Ce printemps, Narendra Modi est candidat à un troisième mandat consécutif. A la tête du pays depuis 2014, il a, avec son parti le BJP, profondément transformé l’Inde séculariste née en 1947. A cette époque, la jeune Union indienne se targuait d’être un régime démocratique et non-confessionnelle, à la différence de sa rivale la République islamique du Pakistan (même si elle de devint officiellement « islamique » qu’en 1976). C’était un atout que Jawaharlal Nehru, premier Premier ministre de l’Inde indépendante, faisait valoir sur la scène internationale. Mais près de quatre-vingts ans plus tard, la nation indienne s’est considérablement éloignée de cette conception séculariste de l’Etat, au profit d’un nationalisme ethnoreligieux hindouiste essentialisant où chrétien·nes et musulman·es sont des citoyens de seconde zone.
Nous avons déjà longuement traité des implications de facto de cette évolution, que j’ai également abordée dans d’autres pages sous l’angle de « l’hégémonie » telle que proposée par le théoricien Antonio Gramsci. De jure, l’hindouisation des institutions s’est précisée avec la mise en application, en mars dernier, de la « Loi modifiant l’accès à la citoyenneté », le Citizenship Amendment Act. Adoptée en 2019, elle avait suscité une forte opposition dans le pays. Elle est en effet considérée comme violant l’égalité de tou·tes les citoyen·nes devant la loi garantie par la Constitution, puisqu’elle restreint l’accès à la citoyenneté des ressortissant·es musulman·es du Pakistan, du Bangladesh et d’Afghanistan.
L’autoritarisme s’est également renforcé au cours du second mandat de N. Modi par la torsion toujours plus forte de l’état de droit. La criminalisation ou l’intimidation de l’opposition ont drastiquement restreint la réalité de la compétition électorale. En effet, pour ce suffrage, les principaux leaders de l’opposition sont ou bien poursuivis ou bien emprisonnés pour des motifs fallacieux. Et si 28% des candidats investis par le BJP viennent d’autres partis, principalement de l’opposition, c’est parce qu’ils ont cédé à diverses pressions, menaces de poursuites, etc. Le caractère démocratique de l’Etat indien, qui d’un point de vue formel se caractérise par des élections ouvertes et libres, n’a par conséquent jamais été autant remis en question que pour le présent scrutin.
Cette évolution de l’Union indienne vers un régime autoritaire et identitaire est d’autant plus inquiétante qu’elle est guidée par un Premier ministre formé au sein du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’Armée des volontaires nationaux, groupe créé en 1925 sur le modèle exact des Fasci italiani di combattimento, les Faisceaux de combat fondés en 1919 par Benito Mussolini. Cette évolution confirme par ailleurs une tendance observable aux quatre coins du monde : l’accession au pouvoir de gouvernements conjuguant la mise en œuvre d’une politique identitaire discriminante avec une politique économique néolibérale mâtinant libre-échange et protectionnisme ciblé pour préserver le capital financier aux dépens des travailleur·es.
C’est dans ce même contexte que s’inscrivait la visite officielle d’Emmanuel Macron en janvier dernier et la déclaration commune qui en est issue. Si ce volet économique de la politique de Modi est moins connu, il est pourtant impossible de saisir ses succès électoraux sans le prendre en compte. A partir du moment où il a été Ministre en chef de l’État du Gujarat, en 2001, N. Modi n’a cessé de tisser des liens étroits avec les chefs des très grands groupes indiens : les familles Ambani, Adani, etc. Depuis, ces derniers financent ses campagnes, non sans quelques scandales.
En 2019, le gouvernement a même transformé les modalités de financement électoral pour faciliter les donations anonymes. Cette disposition a été retoquée par la Cour suprême début avril, soit au bout de cinq ans. Qu’importe donc pour Narendra Modi qui a déjà allégrement tiré bénéfice de ce système. Que les présentes élections soient les plus coûteuses de l’histoire avec près de 14 milliards de dollars (à égalité avec les élections étatsuniennes), dont l’écrasante majorité dépensée par le BJP, est un indicateur à cet égard. Ainsi, rien que pour la propagande en ligne, le BJP avait déjà dépensé 300 fois plus que le Congrès en mars dernier. Les sommes pharaoniques déversées par les capitaines d’industrie au parti de N. Modi lui ont par exemple permis de développer une stratégie digitale aussi agressive que fructueuse, toute entière consacrée à la glorification du « père de la Nation (hindouiste) ». N. Modi recourt ainsi à des armées de trolls numériques qui assèchent toute autre voix politique. Elles harcèlent les opposant·es en ligne et ne laissent aucune place à la diffusion d’un récit politique alternatif, dans le contexte d’une opposition atone et peu audible. Les grandes industries amies du Premier ministre détiennent également tous les médias, nourrissant ainsi la diffusion de l’hégémonie hindouiste et permettant la socialisation massive de la population aux thèses de l’hindouïté.
Lire notre article : Le néolibéralisme oligopolistique, ressort de l’autoritarisme de Narendra Modi (partie 2)