parlement européen avec le groupe Renew, ont-ils été à la hauteur des enjeux depuis le début de la mandature ?
À l’image de Jupiter, les macronistes au Parlement européen cultivent l’art du en même temps.
Premièrement, on les a vu régulièrement prendre dans leurs discours des positions « fortes » en faveur de la sortie des énergies fossiles. En même temps, en février 2020, c’est grâce à leurs voix que la 4e liste des projets d’intérêt commun a été adopté par le Parlement pour financer le développement de 32 nouveaux projets gaziers. Ceux-ci sont absolument inutiles du point de vue de la sécurité d’approvisionnement énergétique de l’Union européenne : en effet, nous n’utilisons en moyenne que 60% des capacités d’importation fournies par les oléoducs et terminaux méthaniers.
La duplicité macroniste s’est également manifestée sur la Loi climat européenne. Alors que l’objectif de réduction des émissions d’ici à 2030 doit dépasser les 65% pour être aligné avec l’accord de Paris, le président LREM de la commission de l’environnement a d’abord manœuvré en coulisses pour faire accepter un objectif tout à fait insuffisant de 55 %. Puis, lors des négociations, il s’est rallié à la position du Conseil européen d’une cible nette (intégrant donc la captation par des puits de carbone) de 55%, qui ne correspond en réalité qu’à une cible brute de 52%).
Là où les macronistes se surpassent c’est sans doute sur la réforme de la principale politique de l’UE : la Politique agricole commune, la PAC. Plusieurs organisations syndicales paysannes, comme la Confédération paysanne, toutes les ONG de défense de l’environnement et même la Cour des comptes européenne le disent : la PAC est un désastre social et écologique, la première cause du déclin de la biodiversité au sein de l’UE. Les macronistes ont beau jeu de se proclamer les champions de la Terre, mais dans les faits ces gens-là vont voter, quelques semaines après la COP 15 sur la biodiversité et la COP 26 sur le climat, un accord sur la réforme de la PAC climaticide et écocide qui s’élève à 270 milliards d’euros et qui nous engage jusqu’en 2027 !
Enfin, bien loin des grands discours, nous aurons vu également les députés LREM soutenir la ratification de l’accord de libre-échange avec le Vietnam, malgré son impact désastre sur l’environnement et les droits humains.
Si la France insoumise prenait le pouvoir en France : quelles sont les premières politiques que son gouvernement porterait au niveau européen ?
Si nous sommes élus en 2022, nous l’aurons été sur la base d’un programme de transformation écologique et sociale radicale disposant d’une assise populaire massive. Nous avons un devoir d’appliquer ce programme. Or, de nombreuses mesures de notre programme se heurtent à plusieurs dispositions contraires des traités et du droit européens. Afin de débloquer cette situation, nous disposons d’une méthode pragmatique et raisonnable. La première étape de notre méthode est de lister tout ce qui pose problème dans les traités et le droit européens. Nous l’avons fait. Dans le cadre actuel des traités nous ne pouvons pas constituer, par exemple, des pôles publics de l’énergie, du médicament ou des transports, à cause des règles de concurrence. Nous ne pouvons pas non plus mettre en place un protectionnisme écologique et solidaire aux frontières. Une fois tous les blocages identifiés, notre méthode joue sur deux registres complémentaires : la négociation pour lever collectivement les obstacles existants, c’est le plan A ; la construction de rapports de force et la mise en place de mesures unilatérales de désobéissance au droit européen, c’est le plan B.
Ces mesures nous les prendrons dès notre arrivée au pouvoir. Nous cesserons unilatéralement d’appliquer des mesures contraires aux engagements internationaux de la France ou aux droits et principes garantis dans la Constitution. C’est comme cela que nous pourrons par exemple faire revenir à la collectivité les biens essentiels comme l’énergie, ce qui est inscrit dans le préambule de 1946. Le principe cardinal de notre action européenne est donc le suivant : nous désobéirons pour pouvoir faire prévaloir le mieux-disant social et écologique.