Dix ans après cette date mémorable du 14 janvier qui a vu s’écrouler la poigne de fer et s’enfuir le dictateur, le bilan de cette décennie semble très controversé.
Faut-il insulter la révolution et le peuple qui l’a déclenchée, comme le font les nostalgiques de l’ancien régime ? Ou continuer à croire que le processus révolutionnaire déclenché ce jour-là est encore en cours malgré toutes les difficultés et les tentatives répétées de récupération ?
Si la révolution tunisienne a eu un seul mérite, c’est celui d’avoir détruit le mur de la peur par lequel le dictateur régnait, d’avoir ouvert la voie aux peuples dans pas moins de douze pays arabes pour se soulever contre leurs dictateurs, d’avoir revendiqué et obtenu dans une large mesure l’exercice des libertés.
Mais cela est-il suffisant pour prétendre, comme le font les nouveaux parvenus, que le bilan est positif ? Pas du tout.
En effet, face à l’élan révolutionnaire du peuple et sa détermination à aller jusqu’au bout, la bourgeoisie compradore (il s’agit de la bourgeoisie intérieure, qui tient sa position du commerce avec l’extérieur) n’a pas perdu de temps pour se réorganiser et préparer la contre-offensive. Depuis, elle a multiplié les manœuvres pour mettre fin au processus révolutionnaire ou du moins le détourner de ses objectifs et en faire une pièce du décor de ladite transition démocratique.
Depuis, de nombreuses batailles ont été menées, certaines, politiques, pour faire barrage au retour de la dictature, d’autres, économiques et sociales, pour concrétiser les aspirations des couches populaires pour une vie meilleure. Et s’il y a des acquis sur le premier plan, la situation empire sur le second. Aujourd’hui, le pays est en crise, une crise profonde et multidimensionnelle.
Les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ont été incapables d’y apporter une quelconque solution, puisqu’ils ne peuvent toucher au modèle de développement adopté depuis le règne de Ben Ali et approuvé par ses successeurs, modèle basé sur la dépendance totale vis-à-vis des puissances impérialistes et leurs instruments financiers, et sur l’injustice sociale sur le plan intérieur. Si bien que le rapport des forces au terme de cette décennie semble pencher du côté de la contre-révolution ; mais cette impression n’est que relative, car le peuple n’a pas dit son dernier mot. En effet, durant dix ans, il a montré une grande capacité de résistance et il n’a cédé sur aucune revendication. Les mobilisations sociales ont pris de l’ampleur et ne sont plus limitées dans le temps.
Elles gagnent par leur étendue géographique, par leurs formes, mais également par la diversité des revendications : elles s’organisent contre la dégradation générale des conditions de vie, contre l’injustice sociale, contre les déséquilibres régionaux, contre la marginalisation et la précarisation, contre la corruption, le népotisme… et elles se caractérisent également par l’élargissement des couches sociales qui y prennent part.
Bref, elles tournent autour du slogan central scandé par les milliers de Tunisiens dans les glorieuses journées de janvier 2011, à savoir « emploi, liberté, et dignité nationale », un slogan fédérateur qui résume les principales aspirations des classes populaires tunisiennes, et qui continue à résonner dans tous les mouvements de protestation.
Aujourd’hui, avec le pourrissement des rapports au sein de la classe dirigeante qui ne parvient pas à dégager des représentants qui pourraient obtenir la reconnaissance d’une majorité et qui se manifeste aujourd’hui par les luttes intestines entre les têtes du pouvoir exécutif et législatif, la légitimité du pouvoir en place est remise en cause. Le pays est au bord de la banqueroute et il semble de plus en plus ingouvernable et tous les ingrédients de la situation d’avant 2011 sont aujourd’hui présents. Voilà pourquoi les appels à la raison, au dialogue national ne sont que de fausses alternatives dont l’objectif est de sauver le système politique mis en place au lendemain des élections d’octobre 2011. Les appels à l’amendement de la constitution pour instaurer un régime dans lequel le président de la république jouirait de larges pouvoirs, au changement du système électoral pour barrer la route à l’opposition démocratique ne trouvent pas d’oreille consentante.
Pour les forces révolutionnaires et démocratiques, le mal est inhérent au système qu’il faudra balayer.