Cette célébration a révélé, aux dires du The New York Times International Edition (18 avril 2018), les divisions d’une société israélienne fracturée. En Israël, on n’était même pas d’accord sur la forme et les inscriptions d’un mémorial aux morts sur le champ de bataille : « La Nouvelle Gauche voulait que figurent sur ce mémorial les noms des morts depuis 1948 mais d’autres voulaient que cela commence avec la Bible et Jéricho », affirme un sociologue de l’Université d’Ariel – une université installée illégalement en Cisjordanie occupée.
Dans le Monde (22 avril 2018), l’ancien chef du Mossad, Efraïm Halevy, confirme que « la société civile et politique [en Israël] est dans un état de crise profonde… Le niveau du débat public s’est effondré… Le public est de plus en plus ignorant. Il n’est pas désinformé, il est non informé. » Et l’ancien espion de conclure : « Les problèmes intérieurs d’Israël pourraient devenir une menace existentielle. Notamment les divisions sur les questions religieuses, qui affectent terriblement la société. La religion juive est une religion masculine donnant aux hommes un rôle central, sans participation des femmes. Mais les femmes en Israël se lèvent. Il faut que la religion soit séparée de l’Etat. Le Likoud, le parti de Netanyahou doit se rendre compte que les femmes se détournent de lui, s’il continue son alliance avec les ultrareligieux. »
Le 17 avril 2018, Grossman s’est adressé à 6000 personnes – des Palestiniens et des Israéliens frappés par le deuil – dans le cadre d’un Jour du Souvenir alternatif, en dehors des cérémonies officielles, qui ont été, du reste, prises en otage par Netanyahou d’après la presse.
La conscience d’Israël
Cette manifestation du « souvenir et de la communion » – inaugurée il y a 13 ans, a donné lieu en Israël à des manifestations hostiles de la part de militants de la droite radicale. Le ministre de la Défense, l’extrémiste Lieberman, la trouve « de mauvais goût ». La police a dû protéger la cérémonie et ne pouvait l’interdire étant donné le prestige dont jouit David Grossman aussi bien en Israël qu’à l’étranger. Le pouvoir n’a cependant pas autorisé Grossman à s’adresser à tout le pays lors de la remise de ce Prix prestigieux à Jérusalem (Télérama, 18 avril 2018) et lui a préféré une autre récipiendaire – apparemment inoffensive pour Netanyahou et sa clique et héraut de « l’éducation sioniste ». Cette femme a perdu deux de ses enfants au cours des agressions d’Israël contre les Palestiniens et contre ses voisins. Une mère éplorée, Nomi Miller, écrit à ce propos sur Facebook : « Nous, les mères, nous ne méritons aucun prix. La vie de nos fils s’est arrêtée pour toujours parce que ce pays continue de choisir à vivre par l’épée. Luttez pour la paix ! »
Grossman est considéré comme « la conscience d’Israël ».
En 2006, à l’occasion de la cérémonie à la mémoire d’Yitzhak Rabin – assassiné par un extrémiste juif en 1996 – il appelait les dirigeants israéliens et notamment le Premier ministre Ehud Olmert à la reprise des négociations avec les Palestiniens. Interviewé par The Guardian en août 2010, Grossman affirmait, à propos de la paix : «Je ne peux me permettre le luxe du désespoir. »
Certains Israéliens reprochent à Grossman, un fort partisan de la paix, d’accepter ce Prix. L’auteur répond qu’il ne renonce pas à ses convictions pour autant et qu’il compte remettre la moitié de l’argent du prix au « Cercle des Parents », une association rassemblant six cents familles israéliennes et palestiniennes ayant perdu des proches dans le conflit ainsi qu’à une association d’aide aux enfants de migrants africains.
Un discours qui dérange le pouvoir et les religieux
Grossman a fait, au cours de la cérémonie alternative, le discours dont on a traduit quelques passages ci-dessous. Ce discours a fait la une de plusieurs grands titres de la presse israélienne du journal populaire Yediot Aharonot au quotidien de gauche Haaretz.
Après avoir brièvement évoqué la mort de son fils « dont il est difficile de parler en public près de vingt plus tard », il confesse : « Je sais que, dans la peine et la douleur, il y a aussi inspiration, création et faire le bien. Car la douleur n’isole pas. Elle relie et fortifie. Ici, même de vieux ennemis – les Israéliens et les Palestiniens – peuvent établir des liens les uns avec les autres, hors du malheur et de l’affliction voire même à cause du malheur et de l’affliction… Il ne nous faut pas désespérer et renoncer car un jour prochain, la guerre s’estompera et peut-être même disparaîtra complètement. Nous commencerons à vivre une vie pleine et complète. Nous ne survivrons plus d’une guerre à l’autre, d’un désastre au suivant. Nous, Israéliens et Palestiniens, nous qui nous livrons des guerres, avons perdu ceux qui nous sont les plus chers, peut-être même ceux qui sont plus chers que nos propres vies. Nous sommes voués à aborder la réalité avec une blessure ouverte. Ceux qui sont ainsi blessés ne peuvent plus nourrir d’illusions. Ceux qui sont ainsi blessés savent combien la vie est faite de grandes concessions ainsi que de compromis à l’infini. »
Grossman affirme que ces blessures rendent plus circonspects, s’agissant « des limites du pouvoir et des illusions qui, toujours, accompagnent ceux qui détiennent le pouvoir. Nous devenons plus méfiants, bien plus que nous ne l’étions avant le désastre. Nous sommes remplis de mépris chaque fois que nous tombons sur un étalage de fierté vide ou de slogans suant un arrogant nationalisme ou de prétentieuses déclarations de dirigeants. Nous avons plus que du mépris en fait, nous sommes pratiquement allergiques à ce type de comportement. Israël fête cette semaine son 70ème anniversaire. J’espère que nous en célèbrerons plusieurs autres avec de nombreuses générations d’enfants, de petits enfants et d’arrières petits enfants qui vivrons ici à côté d’un Etat palestinien indépendant, en sécurité, en paix et de façon créative. Plus important encore: ils vivront dans une routine quotidienne sereine, en bons voisins et ils se sentiront ici dans leur foyer. »
Israël n’est pas encore un foyer
Qu’est-ce qu’un foyer ? Un foyer est un endroit dont les murs – les frontières – sont claires et reconnues; dont l’existence est stable, solide et calme; dont les habitants connaissent les codes intimes; dont les relations avec ses voisins ont été réglées… Nous Israéliens, même après 70 ans nous n’en sommes pas encore là – et peu importe combien de paroles dégoulinant de miel patriotique seront proférées dans les prochains jours.
Israël n’est pas encore un foyer… Aujourd’hui, un Israël fort pourrait bien être une forteresse mais ce n’est pas encore un foyer.
La solution à la grande complexité des relations israélo-palestiniennes tient en une courte formule : si les Palestiniens n’ont pas de foyer, les Israéliens n’en auront pas non plus. Et l’inverse est vrai. Mais quand Israël occupe et opprime une autre nation pendant 51 ans et qu’il met en place l’apartheid dans les territoires occupés, il devient bien moins qu’un foyer.
Quand le ministre de la Défense Lieberman décide d’empêcher les Palestiniens épris de paix de participer à une réunion comme la nôtre, Israël est bien moins qu’un foyer.
Quand des tireurs d’élite tuent des douzaines de manifestants palestiniens – pour la plupart des civils – Israël est moins qu’un foyer. » Grossman s’en prend ensuite au gouvernement israélien qui négocie des marchés douteux avec l’Ouganda et le Rwanda pour se débarrasser de milliers de demandeurs d’asile africains mettant leur vie en danger. Il s’en prend ensuite au Premier Ministre qui diffame les ONG des droits de l’homme et incite contre elles et dont « le cœur » est sans égard pour les faibles, pour les survivants de l’Holocauste, pour les personnes âgées et qui néglige les hôpitaux en déliquescence, les garderies d’enfants enlevés à leurs parents…
De ce constat, l’écrivain arrive à la conclusion: « Israël est moins qu’un foyer. C’est un foyer défaillant. »
Pour lui, « Israël est moins qu’un foyer » quand le gouvernement israélien décide de la judéité des juifs de la Réforme et des juifs conservateurs. Et quand Israël « néglige et discrimine 1,5 million de citoyens palestiniens d’Israël et qu’il confisque, en pratique, le grand potentiel qu’ils recèlent pour une vie partagée ici… et quand tous les artistes et les créateurs ont à prouver – dans leurs œuvres – loyauté et soumission, non seulement à l’Etat mais aussi au parti au pouvoir, alors Israël n’est pas un foyer – tant pour la majorité que pour la minorité. »
Grossman poursuit sa définition du « foyer ». C’est un endroit où on peut vivre sans être l’esclave de « fanatiques de tout acabit » qui ont « des buts et une vision messianiques et nationalistes. » Pour l’auteur, « le foyer » est celui où « l’humain aura le sentiment de vivre dans un endroit non corrompu, égalitaire, non-agressif et non cupide. Un Etat qui fonctionne simplement au service des personnes qui y vivent, toutes les personne qui y vivent. Un Etat qui agira non sous le coup d’impulsions momentanées, non dans des convulsions sans fin, de magouilles et de manipulations, d’enquêtes de police, de volte-face et de zigzags. Je souhaite que notre gouvernement soit moins fourbe et moins sournois. On peut rêver. Pour nos amis palestiniens, je souhaite une vie d’indépendance, de liberté et de paix et de construire une nation nouvelle. Je souhaite que dans 70 ans, nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants – palestiniens et israéliens – seront ici et chacun chantera sa version de son hymne national. » (Haaretz, 18 avril 2018).
Mohamed Larbi Bouguerra