Journaliste russe engagé ayant notamment passé plusieurs années d’exil en Suède, Alexey Sakhnin était jusqu’à la semaine dernière membre de la direction du Front de Gauche russe. Il a démissionné de l’organisation, et exprimé publiquement son désaccord avec la décision du leader du Front de Gauche Sergueï Oudalstov de ne pas dénoncer, voire de soutenir à demi-mots la guerre déclenchée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine. Déjà présent aux Amphis d’été de la France insoumise en 2019, Alexey Sakhnin est désormais notre principal interlocuteur au sein de la gauche russe et des opposants russes à la guerre.
Dans l’article que nous vous proposons, il relate les échanges qu’il a pu avoir avec des citoyens russes à Moscou après l’annonce de l’entrée en guerre. Dans un mélange de sidération et de fausse indifférence, la majorité de la population a rejeté cette guerre dès le départ. Les tentatives de manifestations contre la guerre observées depuis, et qui ont vu la police arrêter plus de 6000 personnes, confirment ce constat porté immédiatement après l’entrée en guerre.
Contrairement aux habitants de Donetsk, Kharkiv et Odessa, le 24 février les Moscovites n’ont pas entendu d’explosions dans leur ville. Les citoyens russes ont appris le déclenchement de la guerre – que le porte-parole du ministère des Affaires Étrangères a qualifié de « tentative d’empêcher une guerre mondiale » – aux informations.
Le porte-parole du président, Dmitri Peskov, s’est montré convaincu que « les Russes soutiendront l’opération en Ukraine tout comme ils ont soutenu la reconnaissance du DNR et du LNR », faisant référence aux républiques populaires de Donetsk et Louhansk.
Mais, le soir du premier jour de la guerre, plusieurs milliers de Moscovites se sont rassemblés sur la rue Tverskaya pour exprimer leur désaccord. La police a bloqué la place Pouchkine, mais les gens se déplaçaient en foule assez dense le long des boulevards, Tverskaya, et les ruelles environnantes. Les visages jeunes étaient prédominants.
Les mêmes visages jeunes prévalaient il y a dix ans sur la place Bolotnaya et l’avenue Sakharov lors des manifestations anti-Poutine de 2011-2012. Mais l’atmosphère a radicalement changé au fil des ans. En 2012, les « citoyens en colère » étaient fiers de leur « créativité » jaillissante : des centaines de slogans, de banderoles et de chants. Leurs auteurs rivalisaient d’esprit. Maintenant, les gens se déplaçaient pour la plupart en silence. Ils ont scandé un unique slogan : « Non à la guerre ! » Au moins 955 personnes ont été interpellées dans la soirée.
Il n’y avait pas autant de manifestants que lors des plus grands rassemblements de ces dernières années, mais plus qu’on aurait pu s’y attendre un Jeudi soir, le premier jour de la guerre, quand la confusion et la dépression régnaient partout. Mais la plupart de ces personnes étaient, sinon des manifestants endurcis, du moins d’une façon ou d’une autre des milieux d’opposition. Comme on pouvait s’y attendre, la classe moyenne politisée est mécontente des actions radicales de la direction du pays. Mais qu’en est-il de la grande majorité des Russes non impliqués dans ce mouvement anti-guerre ? J’ai parlé à certains d’entre eux.
Qui a besoin de la guerre ?
« Bien sûr que je suis contre la guerre », dit une mère marchant avec ses enfants dans le Parc Taganski. « Qui a besoin de la guerre ? J’ai beaucoup de peine pour les gens. J’ai pleuré toute la journée aujourd’hui. J’ai peur pour mes enfants. Qu’est-ce qui va leur arriver ? »
Pendant ce temps, ses deux enfants, qui paraissent âgés d’environ six et huit ans, courent joyeusement autour de nous. Mais à un moment donné, le garçon s’arrête, se blottit contre sa mère et demande : « Maman, est-ce que Snoop peut devenir un chien d’assistance pour qu’il puisse nous protéger ? »
J’ai marché de la place Taganskaya au monastère Pokrovsky près d’Abelmanovskaya Zastava. J’ai approché toutes sortes de gens : des jeunes filles, des mamies vendant des fleurs, des ouvriers en gilets jaunes municipaux et des pèlerins allant adorer Sainte Matrona de Moscou. J’ai posé quelques questions simples. Presque tout le monde a facilement répondu. Il y avait ceux qui venaient vers moi d’eux-mêmes. Beaucoup ont parlé à la hâte, comme s’ils rompaient enfin un vœu de silence.
« Très mauvais ! » ont dit deux filles d’environ dix-huit ans. « Très mauvais ! ».
L’enthousiasme et le soutien qu’espérait le porte-parole du président sont absents.
Sur trente ou quarante répondants, un seul — un jeune homme en âge de conscription — a parlé du soutien patriotique aux actions des autorités russes : « C’est notre terre. Elle doit être protégée. S’ils m’envoient, j’irai là où on me dit d’aller ». Mais quand je lui ai demandé ce qui nous attendait dans un avenir proche, il a répondu : « Je pense que certains réseaux sociaux étrangers seront interdits. Pour le reste… Le pain à 500 roubles, un euro pour 500 [le taux de change est actuellement d’environ 1 pour 100]. Notre gouvernement fait beaucoup d’erreurs. Mais une fois que nous avons commencé, il faut aller jusqu’au bout ».
Tous les autres ont exprimé des sentiments allant de la peur au ressentiment. Je n’ai rencontré personne qui soit préparé psychologiquement à des nouvelles inquiétantes du front. Les gens ne pouvaient tout simplement pas expliquer pourquoi les troupes russes s’étendaient en territoire ukrainien. Personne ne leur a donné une quelconque réponse convaincante. Les plus anciens se souvenaient de 2014 et le printemps de Crimée.
« C’était en quelque sorte plus facile à l’époque », a déclaré un homme dans la quarantaine que j’ai arrêté devant une succursale de la Sberbank. « Il y avait un sentiment d’unité. Et quelque chose comme un sens de la justice. À l’époque, nos gens ont été offensés – et nous les avons défendus. Et nous avons pris ce qui nous appartenait. Et maintenant je ne comprends pas. Pourquoi avons-nous envahi ? »
La chaîne pro-Kremlin Nezigar sur Telegram l’admet. « Les sociologues disent que l’action militaire en Ukraine, qui a commencé aujourd’hui, est arrivée comme une surprise sur la société russe et a crée une situation de choc massif. Les analystes soulignent que les gens se sont avérés non préparés à une confrontation armée. »
On ne nous a rien demandé
Deux gars sortent d’un café. Je les interroge sur la guerre, le taux de change, et sur les conséquences, comme tout le monde ils ne comprennent pas cette guerre. « Nous ne voulons pas y penser. Nous n’y pensons pas. C’est pourquoi nous ne pouvons dire quoi que ce soit d’intelligible », dit l’un d’entre eux. L’autre ajouta : « C’est comme quelque chose de divin …. Quelque chose de cosmique. Que pouvez-vous y faire ? Ça va de soi, pour l’amour de Dieu ! Nous devrions partir d’ici. Aller à la campagne, dans les bois. Nous devrions allumer des feux, ne pas réfléchir ».
Ce thème est souvent revenu lors de mon expérience sociologique. Les gens se sont retrouvés devant quelque chose dépassant leur entendement : la guerre. Quelque chose qui ne convient pas à leurs principes moraux. Ce n’est pas une guerre défensive. Elle n’a pas lieu d’être. Et ils ne prêtent pas attention à cette information au sujet de laquelle ils ne pouvaient rien faire : « J’ai interdit à ma mère de regarder les infos » dit une femme d’âge moyen. Je lui ai dit de regarder My Fair Nanny. C’est une bonne émission !, « mais ne lis pas les infos, c’est mauvais pour toi ».
Deux étudiants de première année m’ont dit que leurs camarades de fac sont réticents ou ont peur de parler politique « On a le sentiment qu’il ne voient rien. Ils essaient de ne rien voir ». Beaucoup de gens ont cette même impression. Ca me sidère de voir que tout le monde est silencieux, comme si c’était normal » dit un travailleur à moustache de la compagnie municipale d’énergie, indigné. « Ils sont juste collés à leur portable, c’est tout ! ».
Mais ce sentiment d’indifférence générale peut être trompeur. Tous mes interlocuteurs m’ont dit qu’ils avaient discuté d’une façon ou d’une autre de cette terrible nouvelle.
Beaucoup ont avoué « passer la journée » là-dessus. Mais les discussions enflammées avec des proches différent de ceux que l’on peut entendre dans une ville vaquant à ses occupations journalières. Et beaucoup ont le sentiment qu’ils sont les seuls à ressentir de l’angoisse, de l’impuissance et de la solitude. Même si parmi les passants tout le monde ressent probablement les mêmes choses.
Personne n’a demandé à ces hommes et ces femmes, ou à qui que ce soit dans le pays ce qu’ils pensaient. Pensent-ils qu’ils doivent envoyer des chars et des avions russes dans l’ex-république fraternelle ? Sont-ils prêts à faire des sacrifices pour le compte de ce que Poutine qualifie de « dénazification de l’Ukraine » ? Croient-ils que la sécurité du pays exige de prendre des mesures extrêmes ? La guerre n’avait commencé que depuis 24 heures mais beaucoup ressentaient déjà le besoin d’en parler, d’exprimer leur opinion. Au moins pour être entendus. « Vous allez vraiment écrire que je suis contre la guerre ? », me demanda naïvement une vieille dame à la sortie d’un magasin d’alimentation.
Le problème principal
« Comme si l’État n’avait rien d’autre à faire ! » Me dit la vieille fleuriste à voix basse. Hier le fils de ma voisine a eu un grave accident parce que la route s’est effondrée sous lui. Est-ce vraiment nécessaire pour eux de commencer une guerre quelque part ? Ne feraient-ils pas mieux d’étaler l’asphalte convenablement ? Me voici, une vielle dame, debout en train de vendre des fleurs, ma retraite ne me suffit pas. Mais au moins j’ai vécu, et maintenant ? Est-ce à nouveau la guerre, comme à l‘époque des Allemands ? ».
Six femmes dans la cinquantaine, en cercle devant la station de métro Marksistskaya avec leurs sacs posés sur des murets : « Oui c’est inquiétant bien sûr » dit la plus agitée parmi elles. « Et j’ai très peur pour nos maris, pour nos enfants. Ils se peut qu’ils soient mobilisés. Mais nous espérons que ça se termine bientôt, que nos soldats rétablissent l’ordre rapidement là-bas. Mais il y a la guerre, les amies … Nous sommes au 21e siècle et nous sommes en guerre. Si ça devait s’étendre à grande échelle, çà affectera tout le monde ». « Alors, nous ne sommes pas près de partir en Égypte ? » ai-je demandé à la dame qui venait juste d’évoquer son récent voyage là-bas. 3Bien sûr que oui. Si Dieu le veut » répondit-elle. « Tout ira bien. Tout se passera bien ! Nous avons une armée forte je pense, et ça ne nous affectera pas de sitôt. Nous avons un grand président, alors ce n’est pas le problème principal ». La femme balbutie. Son flot d’optimisme s’exprime difficilement. Ses amies hochent la tête : « Non Lena. C’est foutu. C’est le principal problème en ce moment ».