Demandez à n’importe qui en Amérique latine et il vous le dira : la politique colombienne penche fortement vers la droite. En effet, après près de vingt années de gouvernance conservatrice couplée à une réputation d’avant-poste volontaire de l’impérialisme américain, la Colombie est perçue comme un pays de droite – une image qui semble méritée.
Le statut « d’allié stratégique non membre de l’OTAN » attribué à la Colombie confirme cette impression. Ce statut a été offert au pays via une procédure accélérée de l’administration Biden, ce qui en fait le seul pays de la région considéré comme digne de jouer un rôle dans l’appareil états-unien d’une sécurité mondiale. La politique internationale du pays a été marquée par un soutien sans faille vis-à-vis du consensus de Washington et du militarisme états-unien, malgré ses conséquences sur l’intégrité territoriale de la Colombie et celle de l’Amérique latine en général.
Le virage à droite de la Colombie est associé à un nom en particulier : l’ancien président Álvaro Uribe qui a donné son nom à un mouvement politique, l’uribismo. Plus qu’une simple tendance nationale, cette idéologie d’extrême droite a poursuivi de manière agressive la propagation d’une économie néolibérale et du paramilitarisme dans toute la région. Impliqué dans le récent assassinat du président haïtien Jovenel Moïse et accusé de comploter contre des gouvernements élus par le peuple, la structure paramilitaire colombienne associée à Uribe s’étend bien au-delà des frontières de la Colombie – et bénéficie toujours d’un certain soutien populaire chez lui.
Et pourtant, l’oligarchie politique corrompue et servile de la Colombie contraste fortement avec le courage du peuple colombien lui-même. Les 18 mois qui viennent de s’écouler, allant du soulèvement social de 2021 à la campagne actuelle de Gustavo Petro, sont la preuve que les Colombiens ne sont pas les conservateurs que dépeignent les gouvernements de droite successifs.
En fait, si l’avance de Petro dans les sondages pour l’élection d’aujourd’hui est révélatrice de quelque chose, c’est qu’il y a une lame de fond d’en bas qui pousse la politique nationale colombienne dans une direction résolument progressiste.
Le brouillard de la guerre
Les médias colombiens et internationaux ont eu un rôle déterminant dans la représentation du peuple colombien comme un peuple politiquement conservateur. C’est le message transmis en 2016 par les agences de presse lorsque l’accord de paix entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le gouvernement colombien a été rejeté de manière choquante à la suite d’un référendum national. La victoire ultérieure du candidat pro-Uribe Iván Duque Márquez à la présidentielle de 2018 a été considérée comme une confirmation de ce récit selon lequel les Colombiens ont tendance à voter pour les conservateurs.
Ce récit médiatique a obscurci plusieurs éléments clés. Juan Manuel Santos, président de l’époque, rabaissait le Colombien moyen, et son gouvernement a fait peu d’efforts pour expliquer ce qui était en jeu avec le scrutin. La question était rédigée dans un style si baroque que de nombreux électeurs du « non » ont réalisé plus tard qu’ils avaient en réalité l’intention de choisir le « oui ». Les alliés d’Uribe étaient également présents en force, avec un argumentaire affirmant que le vote pour la paix était en réalité un vote pour tolérer la violence politique de gauche et que les anciens combattants de la guérilla bénéficieraient d’un traitement préférentiel.
L’élection suivante de 2018 a beaucoup de similarités avec le scrutin actuel. Dans les deux cas, l’ensemble de l’establishment économique et politique colombien s’est regroupé pour diaboliser les candidatures progressistes de Gustavo Petro et de sa colistière de l’époque, Ángela María Robledo (mettant en évidence le passé guérillero de Petro, par exemple), tout en minimisant les liens évidents entre le candidat Iván Duque et l’uribismo – dont les liens avec le crime organisé étaient alors largement connus. Même les secteurs politiques les plus modérés de Colombie ont été complices de la perpétuation de la fausse idée que Duque était son propre candidat – c’est-à-dire qu’il n’était pas un faux-nez d’Uribe – et qu’il était un défenseur des accords de paix. L’escalade rapide de la violence paramilitaire sous ses quatre années de mandat a prouvé à quel point ils se trompaient tragiquement.
Pire encore, dès qu’il est devenu clair que l’administration de Duque serait une simple continuation de la politique d’extrême droite à la Uribe, le centre politique s’est lavé les mains de toute responsabilité. L’extrême pauvreté, le déplacement forcé et la dépossession des paysans et des peuples indigènes, ainsi que les taux croissants de violence contre les mouvements sociaux et la gauche étaient, semble-t-il, la faute d’électeurs colombiens brutaux et sans éducation.
Soulèvement social
L’image élitiste d’un peuple colombien peu fiable politiquement remonte au 19ème siècle. La stigmatisation contemporaine, cependant, est un sous-produit de l’union de deux facteurs : la « guerre contre le terrorisme » de l’administration Bush et la doctrine de « l’ennemi intérieur » promue par Álvaro Uribe.
Les doctrines imbriquées ont permis à la droite colombienne de qualifier de terrorisme toute expression d’activisme politique ou de dissidence. Et même si les deux doctrines ont décliné, leurs effets persistants continuent de nuire à l’exercice de la politique de gauche, à la liberté de pensée et aux mouvements sociaux en Colombie.
« Trop longtemps, les élites Colombiennes ont pu s’appuyer sur une image fabriquée :
celle d’un peuple colombien violent, conservateur et sans éducation. »
Un soulèvement social d’un mois, à l’échelle nationale, dont les prémices n’ont cessé de gonfler depuis 2019 avec une explosion en 2021, a permis de percer l’écran de fumée des médias, sensibilisant le monde au sort et au mécontentement quotidiens du peuple colombien. La répression gouvernementale qui a suivi – y compris les scènes de violence dantesques de la grève nationale du 3 mai – a également révélé à un public mondial deux Colombies qui se faisaient face dans une guerre.
D’un côté, il y a une classe politique liée au crime organisé et soutenue par les paramilitaires et la police, prête à tirer à bout portant sur les manifestants, à entretenir des centres de torture clandestins, à commettre des arrestations arbitraires et des violences pures et simples contre les jeunes, noirs, mouvements paysans et indigènes. Comme toujours, les médias appuyaient leurs actions en dépeignant désespérément les revendications démocratiques comme des actes de vandalisme ou l’expressions d’une violence irrationnelle.
D’un autre côté, il y avait un mouvement de masse avec plusieurs millions de personnes prêtes à s’opposer à la violence paramilitaire, aux pénuries alimentaires forcées et aux méthodes hostiles du gouvernement, juste pour tenir la rue pendant plus de deux mois et envoyer un message clair au monde entier : l’économie de guerre et la dépossession forcée en Colombie doit cesser.
Petro et Márquez
Pendant trop longtemps, les élites colombiennes ont pu s’appuyer sur une image fabriquée du peuple : violent, conservateur et sans éducation. Une façon de légitimer l’usage systématique de la violence contre toute tentative de « troubler la paix » – surtout si elle vient de mouvements politiques, sociaux et territoriaux.
Cela étant, les secteurs populaires et la classe ouvrière de Colombie ont façonné leur propre réponse face à ce stéréotype : un acteur politique collectif, mobilisé dans les rues, et inséré aux cœur de l’appareil d’État comme l’ont démontré les élections législatives de mars où la gauche a remporté la majorité des sièges.
Cette alliance entre mobilisation populaire et organisation politique a donné naissance aux candidatures de Gustavo Petro et de Francia Márquez et à leur alliance du Pacto Histórico, qui a renoué avec la longue histoire de la lutte populaire de gauche en Colombie. Il convient également de mentionner que le peuple colombien a activement protégé ces candidats contre les tentatives d’assassinat, évoquant ainsi le fantôme des tragédies passées dans lesquelles des candidats de gauche ont été abattus en toute impunité.
Les candidatures de Petro et Márquez ont donné à la Colombie une opportunité historique de mettre fin à un régime de violence systémique tout en devenant un leader mondial dans la transition de l’économie fossile vers un modèle économique plus durable sur le plan environnemental. Petro et Márquez viennent également de deux des régions les plus touchées par les fléaux jumeaux du conflit armé et du racisme – la région des Caraïbes et du Cauca, respectivement. Leur origine régionale bouleverse ainsi le centralisme politique qui a historiquement privilégié les élites à Bogota et Medellín. Gustavo Petro et Francia Márquez viennent d’un milieu de la résistance populaire, des droits de l’homme et de la défense territoriale, et tous deux ont été des défenseurs infatigables de la fin du conflit armé en Colombie.
Malgré des fraudes institutionnalisées, le Pacto Histórico a surpris toute la Colombie en mars en devenant la force politique majoritaire à la législature. La gauche internationale retiendra son souffle pour une nouvelle victoire, dans l’espoir que, comme l’a dit Francia Márquez, la politique de gauche en Colombie puisse passer « de la résistance au pouvoir, jusqu’à ce que la dignité devienne une habitude quotidienne ».