Le 25 juillet 2021, alors que le pays était submergé par une vague particulièrement meurtrière du covid 19, le président Kaïs Saïed – dont les prérogatives étaient similaires à celle d’un chef d’Etat français en période de cohabitation – décrète l’état d’exception en se basant sur l’article 80 de la Constitution de 2014 (l’équivalent de l’article 16 de la Constitution de la Vème République). Bien que le texte interdise la dissolution du Parlement et le renversement du gouvernement, il limoge le Chef du gouvernement Hichem Mechichi et « gèle » les activités de l’Assemblée des représentants du peuple.
Dans l’année qui suit, il s’attaque à l’ensemble des contrepouvoirs institutionnels (instances indépendantes, Conseil supérieur de la magistrature, instance de contrôle de la constitutionnalité des lois…) et tente d’affaiblir les autres anticorps démocratiques.
Le 22 septembre, il publie un décret lui accordant la quasi-totalité des pouvoirs exécutifs et législatifs et la faculté de gouverner par des décrets-lois non susceptibles de recours.
Le 30 juin 2022, il soumet au référendum un projet constitutionnel écrit de manière unilatérale et inspiré des résultats d’une consultation électronique orientée qui n’a réuni que 5% du corps électoral.
Le 25 juillet 2022, la Constitution est adoptée avec un score soviétique de 95% mais avec seulement 30% du corps électoral. Elle met en place un régime présidentialiste dans lequel le Parlement, devenu bicaméral, voit ses prérogatives largement diminuées.
Dans cette nouvelle gouvernance, le chef de l’Etat nomme le gouvernement et ne peut en aucun cas être démis de ses fonctions. Le contrôle de l’action gouvernementale est plus qu’hypothétique : pour passer, une motion de censure doit être approuvée par les deux tiers de chacune des deux chambres. Dans le cas encore plus improbable d’une deuxième motion, le président peut choisir de démettre le gouvernement ou de dissoudre, à sa guise, l’une ou les deux assemblées législatives.
Si l’essentiel des droits et libertés prévus dans la Constitution de 2014 est préservé (dont la liberté de conscience, cas unique dans le monde arabe), la charia est introduite sous le nom de « finalités de l’islam ».
Mais la Constitution n’est qu’un élément de la gouvernance saïedienne. Son projet de « démocratie à partir de la base » ne se limite pas à la sphère institutionnelle. Il entend également mettre en place un système économicopolitique. La structure de base de cet attelage est la délégation (sous-préfecture). Cette cellule constitue la base des circonscriptions législatives. Ses habitants électeurs peuvent créer des « entreprises communautaires » en ayant accès aux ressources gérées par l’Etat (concessions d’hydrocarbures, terres collectives…). Des entreprises qui seront en partie financées par des personnes déclarées corrompues par une instance placée sous la tutelle du président. Dans tous les cas, l’exécutif a de larges pouvoirs discrétionnaires sur tout le dispositif, augurant d’une gouvernance autoritaire allergique à tout corps intermédiaire, perçu comme une perversion de la volonté populaire.
L’exemple du Parlement illustre à la perfection cette vision des choses. Alors que le pays a toujours élu ses députés à la proportionnelle, le président a imposé un scrutin uninominal à deux tours. Les autorités rappellent que ce type d’élection est celui qui est adopté en France. Or, la philosophie est radicalement différente. En effet, tout a été fait pour affaiblir les partis politiques. Ainsi, un candidat ne peut indiquer son appartenance sur le bulletin de vote. En outre, les formations ont interdiction de financer leurs candidats. Enfin, les électeurs doivent recueillir 400 parrainages paritaires pour pouvoir concourir. Ils doivent s’engager sur un programme précis qui leur sera opposable.
D’après les ONG observant les élections, la plupart des candidats se sont engagés sur des programmes locaux faisant ainsi de la future chambre un conseil municipal géant s’occupant peu des questions nationales. Cette configuration empêche la formation de blocs idéologiquement cohérents, accentuant davantage la mainmise de l’exécutif sur la politique du pays.
Alors que Saïed a bâti son entreprise sur la volonté populaire et a dissous un Parlement élu à près de 3 000 000 d’électeurs, la très faible participation sonne comme un camouflet à sa politique. Ayant écarté toutes les mains tendues et préférant imposer par la force un projet utopique et en décalage avec la réalité, il se retrouve très isolé après ce premier tour catastrophique. Si son coup de force du 25 juillet 2021 a été salué par une importante partie des Tunisiens, l’absence de résultats dans la lutte contre le terrorisme et l’aggravation de la situation économique lui ont sans doute été fatales. Mais ce désaveu, pour important qu’il est, n’est pas le premier revers subi par un président tunisien qui n’a jamais accepté de se remettre en question.
Une fuite en avant n’est pas exclue d’autant qu’il a pu compter jusqu’ici sur le concours de l’Administration (avec ses pans répressif et bureaucratique). Enfin, les partenaires occidentaux et arabes de la Tunisie, ne sont pas mécontents de l’existence d’un pouvoir fort est stable. Tandis que les premiers savent qu’en l’absence d’une opposition structurée et audible, la politique d’austérité et les questions migratoires seront traitées de manière « efficace », les seconds sont enchantés que l’anomalie démocratique tunisienne ait été corrigée.
Si le premier tour des élections législatives a illustré d’une manière éclatante le rejet du projet saïedien, il ne règle rien sur le fond. La classe politique reste très divisées entre des islamistes continuant à servir de repoussoir, une cheffe issue de l’ancien régime, Abir Moussi, refusant de reconnaître la révolution de 2011 et des démocrates aussi divisés qu’inaudibles. Le long chemin vers une hypothétique démocratie est semé d’embuches.