Une arme d’excommunication
La force de cette étiquette infâmante est d’offrir une élasticité telle qu’on peut y inclure qui on veut quand on veut, au grès des circonstances. Comme l’a rappelé avec gravité Jean-Luc Mélenchon « l’offensive idéologique brune a toujours procédé de même sous toutes les latitudes. Ceux qui croient pouvoir se cacher seront rattrapés. C’est donc tout de suite qu’il faut résister. L’expérience doit éclairer notre devoir de courage et d’unité ». Comme le concept de « judéo-bolchévisme » à une autre époque, celui d’ « islamo-gauchisme » ne sert qu’à jeter l’opprobre. Il s’agit d’une catégorie fourre-tout , évanescente sur le plan idéologique et sociologique : une arme d’excommunication.
Dans le cas de la France Insoumise la compromission avec l’ennemi serait établie par la participation, le 10 novembre 2019, à la manifestation contre l’islamophobie organisée après plusieurs semaines de haine décomplexée à la télévision contre les musulmans, ponctuées par une attaque à l’arme à feu contre une mosquée à Bayonne (lire l’article de Jean-Luc Mélenchon à ce sujet). Il était du devoir patriotique de la France insoumise d’y être présente pour contrer l’objectif théorisé par les terroristes islamistes de creuser un clivage au sein de la nation entre les musulmans et les non musulmans. Quand des concitoyens sont attaqués en raison de leur appartenance réelle ou supposée à une religion, le devoir d’un mouvement républicain et réellement laïque est d’être à leur côté.
La discussion sur le terme d’islamophobie, qui charrie certains des enjeux relatifs au combat contre l’islamisme, est légitime. Les uns pensent que ce terme interdit toute critique de la religion, et ferait donc le jeu des islamistes. Les autres pensent que quelles que soient les ambiguïtés du terme, les débats autour de son usage ne doivent pas masquer l’essentiel : la montée en France d’un racisme envers les musulmans en raison de leur croyance.
Cette discussion est toutefois rendue impossible dans le climat nauséabond entretenu sur la plupart des chaînes « d’information » se livrant à une surenchère hallucinante. Surtout, quand bien même pourrait-il être mené sereinement, ce type de débat terminologique n’en aurait pas moins pour limite d’en rester à une analyse purement discursive, idéelle, symbolique.
« Les objectifs que l’on croit fixés par l’idéologie djihadiste (…) ne prennent leur sens, ne se matérialisent et souvent ne se théorisent qu’en rapport avec les moyens financiers, étatiques, ou bureaucratiques disponibles » (Laurent Bonnefoy, « Ce que pensent (vraiment) les djihadistes. Sur une controverse qui ne veut pas finir », Le Crieur, n°7, février 2017). N’en déplaise aux obscurantistes comme Manuel Valls qui estiment que tenter de comprendre l’ensemble des ressorts d’un phénomène revient à l’excuser, il apparaît au contraire que combattre un phénomène suppose de comprendre ses conditions sociales, idéologiques, matérielles d’émergences. Les bonnes agences de renseignements savent cela https://lemondeencommun.info/francois-thuillier-entre-lextreme-droite-et-le-liberalisme-autoritaire-cest-comme-sil-nexistait-quune-seule-politique-antiterroriste-possible/
Un écran de fumée pour occulter les compromissions réelles
L’observation des errements de certains des principaux contempteurs de la « menace islamo-gauchiste », indique que ce refus de sortir des logorrhées sur « l’islamo-gauchisme » pour analyser la réalité du phénomène djihadiste fait également office d’écran de fumée. Les exemples qui suivent n’ont pas prétention à faire le tour des dimensions du phénomène djihadiste, ni à désigner des « complices », ce qui reviendrait à s’abaisser au niveau des porteurs de haine qui ciblent notamment la France Insoumise depuis l’assassinat de M. Paty. Il n’en est pas moins nécessaire de pointer certaines compromissions et de poser certaines questions. De Manuel Valls à la nébuleuse d’extrême droite, en passant par le « philosophe » néoconservateur Pascal Bruckner, sans oublier le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin et son collègue Jean-Michel Blanquer – liste loin d’être exhaustive -, le petit monde politico-médiatique qui répète en boucle le même mantra contre les « islamo-gauchistes » n’a pas un bilan très reluisant en matière de lutte anti-terroriste.
Les idées ne circulent pas par magie, mais par des canaux de diffusion matériels. Si ceux-ci sont pluriels, certaines monarchies du Golfe ont un bilan historique particulièrement lourd, notamment l’Arabie Saoudite foyer de diffusion depuis des décennies de l’islam salafiste, une des principales sources théoriques du djihadiste. Et même quand, comme c’est le cas dans leur majorité, les salafistes ne recourent pas à l’emploi de la violence terroriste, ils n’en dénoncent pas moins le caractère impie de la société occidentale (Bernard Rougier, dir., Qu’est-ce que le salafisme, Presses Universitaires de France, 2008). Cela crée pour le moins une ambiance idéologique propice à la haine. Dans ce contexte ne serait-il pas opportun de remettre en cause, comme le demande la France Insoumise depuis des années, les alliances dites stratégiques avec des pays comme l’Arabie Saoudite ? Pas pour Manuel Valls en tous cas. Prompt depuis des années à voir des « complices intellectuels » du terrorisme islamiste partout à gauche ce dernier, premier ministre, n’en avait pas moins revendiqué sur un ton bravache une « relation stratégique » avec l’Arabie Saoudite peu après la révélation en 2016 de la remise de la légion d’honneur au Ministre saoudien de l’Intérieur par François Hollande. Cette relation stratégique a donc amené François Hollande, Manuel Valls et ses collègues socialistes au gouvernement a soutenir l’alignement de la diplomatie française sur les objectifs des puissances du Golfe en Syrie. Est-ce cet alignement qui explique que Manuel Valls a, selon les informations de l’ancien directeur Directeur Général de la Sécurité Intérieure, refusé une liste de djihadistes français présumés présents sur le territoire syrien car elle émanait des services de sécurité syriens ? La question est d’autant plus pertinente qu’on sait, à ce stade des investigations, que l’assassin du professeur Samuel Paty était en contact avec des réseaux djihadistes présents en Syrie. Est-ce en raison de problèmes d’organisation que le même Manuel Valls, Ministre de l’Intérieur, ne semble, toujours selon l’ancien Directeur Général de la Sécurité Intérieur, pas avoir tenu compte d’une note produite dès 2011 indiquant que la capture d’un djihadiste avec l’aide des services syriens avait permis d’établir que le Bataclan – où 90 personnes allaient être assassinées dans l’attentat du 13 novembre 2015 – était une cible prioritaire des djihadistes ? On ne connaît pas la version de Manuel Valls sur ces éléments troublants. Trop occupé à combattre des « complices intellectuels » imaginaires des djihadistes, il n’a visiblement pas le temps d’évoquer l’ampleur de certaines failles opérationnelles datant de l’époque où il était Ministre de l’Intérieur puis Premier Ministre.
Que pense de tout cela Pascal Bruckner, « philosophe » en croisade sur tous les plateaux contre l’islamo-gauchisme ? On ne sait pas. Personne ne lui pose la question dans le petit monde politico-médiatique. Il serait pourtant intéressant de recueillir le témoignage d’un des principaux soutiens parmi les intellectuels français des djihadistes afghans – à l’époque on disait moudjahidine. D’autant plus que, loin de renvoyer à une histoire révolue sans conséquence sur notre présent, cette période dramatique de l’histoire afghane a constitué la première matrice opérationnelle du djihadisme actuel (Gilles Kepel, « Le terrorisme islamiste est né en Afghanistan », L’Histoire, n°293, décembre 2004). Avec le recul de l’histoire, qui enseigne que sans ce soutien Al Qaïda n’aurait par exemple pas pu exister, fallait-il selon le néoconservateur Pascal Bruckner soutenir les combattants islamistes face aux communistes – avant même l’intervention militaire de l’URSS – comme le souhaitait la CIA dont il est de longue date un des télégraphistes ? Que pense le même Pascal Bruckner de son soutien forcené, toujours dans la continuité de l’administration étasunienne du moment, à la guerre en Irak en 2003 ? Quelles conclusions tire-t-il du fait que Daech, organisation née en Irak dans un contexte de destruction de l’État irakien consécutif à l’invasion étasunienne, commanditaire notamment des attentats de novembre 2015 à Paris, n’aurait pas pu exister sans cette guerre ? (Myriam Benraad, Irak, la revanche de l’histoire. De l’occupation étrangère à l’État islamique, Vendémiaire, 2015). Là encore on n’en saura rien, l’inquisiteur étant trop occupé à proférer des accusations aussi dangereuses que grotesques. Il est intéressant, au passage de noter que la notion d’ « islamo-gauchisme » a été forgée en 2002 par un des principaux autres soutiens français à cette guerre, Pierre-André Taguieff, signataire de la tribune suscitée.
La nébuleuse d’extrême droite et les islamistes
Le disque rayé sur le thème « c’est la faute aux islamo-gauchistes », n’aura pas laissé de place sur des plateaux de télévision radicalisés à l’analyse de certaines connexions troublantes. L’émissaire de la cimenterie Lafarge, quand cette dernière a négocié avec les djihadistes le maintien de ses activités dans les zones occupées par Daech en Syrie, est un ancien candidat municipal du Front National à Paris. L’homme par qui ont transité les armes dont s’est servi Amady Coulibaly lors des attentats du 9 janvier 2015 était un ancien responsable de la sécurité du Front National . En 2009, deux proches de Marine Le Pen, Axel Lousteau et Frédéric Chatillon, défilaient sur fond d’antisémitisme commun aux côtés de Dieudonné avec le collectif Cheikh Yassine fondé par Abdelhakim Sefrioui, un des principaux protagonistes présumés du meurtre du Professeur Samuel Paty.
En 2017, le Rassemblement National a été sauvé financièrement par un virement de 8 millions d’euros ayant transité par une banque émiratie et un « homme d’affaire » français dont les activités se situent dans des zones africaines. Sur le plan idéologique, il a depuis longtemps été établi, notamment par la résistante et ethnologue Germaine Tillion, que les extrémistes identitaires se prétendant ennemis partagent souvent beaucoup en commun (Germaine Tillion, Les Ennemis complémentaires, Paris, Éditions de Minuit, 1958).
Ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg d’hypocrisies et de renoncements sur fond d’alliances coupables, d’attrait pour l’argent, de coupes budgétaires dans les services de sécurité, d’entorse à la laïcité de la part de ceux qui s’en prétendent les gardiens etc. La liste des erreurs, fautes, compromissions pourrait remplir une encyclopédie. Qu’a à dire Jean-Michel Blanquer, autre accusateur de la France Insoumise, au sujet des révélations d’un ancien Recteur d’Académie l’accusant de l’avoir fait limoger en 2007 – Blanquer était alors Directeur de cabinet du ministre de l’Education National Gilles de Robien – pour son opposition à la création de l’école Al Kindi, dont le fondateur était en lien avec à Al-Qaïda en Syrie ?
Est-ce parce que la plateforme Pharos recueillant les signalements de contenus suspects ou illicites, et à qui avaient été signalés les tweets du meurtrier, est sous dotée en moyens humains ? Comment un jeune tchéchène de 18 ans dont la conversion islamiste datait de plusieurs mois a-t-il pu passer sous les radars des services de renseignements ? Est-ce une fatalité face à la complexité de la menace, ou un dysfonctionnement ? On ne le saura pas, le Ministre de l’Intérieur étant trop occupé à pointer les « islamo-gauchistes » et autres mangeurs de produits hallals ou cashers.
Peu importent ces faits troublants. Pour les éditorialistes, chiens de garde et autres politiciens en roue libre, c’est la faute à Mélenchon. Et peu importe pour ces porteurs de haine que la France Insoumise ait depuis des années, dans les interventions de ses élus et dans le programme l’Avenir en commun, été le mouvement politique le plus productif en propositions concrètes, opérationnelles, de lutte contre le terrorisme. L’histoire jugera. Et en attendant, nous ne cesserons pas le combat au service de notre pays dans l’unité quand les circonstances l’exigent, sans céder à la haine.