L’anthropocène, cette ère géologique où les êtres humains sont la principale force qui modifie l’écosystème, n’est pas une abstraction. C’est un fait physique qui s’incarne dans de très grandes perturbations environnementales et des évènements qui nous paraissent catastrophiques par rapport à ce que nous connaissions jusqu’ici. Les feux qui ravagent l’Australie en ce moment en sont l’exemple récent le plus spectaculaire. Il faut en prendre la mesure pour réaliser que le changement climatique n’est pas un processus progressif et linéaire. Il est fait d’emballements soudains et de modifications brusques. Et il faut comprendre que les phénomènes de cette nature ont aussi un contenu politique immédiat. Je vais dire comment.
Habituellement, la saison des feux de brousse en Australie commence en décembre et dure jusqu’à mars. Mais cette année, elle a débuté dès le mois de septembre et les incendies vont en s’amplifiant depuis. 6 millions d’hectares sont partis en flammes soit une surface plus grande que la Belgique et équivalente à l’Irlande. Et c’est trois fois plus que la zone touchée par les incendies en Amazonie cet été. Pour la biodiversité, les conséquences pourraient être irréversibles. Des chercheurs de l’université de Sidney estiment à un milliard le nombre d’animaux qui ont été affectés. Dans l’Etat de Nouvelle-Galle du Sud, un tiers de Koala sont morts.
Et surtout, le « bush » australien, la base d’un écosystème forestier unique au monde est entièrement détruite sur de larges zones, jusqu’à la racine. Pour certaines espèces, qui ne vivent nulle part ailleurs sur la planète, la combinaison entre une mortalité très élevée et la destruction de leur habitat pourrait mener à leur extinction rapide. C’est le cas des grenouilles vertes australiennes ou du perroquet vert de Western Ground. Par ailleurs, ces incendies ont à eux seuls relâché 250 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère. On peut déjà dire qu’ils accélèrent et le réchauffement climatique et la 6ème extinction des espèces. C’est-à-dire que l’évènement catastrophique a pour conséquences d’aggraver les causes qui l’ont provoqué.
L’Australie ne sera plus le même endroit après ces feux. Certaines espèces animales n’y survivront pas quand ce ne sont pas des forêts entières qui sont rasées de la carte. Qu’est-ce qui, à l’origine, aura provoqué cette modification radicale de l’île ? C’est le changement du climat. L’année 2019 a été pour ce pays la 2ème la plus sèche et la plus chaude jamais observée. L’augmentation de la température a pour conséquence de faire commencer la saison des feux plus tôt et de la faire durer plus longtemps. Quant à l’absence de pluies, elle rend des zones vulnérables aux incendies qui ne l’étaient pas auparavant. Des forêts considérées jusqu’ici comme tempérées s’embrasent en ce moment après une année de sécheresse. Les feux sont donc susceptibles de durer plus longtemps et de couvrir une surface plus étendue.
L’année 2019, exceptionnelle, s’inscrit dans une période plus longue. Ainsi, depuis les années 1990 la température moyenne en Australie s’est accrue de 1°C et les précipitations ont diminué de 10%. Résultat : alors qu’au 20ème siècle, les météorologues recensaient en moyenne un « méga-feu » tous les 30 ans, ils ont pu en compter 6 dans au cours des 20 dernières années. On est ici face à une illustration typique du fait que le changement climatique est bien une bifurcation. La modification d’un nombre limité de paramètres de l’écosystème, en l’occurrence la température et la pluviométrie, entraine une série de conséquences incommensurables au départ, comme la destruction par le feu de 6 millions d’hectares. On ne peut pas parler de crise car ces conséquences sont irréversibles, sans retour à l’ordre antérieur et accélèrent elles-mêmes le changement.
Mais l’anthropocène n’est pas qu’un fait physique. C’est aussi un fait social. L’organisation des sociétés a un effet sur la dureté avec laquelle ses conséquences se manifestent et il produit lui-même des défis auxquels les sociétés doivent répondre. Bien sûr, on pense aux faits générateurs initiaux : les émissions de gaz à effet de serre encouragées par le capitalisme financiarisé et l’agriculture productiviste. Pour l’Australie, c’est particulièrement parlant. C’est le 5ème producteur et 2ème exportateur mondial de charbon. Et son modèle agricole est fondé sur le pompage des nappes phréatiques et le drainage des cours d’eau pour irriguer de vastes champs produisant pour l’exportation.
Mais il y a plus. La gestion de la ressource en eau aggrave la sécheresse et rend des réservoirs indisponibles quand il s’agit de lutter contre le feu comme en ce moment. Car les droits d’usages de l’eau sont en Australie l’objet d’un marché et d’échanges totalement libres entre opérateurs privés. Ainsi, dans un pays qui en manque et où les habitants subissent régulièrement des restrictions, beaucoup d’eau est détourné de l’intérêt général. Un exemple récent montre la folie de ce système. Alors que les incendies faisaient rage, début décembre, une entreprise singapourienne a réalisé un beau « deal » à 490 millions de dollars. Elle a vendu 89 milliards de litres d’eau douce australienne à un fond de pension canadien. Celui-ci compte utiliser l’eau pour irriguer des plantations d’amandiers dont il est propriétaires dans le pays. L’eau douce australienne, au lieu de jouer son rôle de régulateur de l’écosystème australien ou d’être utilisée pour combattre les incendies, sert ici à produire des rentes suffisantes pour payer des retraites par capitalisation canadiennes.
La globalisation financière joue donc un rôle dans la catastrophe australienne. Elle met naturellement en avant la revendication des biens communs. Dans le contexte du réchauffement climatique, les conséquences de la privatisation de l’eau apparaissent clairement comme catastrophiques. Les circuits improbables de la mondialisation financière détachent cette ressource de son écosystème immédiat où elle joue pourtant un rôle essentiel. De plus en plus, sa marchandisation va apparaître comme incompatible avec la survie des sociétés humaines. Et sa réappropriation comme bien commun et non commercial va devenir une composante centrale dans le programme de l’intérêt général humain.
Un exemple similaire est celui de la santé. Les fumées toxiques des incendies australiens ont propulsé la ville de Canberra au premier rang mondiale des villes les plus polluées. Le taux de pollution atmosphérique y dépasse de 20 fois le seuil d’alerte de l’OMS. En décembre, la fréquentation des urgences de la ville pour des problèmes respiratoires a augmenté de 80%. Comment imaginer qu’une société puisse encaisser un tel choc si elle n’a pas construit un solide système de solidarité pour prendre en charge la santé ? Dans un système où il faut sortir sa carte bleue pour être soigné ou dans un pays où les hôpitaux publics ont subi des coupes budgétaires tous les ans, il n’est pas possible de faire face à un évènement comme celui-ci. La catastrophe est alors aggravée par l’incapacité de la société à en prendre en charge les conséquences.
L’évènement australien n’est pas exceptionnel. Dans de nombreuses régions du monde, les incendies sont de plus en plus fréquents et intenses. Nous en avons déjà eu l’exemple dans les six derniers mois en Amazonie, en Afrique tropicale ou en Californie. Les inondations, les tempêtes et les canicules vont aussi aller en augmentant. Ces faits rendent à mes yeux la logique de l’entraide de plus en plus essentielle dans l’ère du peuple.