Harrison Stetler : Plus de douze mille habitants de Gaza (NDLR : 15 000 au moment de la publication de cette traduction) sont morts à la suite des bombardements et de l’invasion par Israël de la bande côtière isolée, en réponse à l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre. À ce stade, la plupart des chefs d’État occidentaux ne demandent guère plus qu’une pause momentanée dans l’offensive israélienne (NDLR : depuis, plusieurs chefs d’État, dont E. Macron, ont appelé à ce que la trêve se transforme en cessez-le-feu, mais sans exercer la moindre pression pour que cela advienne). Qu’est-ce que cette crise nous dit de l’Occident ?
Arnaud Le Gall : Nous sommes à nouveau confrontés à un désastreux exemple du double standard pratiqué par nos gouvernements. Ce qu’on appelle l’Occident a une capacité d’indignation très sélective. Ceci n’est pas l’apanage des pays occidentaux. Mais ce qui leur est propre, c’est qu’ils aiment dans le même temps donner des leçons à la planète entière sur les droits de l’homme – qu’ils assimilent à des valeurs « occidentales » alors que les droits de l’homme ont une histoire mondiale. Ce double langage est un nouvel exemple choquant de l’idée selon laquelle toutes les vies ne se valent pas. C’est ignoble. Je ne sais pas comment le décrire autrement.
C’est aussi une énorme erreur d’un point de vue purement stratégique. L’époque où les pays Occidentaux pouvaient dicter leur loi à tous les autres sur la scène internationale est révolue. Au contraire, les puissances occidentales sont aujourd’hui contestées, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Les réactions sur la situation au Proche Orient confirment ce que nous avons déjà vu après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les pays dits « du Sud » ne suivent plus les diktats occidentaux. Ils profitent de l’évolution du paysage géopolitique pour tracer leur propre voie. C’est un peu comme à l’époque du mouvement des non-alignés, même s’il s’agissait alors d’un autre monde et que le terme « non-alignement » n’a plus la même signification aujourd’hui.
La crise israélo-palestinienne constitue un nouveau catalyseur de ces changements. Et cela va bien au-delà du monde arabe, contrairement à ce que suggèrent le vieux cliché de la « manipulation » arabe de la « question palestinienne » et le discours classique sur la « rue arabe » – une expression que je considère comme une variante du racisme : personne ne parle de « la rue occidentale ». Nous parlons de peuples, d’opinions publiques et de sociétés civiles, et non d’une sorte d’acteur collectif irrationnel mu par la haine. Ces personnes ont une conscience politique et dénoncent le double standard. Ils refusent l’hypocrisie
Harrison Stetler : Le 5 novembre, les responsables de dix-huit agences des Nations unies et ONG ont publié une déclaration commune appelant à un cessez-le-feu. Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a parlé de « crise de l’humanité » pour décrire la situation à Gaza depuis le début de la dernière campagne militaire israélienne. Il s’agit là d’avertissements émanant d’acteurs et d’institutions qui constituent le fondement de l’ordre mondial libéral que l’Occident prétend défendre. Pourquoi leurs préoccupations sont-elles si inaudibles parmi les principaux bailleurs de fonds internationaux d’Israël ?
Arnaud Le Gall : Soyons clairs : notre problème n’est pas l’ONU. Ce sont les nations membres qui l’empêchent d’agir.
Les Nations unies continuent de jouer un rôle précieux. Dans une situation aussi tragique que celle que nous vivons actuellement, nous devons faire attention aux mots que nous utilisons pour décrire les choses. Heureusement, c’est une autorité que les Nations unies conservent aux yeux d’une grande partie du monde. Des gens comme Guterres sauvent l’honneur de l’humanité en ce moment. Même si, évidemment, pour les familles d’habitants de Gaza tués, ou pour un Israélien dont la famille a été prise en otage ou assassinée, ce que disent les Nations unies ne conduira pas, pour l’instant, à une résolution concrète et à la paix. C’est la faute des gouvernements. Ce n’est pas la faute de Guterres. Ce n’est pas la faute des Nations unies. L’ONU est la seule organisation universelle à avoir l’autorité nécessaire pour mettre des mots sur un phénomène.
C’est pourquoi nous échangeons avec ses représentants. Par exemple, le 5 novembre, Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les territoires palestiniens occupés, a témoigné en ligne lors d’une réunion organisée par La France Insoumise au Parlement. Elle nous a alertés sur le fait qu’une épuration ethnique était en cours à Gaza. Notre groupe a également rencontré l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine, qui a perdu plus d’une centaine de membres de son personnel, tués par les bombardements aveugles d’Israël, alors que les puissances qui prétendent représenter la « communauté internationale » sont restées silencieuses (NDLR : y compris contre les accusations délirantes du gouvernement israélien présentant l’ONU comme complice du Hamas).
Il est très important d’utiliser scrupuleusement les mots du droit international, particulièrement dans ce type de crise et de guerre.
Harrison Stetler : La France insoumise s’est retrouvée isolée sur sa position. Quelle est votre réponse ?
Arnaud Le Gall : L’essentiel des attaques lancées contre nous concerne le fait que, tout en parlant « d’actes terroristes / de terreur », de « crimes de guerre », voire de « crimes contre l’humanité » pour décrire les actions du Hamas, nous ne l’avons pas qualifié d’« organisation terroriste ». Pourquoi ? D’abord parce que – comme les nombreuses ONG qui espèrent que ces crimes seront un jour punis – nous avons voulu que notre position soit conforme aux catégorisations fournies par les Nations unies. Ensuite, selon l’ONU il s’agit d’une guerre et d’un conflit colonial. Il faut donc utiliser les termes du droit de la guerre. Je n’ai aucun problème à dire que le Hamas a commis des actes de terreur. Nous l’avons dit depuis le début. Enfin, si l’on se concentre uniquement sur la dimension terroriste des attentats du 7 octobre, cela n’est pas sans conséquence. La suite naturelle de cette caractérisation, c’est la simplification manichéenne de la situation, et l’inscription dans une logique similaire à celle que les États-Unis ont adopté après le 11 septembre contre Al-Qaïda, puis en Irak : l’idée d’une « guerre globale contre le terrorisme », « des démocraties contre la barbarie », bref d’un conflit global du « Bien » contre le « Mal ». Cela sert souvent d’alibi à des exactions et des crimes majeurs. (NDLR : et ne fait que renforcer l’ennemi désigné, puisque la guerre en Irak a par exemple entraîné l’apparition de Daesh).
C’est pourquoi il est essentiel de garder à l’esprit que ces actes de terreur injustifiables s’inscrivent dans le cadre d’une guerre, ancienne, reconnue comme telle par les Nations unies. Quand on nous ordonne de qualifier le Hamas de telle ou telle manière, on escamote le contexte politique de ce qui se passe, et l’on contourne le fait que les règles du droit international s’appliquent également à Israël, un État qui a lui aussi recours à des actes de terreur, commet des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité.
Notons par ailleurs que la France Insoumise a beau être ciblée, à y regarder de plus prêt elle n’est pas si isolée. Notamment parce que devant l’ampleur du massacre commis par Israël dans son opération illégale de vengeance collective, les tenants initiaux de la ligne du « soutien inconditionnel » au gouvernement israélien se sont eux-mêmes divisés. Le 16 novembre, la France a enfin commencé à le reconnaître ; le président Macron a appelé à « travailler à un cessez-le-feu » (NDLR : il a été, pour cela, traité d’antisémite sur I24 news, puis menacé de mort par la Ligue de défense juive, sans qu’un seul représentant de la macronie ne prenne sa défense). Et la diplomatie française a dénoncé une « politique de terreur » des colons en Cisjordanie. C’est important, même si les déclarations de la France se sont largement limitées aux crimes commis par les colons en Cisjordanie, sans mentionner le soutien matériel et politique que l’État d’Israël leur apporte, et sans dire que l’opération militaire d’Israël à Gaza terrorise également la population locale.
(NDLR : on ne peut pas comprendre le traitement fait à la France Insoumise depuis le 7 octobre si on ne le resitue pas dans le contexte politique national, indépendamment des enjeux relatifs à la guerre au Proche Orient. Comme l’a rappelé Jean-Luc Mélenchon, « La droite, l’extrême droite et les macronistes ont besoin d’un ennemi commun pour s’allier. Si leur souci était vraiment le Proche-Orient ou l’antisémitisme, ils auraient cherché à convaincre. Pas à menacer, isulter. Ils sont d’accord pour dire : tous sauf les insoumis ». Car, face à leur stratégie de division du pays sur des bases ethniques et religieuses, la France Insoumise représente la seule opposition en capacité d’œuvrer à une union populaire sur la base d’un programme de rupture sociale et écologique).
Harrison Stetler : La politique étrangère divise depuis longtemps la gauche, en particulier en France. Mais le mois dernier, ces tensions ont atteint un nouveau sommet, le Parti socialiste ayant suspendu sa participation à l’alliance NUPES. Pourquoi la gauche française ne parvient-elle pas à adopter une position unie en matière de politique internationale ?
Arnaud Le Gall : Ce n’est pas un phénomène nouveau. La droite aussi est divisée historiquement sur l’international. Je renvoie par exemple aux débats d’une grande violence au moment de la décision de De Gaulle de sortir la France du commandement intégré de l’OTAN en 1967.
Mais ce qui est plus récent, comme beaucoup d’observateurs nous le disent (souvent en « off », malheureusement), c’est que nous sommes la dernière force au sein de la gauche représentée au parlement – avec, dans une certaine mesure, le Parti communiste, même si cela n’a pas eu beaucoup d’effet sur son leader, Fabien Roussel – qui continue à penser la politique internationale d’une manière globale et cohérente. Je ne dis pas que notre programme est le meilleur du monde. Ce n’est pas le sujet. Mais nous nous efforçons de réfléchir de manière globale et cohérente aux questions internationales.
D’autres forces n’ont plus de programme international. Elles se contentent d’additionner un méli-mélo de causes d’ONG et de slogans repris de la « communauté internationale » autoproclamée. Je n’ai évidemment aucun mépris pour le travail des ONG d’intérêt général. Nous-mêmes utilisons de nombreux rapports d’ONG pour nourrir notre programme. Avec l’ONU, la société civile mondiale est souvent l’un des derniers bastions de l’humanisme dans la politique internationale. Mais le rôle d’une force politique est de proposer une ligne politique globale et une vision articulée, et pas seulement d’additionner des revendications de différents acteurs sans se soucier de la cohérence entre elles ni de la capacité du pays à les mettre en œuvre.
Avec nos partenaires de gauche, nous sommes parfois en plein accord, et parfois non. Mais j’ai l’impression qu’ils n’ont pas vraiment de programme international ou de vision dynamique du monde. Ils ne fondent pas leurs propositions sur une analyse des bouleversements incroyables auxquels nous assistons depuis la fin de la guerre froide – et qui n’ont fait que s’accélérer au cours des dix à quinze dernières années.
Cela les conduit souvent à adopter mécaniquement la position qui leur semble la moins dommageable à court terme dans l’espace politico-médiatique, sans tenir compte ni de la réalité du monde, ni des équilibres de la société française – qui par exemple reste largement attachée à l’idée que toutes les vies ont la même valeur (NDLR : et n’avait donc pas le même centre de gravité s’agissant de l’analyse des événements du 7 octobre et depuis qu’un espace politico-médiqtique beaucoup plus marqué par l’avis des partisans du « soutien inconditionnel » à Israël – c’est-à-dire, si on prend les mots au sérieux, dérogatoire au respect du droit international et du droit de la guerre – et de la doctrine du « choc des civilisations »). C’est une entorse aux principes de base de l’humanisme. Mais c’est aussi une erreur stratégique. Leur quête de respectabilité médiatique à tout prix est vaine, car à la fin leur point de vue ne sera jamais assez aligné pour les tenants de la droite et de l’extrême droite qui donnent malheureusement le la dans les médias dominants. Et dans le même temps il restera inaudible auprès des millions de citoyens et citoyennes qui dès le départ ont refusé le « soutien inconditionnel » dans sa réponse au Hamas.
Plus globalement, la quête de respectabilité, la peur du qu’en dira-t-on, conduit également à ne pas remettre en question des slogans tels que « l’alliance des démocraties contre les dictatures », qui n’est en fait qu’une variante prétendument progressiste du « choc des civilisations ». Devrions-nous encore mener des croisades « démocratiques » comme les États-Unis l’ont fait en Irak ? Contre qui ? Les « démocraties » sont-elles elles-mêmes exemplaires dans leurs relations avec le reste du monde ? Pourquoi certaines dictatures, comme l’Arabie Saoudite, sont-elles acceptables et d’autres non ? Quels sont les critères ? Bref, nous refusons d’occulter les réalités concrètes des relations internationales, et le bilan désastreux des interventions militaires occidentales des années 1990-2000, qui ont précipité l’affaiblissement gravissime du système de sécurité collective construit après la seconde guerre mondiale.
Harrison Stetler : Les changements qui s’opèrent aujourd’hui dans la politique mondiale sont perceptibles dans les slogans utilisés par les personnes qui descendent dans la rue. À Tunis, des manifestants solidaires de Gaza ont manifesté devant l’ambassade de France, appelant la France, qui se présente comme le « pays des droits de l’homme », le « pays des droits de certains hommes ». Quels pourraient être, selon vous, les effets durables de cette crise, au-delà de la question israélo-palestinienne en tant que telle ?
Arnaud Le Gall : Il est clair que les positions unilatérales adoptées par la diplomatie française n’ont pas amélioré l’image internationale de la France. L’exécutif a rompu avec la ligne historique de la diplomatie française, c’est-à-dire avec la défense concrète de la solution à deux États, la défense du droit international, du droit de la guerre. Cela a mécontenté beaucoup de nos diplomates.
Le conflit actuel et les réactions très divergentes qu’il suscite s’inscrivent dans un mouvement historique plus large. Certains parlent de « transformation de l’ordre géopolitique » ou, de manière moins neutre, de « désoccidentalisation », un concept utile mais qui a ses propres limites, comme le souligne un ouvrage récent et perspicace.
Après la phase « unipolaire » des années 1990 et les discours sur la « fin de l’histoire », les États-Unis se sont enlisés dans la « guerre globale contre le terrorisme », ce qui a précipité l’affaiblissement de leur puissance et le déclin de leur hégémonie. Les États-Unis restent la première puissance mondiale, mais ne sont plus hégémoniques. À cela s’ajoutent une crise écologique globale, une crise structurelle du capitalisme et, depuis la fin des années 2000, une profonde remise en cause de l’ordre économique mondial, du libre-échange et de la mondialisation néolibérale. Ce débat s’est encore accentué depuis la pandémie.
Dans ce contexte, la déconnexion entre ce que l’on appelle à tort – car cette catégorie est investie d’intérêts et de visions contradictoires – « l’Occident » et ce que l’on appelle le « Sud global » – également à tort, pour les mêmes raisons – est de plus en plus marquée. Il est probable que la position dure adoptée par les États-Unis sur le conflit israélo-palestinien ne fera qu’accélérer cette divergence, en permettant à d’autres puissances (Turquie, Russie, Arabie saoudite, par exemple) de jouer un rôle de médiateur politique sur cette question dont le poids symbolique est énorme à l’échelle mondiale.
Harrison Stetler : Avec le nombre croissant de crises militaires, humanitaires et économiques dans le monde, il est devenu presque obligatoire pour les dirigeants de l’Union européenne de vanter une certaine forme d' »autonomie » européenne. Pourtant, l’UE se range régulièrement derrière Washington en matière de politique internationale. Pourquoi ?
Arnaud Le Gall : L’UE souffre de plusieurs tares stratégiques fondamentales. Tout d’abord, l’UE est structurellement liée à l’OTAN et, par extension, aux États-Unis. Deuxièmement, il n’existe pas d’accord entre les vingt-sept États membres de l’UE sur une politique étrangère commune ou une vision géopolitique. L’UE n’est pas capable d’agir de manière indépendante au niveau international. Ses dirigeants pensent que de vagues déclarations sur la politique étrangère, ou des promesses d’aide au développement et d’aide humanitaire font une politique étrangère cohérente. Mais, même en tant que force morale, le peu de crédit dont jouissait l’UE s’est effondré sur ce dossier emblématique en raison de son alignement sur le gouvernement d’extrême droite d’Israël.
Le néolibéralisme dogmatique des dirigeants européens les a amenés à croire qu’il suffisait d’être un grand marché pour agir en tant que puissance. À l’inverse, des pays comme les États-Unis et la Chine ont compris depuis longtemps que les conflits intègrent plusieurs dimensions à la fois. L’UE est la seule grande zone économique du monde où les dirigeants agissent comme si les rapports de forces dans la compétition économique capitaliste étaient séparables des rapport de forces géopolitiques au sens étroit du terme.
Même dans le domaine purement économique, elle se tire une balle dans le pied, en restant la dernière zone intégrée du monde à s’accrocher dogmatiquement au néolibéralisme. D’autres pays se donnent, ou du moins essaient de se donner les moyens de la réindustrialisation et d’une certaine autonomie, en permettant aux pouvoirs publics de jouer un rôle de planification et d’organisation (prenons par exemple le cas des Etats-Unis avec l’Inflation Reduction Act). Rien de comparable dans l’Europe néolibérale, qui continue à s’en remettre dogmatiquement au marché en tout, et notamment dans des secteurs stratégiques.
Bref, l’ « autonomie stratégique » européenne n’existe pas, c’est une arlésienne. Et il en sera ainsi tant que l’UE s’accrochera à l’appartenance à l’OTAN et à un modèle économique purement néolibéral, et tant que le mot « souveraineté » sera un gros mot pour de nombreux pays membres de l’UE.
Harrison Stetler : Dans la politique mondiale, la critique du consensus de Washington a été largement monopolisée par ce qu’on appelle les BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud]. Quelle est votre analyse de ces acteurs émergents ?
Arnaud Le Gall : La désoccidentalisation ouvre d’énormes possibilités, tout en augmentant le nombre et l’intensité des conflits potentiels. Nous sommes passés d’un monde unipolaire à un monde que certains appellent multipolaire. Nous ne voulons pas d’une compétition généralisée de tous contre tous dans tous les domaines, pas plus que nous ne voulons de l’hégémonie d’une superpuissance impériale dont l’orgueil démesuré a conduit à des guerres désastreuses, qui ont fait des millions de morts et déstabilisé des régions entières pendant des décennies. En définitive, je préfère utiliser la notion de monde « apolaire » : il n’y a plus de blocs clairement constitués avec des alliances parfaitement cohérentes et ordonnées.
Seuls les atlantistes croient en l’existence d’un bloc occidental cohérent. Qu’est-ce que l’atlantisme ? C’est la croyance qu’il existe une communauté de valeurs et d’intérêts entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Selon moi, il n’y a ni l’une ni l’autre. Nous avons parfois des principes communs. Mais nous avons aussi de profondes divergences, et surtout des principes communs avec l’ensemble de l’humanité sur des bases n’ayant rien à voir avec la couleur, la religion ou que sais-je.
Il en va de même pour les BRICS. Qu’est-ce que les BRICS ? Fondamentalement, ils sont le signe que le monde ne tourne plus autour de l’Occident. Les pays BRICS représentent plus de 40 % du produit intérieur mondial et plus de la moitié de la population mondiale. Mais en même temps, les BRICS ne constituent pas une communauté de valeurs et d’intérêts. Il s’agit d’un forum disparate et d’une alternative à la vision occidentaliste du monde, mais il est marqué par des conflits majeurs.
Une parenthèse longue de deux siècles se referme. C’est un fait. Mais certains membres de la gauche sont tentés de considérer les BRICS seulement comme un contrepoids bienvenu aux États-Unis, comme si cela allait suffire à améliorer le monde. Nous ne sommes pas d’accord. Nous n’avons aucune nostalgie pour l’ancien ordre unipolaire et occidentalo-centré. Mais une transformation géopolitique de l’ampleur de celle que nous vivons, qui va de pair avec une crise structurelle du capitalisme et une crise écologique, ne peut conduire qu’à la guerre si elle se déroule de manière désordonnée.
Tous les indicateurs sont au rouge. Dans de nombreuses régions du monde, nous avons vu que la dynamique des révoltes citoyennes a suscité, en retour, des contre-révolutions autoritaires – après ce que l’on a appellé les « printemps arabes », mais aussi au Chili, au Liban, en Thaïlande, au Burkina Faso et ailleurs – et même aux États-Unis et en Europe.
Il existe un mouvement international d’extrême droite, qui s’étend de Narendra Modi et Marine Le Pen à Donald Trump, Jair Bolsonaro et Kais Saied. Face aux défis actuels, il serait illusoire de penser qu’il existe une troisième voie entre une rupture de la gauche avec le néolibéralisme et la réinvention de ce dernier par l’extrême droite, de plus en plus autoritaire et obsédée par l’ethnie. La fuite en avant dans l’autoritarisme, y compris dans les dites « démocraties libérales », l’exacerbation des discours de haine, la convergence entre le centre et l’extrême droite ne sont pas des accidents. Elles sont la réponse réactionnaire à une colère sociale généralisée.
Harrison Stetler : La critique de l’OTAN et de l’atlantisme par La France Insoumise a suscité des allégations selon lesquelles elle flatterait certaines tendances nationalistes de l’extrême droite – ou aurait même hérité de sa tradition d’antisémitisme. Quel est l’impact de la guerre et de la situation internationale sur la politique en France ?
Arnaud Le Gall : Il faut d’abord dire que le non-alignement ne se résume pas à la sortie de l’OTAN : il faut rompre avec la vision occidentaliste du monde, qui a toujours eu partie liée avec la doctrine désastreuse du « choc des civilisations », qui permet aux néoconservateurs et réactionnaires de tous poils d’importer en politique intérieur leurs obsessions internationales. On l’a vu en France, où des gens comme Éric Zemmour ou Marine Le Pen, mais aussi une bonne partie du centre-droit macroniste, analysent tout à travers ce prisme. Regardez comment ils ont immédiatement fait un lien (inexistant) entre le Hamas et l’attaque terroriste d’Arras le 13 octobre. Ce sont eux qui transposent en France une vision de la situation au Moyen-Orient. Ce sont eux qui ont commencé à chercher les traîtres potentiels, les prétendus « sympathisants du Hamas ».
En rendant la gauche responsable de l’antisémitisme et en assimilant ce dernier à toute critique du gouvernement israélien, ils ont utilisé le prétexte de la lutte contre l’antisémitisme pour renforcer l’alliance croissante entre l’extrême-centre et l’extrême droite sur le dos des musulmans français. En France, l’effet le plus marquant de la crise internationale actuelle est que l’extrême droite a été blanchie de son antisémitisme intrinsèque. Comme si Marine Le Pen avait rompu avec l’histoire de son parti, fondé par des vétérans de la Waffen SS et son propre père, condamné pour antisémitisme. Comme si Zemmour n’avait pas lui-même réhabilité le maréchal Pétain en affirmant que ce dernier avait sauvé des juifs – une rengaine courante chez les nostalgiques de Vichy…
Harrison Stetler : Dans le monde apolaire dans lequel, selon vous, nous vivons aujourd’hui, comment construire une diplomatie efficace et démocratique ?
Arnaud Le Gall : Face à un tel bellicisme, intérieur et extérieur, le non-alignement que nous proposons ne signifie en aucun cas une foi aveugle dans la possibilité du statu quo ou une position de neutralité. Au contraire, une France non alignée sur un camp peut rester alignée sur certains principes cardinaux, à savoir la défense du droit international, la recherche politique de la paix et le rejet du néolibéralisme. Le non-alignement géographique, « civilisationnel », est une des conditions du respect de ces principes. Il fut un temps où la France, à tort ou à raison, était perçue comme le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU capable de parler à tout le monde. Elle n’était alignée ni sur les Russes et les Chinois, ni sur les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
Nous voulons nous adresser au monde entier. Nous ne sommes ni derrière la Chine, ni derrière les États-Unis, mais ils ne sont pas non plus nos ennemis. Notre politique étrangère doit s’articuler autour de ce que nous appelons la diplomatie des causes communes. Être d’accord sur tout ou sur rien, c’est une alternative insensée. Car vous ne trouverez pas deux pays dans le monde réunissant ces conditions. Refuser le « choc des civilisations » nous permet de lier notre intérêt national à un intérêt général humain, de construire des coalitions pour des causes communes. Nous avons récemment eu l’occasion d’en discuter en République Démocratique du Congo, et plus largement en Afrique. Un continent qui représente à bien des égards l’avenir de l’humanité, ne serait-ce que parce que la moitié de la population africaine a moins de 18 ans.
La première cause commune, c’est la défense de la paix. Nous avons également intérêt à former une alliance mondiale pour lutter contre le réchauffement climatique. Il va de soi que cette alliance et cet objectif seront plus faciles à atteindre si la Chine et les États-Unis sont tous deux de la partie, car ce sont les deux principaux émetteurs. De même, il faut travailler avec les nombreuses puissances et les pays émergents qui seront les premières victimes d’un effondrement brutal du dollar. Parvenir à une dédollarisation organisée, et donc à une monnaie commune mondiale – le vieux rêve de Keynes, après tout –, est dans notre intérêt à tous, car si le dollar s’effondre, le choc sera terrible. Ce ne sont là que quelques exemples, cruciaux, dans une liste aussi longue que celle des objectifs et des biens devant être considérés comme communs ou déjà considérés comme tels. Pour réaliser des progrès significatifs sur ces questions, nous devons à la fois sortir des abstractions, dépasser la logique néolibérale, les logiques de blocs et les vielles allégeances, et construire de larges coalitions au service de l’intérêt général humain. Cela commence par cesser de saper l’autorité de l’ONU. Avec toutes ses limites elle est la seule organisation universelle où ces enjeux sont pensés, avec les mots adéquats, et un objectif opposé à la compétition généralisée.
Si nous sommes amenés à gouverner la France, nous mènerons donc une diplomatie non alignée et altermondialiste. Sans illusion quant aux immenses obstacles qui se dressent, mais avec détermination. Car face aux nuages qui s’amoncellent, le choix qui s’offre au monde reste celui entre l’entraide, condition de la vie, et la compétition de tous contre tous, c’est-à-dire l’extension programmée des guerres, car « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage », pour reprendre une célèbre formule de Jean Jaurès qui garde toute son actualité.