Avec le début de la mobilisation, environ 1,5 million de personnes ont quitté la Russie, ont calculé les journalistes. C’est cinq fois moins que le nombre de réfugiés ukrainiens. Mais les russes ne souffrent pas encore de bombardements et de coupures d’électricité. Nous avons eu l’occasion de vérifier ces statistiques: à la fin du mois de septembre, nous avons traversé la frontière russo-kazakhe avec des milliers de compatriotes qui ont fui la guerre.
Ça avait l’air bizarre. Steppe sans un seul arbre. Une route de campagne brisée. Un petit poste frontière de trois wagons de fer. Avec devant une file de réfugiés de plusieurs kilomètres attendant sous le vent pénétrant. Nous avons calculé: il y avait au moins 6000 personnes avec nous. Et ces postes frontières, il y en avait plusieurs dizaines dans cette steppe. Dans le monde de la catastrophe migratoire permanente, cela ne surprendra personne. Mais notre file d’attente était très différente de la plupart des autres. Dans la steppe glacée, il n’y avait pas de paysans pauvres gelés, comme en Syrie, ni de pauvres fuyant les bombardements, comme en Ukraine. C’étaient des programmistes, des journalistes, des designers et des entrepreneurs prospères dans de bons vêtements et des voitures chères.
Et à 7 km du point de contrôle se trouvait le village de Vishnevka. Ce jour-là, il y avait une cérémonie de mobilisation militaire. Les fonctionnaires ont prononcé des discours patriotiques sur la place devant le magasin. Au son des hymnes militaires, la plupart des hommes du coin ont été conduits dans des bus de couleur kaki. Et les femmes qui les accompagnaient se sont saoulées. Quand les autorités sont parties, ces femmes déchirées par le chagrin et la terreur sont allées à la frontière. Là, ils ont organisé un pogrom. « Les lâches! Traîtres! », criaient les femmes. Elles ont tapé sur les voitures et ont cherché la bagarre.
Ce n’était pas un paroxysme de patriotisme, mais une manifestation laide d’inégalité. Pour émigrer, vous avez besoin d’argent, d’un passeport pour des voyages internationaux, d’une connaissance des langues étrangères, d’un appartement dans une grande ville de Russie qui peut être loué… Et ces gens n’avaient que des cabanes éparpillées au milieu de la steppe et quelques moutons qui ne peuvent pas être loués. Finalement, on est partis et ils sont restés en enfer. Seuls, avec une télévision qui rugit dans une hystérie militariste.
Le parti de la guerre
Les excès à la frontière kazakhe est un exemple de ce que la société russe peut attendre à l’avenir. Paradoxalement, les forces d’extrême droite peuvent tirer le meilleur parti des défaites militaires du régime de Poutine. Dans le contexte de la corruption totale dans l’armée régulière, et d’un esprit de combat extrêmement faible dans les unités composées de mobilisés, les unités recrutées parmi les nationalistes et les mercenaires sont les plus efficaces au combat. Il y a encore un an, ces forces étaient marginales. Elles n’étaient autorisées à la télévision que de temps en temps pour effrayer les téléspectateurs avec leur radicalisme. Dans la politique électorale, elles n’existaient pas du tout. L’extrême droite n’a pas influencé l’économie contrôlée par l’ancienne oligarchie de Eltsine puis par l’entourage proche de Poutine. Mais la guerre a tout changé.
Maintenant, l’extrême droite non seulement tient le front, mais fournit également une justification idéologique de la guerre, et sert de principale défense du pouvoir contre le mécontentement croissant. L’influence de ce «parti de la guerre» augmente rapidement. Ses chefs reçoivent de plus en plus de financement et de pouvoir, dans le domaine militaire et politique.
Le chef informel du «parti de la guerre» au cours des dernières semaines est le créateur et propriétaire de la compagnie militaire privée «Wagner» Eugene Prigozhin. Sa biographie sert d’illustration parfaite de l’histoire du poutinisme.
Ancien criminel, condamné pour vol et braquage à l’époque soviétique, il est devenu, dans les années 1990, un restaurateur à succès. Dans son luxueux établissement, les fonctionnaires communiquaient en privé avec les dirigeants du monde criminel. Le lien entre le pouvoir et la mafia était l’un des principaux mécanismes de la création de la «nouvelle Russie».
En 2001, Vladimir Poutine a amené son collègue Jacques Chirac dans ce restaurant. Le propriétaire a servi lui-même ses invités de marque. Poutine l’a apprécié. Il a donné à Prigozhin des contrats d’Etat de plusieurs millions de dollars pour alimenter l’armée, les écoles, les hôpitaux. Le néolibéralisme à la Poutine est ce système qui permet aux grandes entreprises d’exploiter les ressources de l’Etat.
Lorsque la crise politique a éclaté en Russie en 2012 et que des manifestations de masse se sont déroulées dans les rues de Moscou et de Saint-Pétersbourg, Prigozhin a créé une «Start-up» – sa propre série de médias «patriotiques». Ses médias ont généré une propagande vulgaire et directe. Et son élément principal était la célèbre «usine de trolls». Des centaines d’employés ont créé des dizaines de milliers de faux comptes sur les réseaux sociaux, 24 heures sur 24, pour désorienter ou intimider les partisans de l’opposition. Tout cela s’est avéré assez efficace. Aussi l’administration présidentielle a-t-elle payé les services du « cuisinier ». C’est cet appareil de propagande que l’Occident soupçonne d’ingérence dans les élections aux États-Unis et dans d’autres pays.
Après le début de la guerre en Syrie, Prigozhin a créé une société militaire privée, “Wagner”. Le commandement de l’armée a préféré se battre uniquement avec l’aviation, et les opérations dangereuses «sur le terrain» ont été externalisées. Les mercenaires de Prigozhin ont capturé des usines pétrolières et des pipelines. L’expérience a été reconnue comme un succès et les «wagneriens» sont allés dans une douzaine d’autres pays. Ils sont impliqués dans des conflits au Mali, en RCA, au Soudan, en Érythrée, et exécutent des contrats à Madagascar et dans de nombreux autres pays. Mais l’heure de gloire de cette entreprise sanglante attendait le début de la guerre dans sa patrie.
Lorsque l’armée de Poutine s’est enlisée en Ukraine, Prigozhin a été autorisé à recruter des mercenaires parmi les prisonniers. La préférence fut donnée aux assassins et aux voleurs. Selon les statistiques de l’administration pénitentiaire, le nombre de détenus a diminué de 23.000. Avec des vétérans des guerres passées et des militants d’extrême droite, ils constituent l’épine dorsale de la société militaire privée. En-dehors de l’argent et du chauvinisme débridé, elle se fonde sur une extrême cruauté. Récemment, les médias de Prigozhin ont publié une vidéo dans laquelle un ancien mercenaire qui s’est volontairement rendu aux ukrainiens s’est fait exploser la tête avec un marteau.
Début novembre, on apprenait que Prigozhin voulait créer un mouvement radical-conservateur. Il a déjà essayé de le faire avant, mais dans les temps d’avant-guerre, il n’a pas été autorisé. Désormais, le Kremlin ne semble pas avoir le choix.
Les voyous de Prigozhin, bien sûr, ne gagneront pas la guerre. Mais dans un contexte d’effondrement militaire et de crise politique inévitable, ce sont eux qui seront la force capable de donner une issue à la frustration de milliers de personnes paralysées par la guerre, le chômage et la pauvreté. Et aussi eux qui auront la force de faire taire les autres.
L’idéologie exploitée par Prigozhin dans cette lutte pour le pouvoir dans la future Russie humiliée par la défaite n’est pas très différente de ce que Völkischer Beobachter écrivait il y a cent ans. Il blâme les échecs de la «cinquième colonne» et de l’élite corrompue. «Mais n’oubliez pas, il n’y a pas que des traîtres qui jettent leur mitraillette et vont à l’ennemi, trahissant leur peuple et leur patrie. Une partie des traîtres sont confortablement assis dans les bureaux, indifférents au peuple … ceux qui ont ruiné l’URSS sont encore en vie, en bonne santé, gèrent des usines, des fabriques et des navires.., ils ont un nom – les oligarques russes», a-t-il déclaré récemment.
C’est la terrible inégalité sociale. Prigozhin l’exploite. Sur la base du revanchisme, il tente de faire basculer les bas de la société vers une mobilisation fasciste. Et pour une partie de la classe dirigeante, Prigozhin et ses mercenaires offrent une dernière chance de conserver pouvoir et capital, voire de les augmenter en éliminant les concurrents.
Le parti de la paix
Mais Prigozhin et ses amis se heurtent à un problème: ce sont les Russes des classes populaires qui sont les plus mécontents de la guerre. La poursuite de la guerre est surtout soutenue par les plus riches. Si 57% des russes sont favorables à des négociations immédiates, 52% parmi les plus aisés veulent au contraire poursuivre la guerre.
Les bas sociaux paient pour l’aventure de Poutine par le sang, la pauvreté et le chômage. La plupart des mobilisés sont des habitants des régions les plus pauvres. En Bouriatie avec une population de moins de 1 million, on sait qu’environ 332 des habitants sont morts à la guerre (les chiffres réels peuvent être plusieurs fois plus élevés), alors que Moscou, avec ses 12 millions d’habitants, n’a perdu à la guerre que 29 personnes. La guerre a frappé le portefeuille des pauvres: 60% des plus pauvres ont ressenti une baisse du niveau de vie, alors que les revenus des plus aisés sont restés les mêmes (61%), voire ont augmenté (28%).
En dehors de la couche étroite des nationalistes d’extrême droite, Prigozhin et d’autres groupes fascistes ont encore peu de partisans. Seules les forces qui mettent en avant un programme clair de paix et de réforme pourront gagner la sympathie de la majorité pauvre du pays.
Les libéraux pro-occidentaux n’ont toujours pas réussi à le faire. Ils ont toujours bénéficié surtout du soutien de la classe moyenne prospère qui a bénéficié des réformes capitalistes des 30 dernières années et qui ne représente pas plus de 20% de la population. La peur d’une nouvelle « thérapie de choc », pareille à celle menée sous le drapeau du libéralisme pro-occidental des années 1990, a poussé la classe ouvrière à soutenir le régime de Poutine. Et les autorités du pays ont exploité la sensibilité plutôt de gauche de la majorité, spéculant sur la nostalgie soviétique.
Mais les dirigeants de l’opposition libérale ont souvent eux-mêmes contribué à la propagande du Kremlin. Ils ont montré un mépris ouvert envers les classes populaires, leurs pauvres concitoyens. Dans les tribunes des rassemblements d’opposition et des médias, ils les ont qualifiés de « sovok» ou «anchois». Boris Nemtsov, assassiné en 2015, a déclaré franchement: «nous avons un pays de gauche, mais nous avons besoin de réformes de droite…». Les dirigeants de l’économie étaient d’accord et en ont tiré des conclusions pragmatiques: «seul Poutine peut faire un «virage à droite» dans un pays de gauche». Par les efforts conjoints du pouvoir et de l’opposition, la majorité sociale a été isolée et réprimée, et le fossé social et culturel entre la classe moyenne et la classe ouvrière s’est transformé en un gouffre.
Seules les forces de gauche peuvent exprimer le mécontentement croissant des classes populaires. En mars dernier, nous avons créé la coalition «Socialistes contre la guerre», qui a mis en avant un programme visant à mettre fin à la guerre de conquête et à lutter contre les inégalités sociales d’où est née la dictature en Russie. Le chemin de la paix ne passe pas par la défaite militaire de la Russie, mais par le renversement de l’oligarchie qui l’a saisie. Et cela, seul le peuple russe peut le faire.
La solidarité internationale s’organise
Le 17 décembre 2022, un rassemblement organisé par les Socialistes contre la guerre, a eu lieu à Paris. Les députés Sophia Chikirou et Sébastien Rome ont représenté la France insoumise.