Vieille lune, « l’Europe de la défense » reparaît à intervalles réguliers. En ligne de mire : la souveraineté géostratégique des États membres. Mais jamais la tutelle militaire que les États-Unis exercent, depuis plus d’un demi-siècle, sur le vieux continent.
L’histoire de l’Europe de la Défense débute en 1954 par un échec fondateur : celui de la Communauté européenne de défense (CED), enterrée à l’Assemblée nationale par les députés français, refusant une armée européenne vouée, en réalité, à assurer le réarmement de l’Allemagne, sous la tutelle directe du Commandant en chef de l’Otan. Ce camouflet obligera les fédéralistes à ajuster leur stratégie, à consolider le sentiment de solidarité entre oligarchies européennes et états-uniennes, et à contourner les opinions publiques pour imposer leur vision d’une Europe libre-échangiste et atlantiste (l’atlantisme étant ici entendu comme la croyance en une communauté de valeurs et d’intérêts entre l’Europe et les États-Unis, dissimulant des liens de dépendances impériaux). C’est sur cette base, et après des décennies d’« atlantisation » de l’Europe, qu’est relancée l’idée d’une Europe de la Défense, à partir de 1992.
De la PESC au fonds européen de défense
Le traité de Maastricht (1992) institue la Politique étrangère et de sécurité commune (Pesc). Six ans plus tard, le sommet franco-britannique de Saint-Malo appelle à la mise en place de moyens militaires « autonomes » pour l’Union européenne (UE), et aboutit à la création, en 1999 (soit à un moment où les États-Unis, via l’Otan, interviennent directement dans un conflit sur le territoire européen, en Serbie), de la Politique européenne de sécurité et de Défense (PESD) intégrée à la Pesc.
En 2007, avec le traité de Lisbonne, la PESD devient la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Celle-ci prévoit notamment l’extension à la défense de mécanismes de coopération entre certains États – pour contourner le Conseil Européen qui ne statue qu’à l’unanimité – et le renforcement de « l’interopérabilité » (i.e. la compatibilité technique) des matériels. Le traité instaure également une clause d’assistance militaire mutuelle entre États de l’UE en cas d’agression, complétant celle qui existait déjà entre les membres de l’Otan. Enfin, il est précisé que les interventions extérieures à l’UE doivent permettre d’« assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément [à la] charte des Nations unies ». Une ambition illustrée par la vingtaine de missions auxquelles participent actuellement des forces mises à disposition de l’UE, principalement en Afrique, en Méditerranée et au Moyen-Orient. Mêlant formation militaire, « maintien de la paix », ou encore « lutte contre le trafic de migrants » en Méditerranée, ces opérations entremêlent protection des droits humains (parfois) et défense des intérêts et des visions du monde les moins avouables (souvent). La dernière étape du processus est budgétaire. La Commission entend doter le Fonds européen de défense, lancé en 2017, d’un budget de 1,5 milliards d’euros par an dès 2020 pour soutenir les investissements « dans des technologies et équipements de pointe respectant l’impératif d’interopérabilité ». Ce qui, dans une Union dont 22 membres sur 28 appartiennent à l’Otan, revient à s’aligner sur les standards étasuniens. Viendront s’y ajouter 10,5 milliards dédiés à la prévention des conflits (la « facilité européenne pour la paix »), et 6,5 milliards d’euros voués à la « mobilité militaire », c’est-à-dire principalement au déplacement des matériels militaires vers les frontières orientales de l’UE – comprendre : aux portes de la Russie.
L’UE, « auxiliaire de l’ordre états-uniens »
Outre que ces dispositions contreviennent aux traités, qui excluent toute dépense militaire du budget européen (c’est la raison pour laquelle les investissements sont présentés via leur volet civil), la PSDC et la Pesc reposent sur l’illusion de la compatibilité entre « autonomie stratégique européenne » et appartenance à l’Otan. Cette dernière reste pourtant un outil au service de la domination états-unienne. La volonté des États-Unis de prévenir « l’émergence d’accords de sécurité intra-européens qui saperaient l’Otan » est ainsi réaffirmée en amont de chaque sommet de l’Otan. Et, en dépit des menaces formulées par Donald Trump en 2018 (propos qui visaient avant tout à obtenir plus d’engagements financiers des autres États membres), les États-Unis ne se retireront pas militairement du continent européen à court terme, et encore moins de l’Otan, de leur propre initiative. Car leur présence militaire « protectrice » est indispensable à la survie de leur complexe militaro-industriel et à l’imposition extraterritoriale de leur loi. C’est la raison pour laquelle Donald Trump a finalement déclaré, à l’issue du Sommet de juillet 2018 : « Je crois en l’Otan ». Hubert Védrine, a récemment pu résumer la situation en ces termes : « On a le système de 1949 [date de la création de l’Otan], et fondamentalement on n’en est pas sortis. […] Il y a des tas de procédures au niveau européen, il y a la Pesc, etc. Mais c’est des hamsters qui tournent dans leur roue, ça n’a aucune conséquence sur rien ». Et l’ancien ministre des Affaires étrangères de souligner le caractère largement volontaire de cette servitude : « Les Européens sont terrorisés, tétanisés par l’idée d’un retrait des États-Unis de l’Europe » (émission Géopolitiques, 20 janvier 2019). À chaque étape depuis 1992, l’UE a en effet pris soin de rappeler dans les traités le respect dû aux « obligations découlant du traité de l’Atlantique nord ». Au-delà des textes, l’hégémonie atlantiste découle d’un déplacement de l’épicentre géopolitique de l’UE, suite à l’adhésion des anciens pays du bloc de l’Est, tous membres de l’Otan. Quant à la France, ses prétentions à être le fer de lance d’une « autonomie stratégique européenne » ont été ruinées par son retour en 2009 dans le Commandement intégré de l’Alliance.
Pas de défense sans cohérence stratégique ni souveraineté populaire
Poussons la réflexion jusqu’au bout : quand bien même une « autonomie stratégique » serait possible dans un tel cadre, faudrait-il construire l’Europe de la défense ? Pour quels objectifs ? Provoquer encore un peu plus une Russie que la France n’a aucun intérêt à considérer comme son ennemie ? Militariser davantage encore la gestion de « la question migratoire » en Méditerranée ? Maintenir la paix dans les cadres fixés par l’ONU ? Se déploierait-elle en fonction d’un agenda européen, ou fonctionnerait-elle comme le sous-traitant humanitaire des guerres de l’empire états-unien ?
Du dossier israélo-palestinien aux débats sur l’Iran, en passant par les relations avec la Russie, les divergences d’intérêts et de visions du monde foisonnent au sein de l’UE. Or la défense ne peut s’appliquer qu’à
un territoire doté d’institutions porteuses d’une cohérence géopolitique et régi par une loi décidée par un peuple souverain. Quoi qu’en dise Emmanuel Macron, qui brandit un concept antidémocratique et creux de « souveraineté européenne », l’UE ne remplit aucune de ces conditions. Dans les faits il n’existe donc pas d’« Europe de la défense », mais une compétition pour prendre le leadership de la « défense de l’Europe » aux côtés des États-Unis. Le cas franco-allemand est éclairant. Le traité bilatéral signé entre les deux pays en janvier 2019 promet d’« approfondir leur coopération en matière de politique étrangère, de défense extérieure et intérieure ». Il renforce également l’assistance mutuelle en cas d’agression militaire contre une des deux parties, et institue le Conseil francoallemand de défense et de sécurité, censé veiller au respect de ces engagements.
Mais dans quel cadre ? Là où les dirigeants français opèrent un grand écart entre leur croyance dans l’atlantisme et leur prétention à faire avancer une Europe de la défense autonome, l’Allemagne assume le fait que sa politique de défense reste l’Otan, et profite des opportunités qui en découlent. Par exemple, le concept de « nation-cadre » de l’Otan, né à l’initiative de Berlin en 2012, lui permet, loin des grandes déclarations abstraites, de fédérer les capacités militaires de 19 États membres de l’UE, via des projets de coopération approfondie bénéficiant avant tout à son industrie militaire. Ce qui confère de fait à l’Allemagne un rôle d’intégrateur des capacités européennes.
Dans de telles conditions, L’Avenir en commun s’oppose à toute délégation de souveraineté dans un domaine aussi crucial que la défense. Non par nationalisme, mais par refus de contourner la souveraineté populaire et d’abandonner toute possibilité de cohérence stratégique et d’ambition internationaliste. Le livret programmatique de la France insoumise, Une France indépendante au service de la Paix, rappelle notamment à ce sujet que « L’Europe de la défense n’a jamais été pensée en dehors de l’alliance atlantique. Elle n’est pas une solution mais une servitude ». Il propose de limiter en Europe « nos coopérations stratégiques aux pays ayant des centres et des aires d’intérêt communs, en particulier au service de la paix dans le bassin méditerranéen, et/ou aux projets augmentant réellement notre autonomie stratégique ».