Une victoire politique majeure
Première élections ayant eu lieu depuis 2019 et les manifestations massive de 2020, le résultat consacre la victoire des oppositions au pouvoir actuel, issu d’un énième coup d’État réalisé par les militaires en 2014. Les deux principales forces d’opposition, le Move Forward Party et le Pheu Thai sont arrivées largement en tête lors des élections législatives. Avec l’appui d’autres forces, ils se sont mis d’accord pour la mise en place d’une coalition gouvernementale.
La majorité politique du peuple thaïlandais, démocratiquement exprimée, vient de s’identifier à sa majorité sociale. La volonté dégagiste est claire : mettre en place une démocratie fonctionnelle, où le pouvoir ne peut plus être dans les mains de l’axe militaro-monarchique. Cela passe par la nécessaire démocratisation des institutions, alors que les militaires conservent de nombreux leviers, comme le Sénat, nommé par eux dans sa quasi-intégralité.
Le lawfare, arme de répression massive
Un des sujets centraux de la campagne législative, où le MFP s’est distingué par une forme d’intransigeance, est la réforme de l’article 112, qui punit de trois ans de prison ferme et jusqu’à 15 ans toute critique de l’institution monarchique. Cet article a été utilisé à tout va par le gouvernement issu de la junte dans des techniques de lawfare pour intimider et faire taire les critiques du régime en place.
Le mouvement social de 2020 avait notamment eu pour élément déclencheur la dissolution du Future Forward Party (Parti du Nouvel Avenir) sous prétexte qu’il avait enfreint la loi sur le financement des partis politiques. Ses principaux leaders, alors députés, comme le président du parti Thanathorn Juangroongruangkit, ou son co-fondateur et secrétaire général Piyabutr Saengkanokkul, ont été déchus de leurs mandats et de leurs droits politiques pour une durée de dix ans, ainsi qu’une dizaine de leurs députés. De manière arbitraire, ils sont accusés de sédition (passable de 20 ans de prison) ou de crime de lèse-majesté mentionné ci-dessus.
En août 2021, Piyabutr Saengkanokkul, avait rencontré Jean-Luc Mélenchon lors des AMFis d’été de la France insoumise, pour échanger notamment autour du piétinement de la souveraineté populaire et l’utilisation du lawfare contre les oppositions politiques. Ils notaient alors de nombreuses similarités dans le harcèlement judiciaire et médiatique engagé contre les mouvements progressistes en France, en Thaïlande et dans le monde.
Clivages dépassés, phase dégagiste, aspiration au progrès social et humain
En tête parmi les forces d’opposition devant les chemises rouges du Pheu Thai, c’est au MFP de Pita Limjaroenrat qu’incombe la tâche de former une coalition. Au-delà de la lutte du peuple thaïlandais pour le respect des libertés civiques, cette première place s’explique également par une recomposition du paysage politique. Depuis 20 ans, l’alternance politique a consisté en l’opposition entre le Pheu Thai, parti « populiste » de l’ancien Premier Ministre Thaksin Shinawatra, et l’axe militaro-monarchiste, qui n’a pas hésité à réaliser deux coups d’état pour parvenir à ses fins. Pour Piyabutr Saengkanokkul, le Pheu Thai « représente aussi l’ordre ancien ».
Composante essentielle des manifestations de 2020-2021, la jeunesse s’est fortement mobilisée dans cette élection. Beaucoup de ces manifestants étaient trop jeunes pour voter en 2019. En plus des mots d’ordre de 2020-2021 contre le gouvernement de la junte, la jeunesse s’est emparée de la plateforme programmatique MFP, et a, des mots même de Piyabutr Saengkanokkul, amené le MFP « à s’adapter et à être sur des positions plus radicales que ne l’était son prédécesseur », le Forward Party, sur de nombreux sujets. Inclus pêle-mêle : la fin de la conscription obligatoire, le droit au congé maternité, la lutte contre la pollution agricole, une décentralisation au profit des régions plus pauvres, etc.
La volonté de changement recouvre également le partage des richesses et l’assurance de conditions matérielles d’existence garantissant une vie digne à chacun. La plateforme du MFP vise à mettre en place une sécurité sociale, à étendre les droits des travailleurs, à casser les monopoles de l’armée dans certaines filières de l’industrie et à augmenter le salaire minimum alors que l’inflation, notamment alimentaire, touche fortement les classes populaires et moyennes.
Les « tontons » contre le peuple ? La Thaïlande à la croisée des chemins
Pita Limjaroenrat se prépare à devenir Premier ministre dans le cadre d’une coalition incluant le Pheu Thai et d’autres forces d’opposition. Seulement, la constitution actuelle, façonnée par le triumvirat de la junte en 2016, surnommés « les tontons » pourrait l’en empêcher, au mépris de la volonté majoritairement exprimée par le peuple thaïlandais.
Depuis la révision constitutionnelle, l’élection du Premier ministre se fait par le parlement réuni en congrès. Il est composé de l’Assemblée nationale (chambre basse, 500 sièges) et d’une chambre haute (Sénat, 250 sièges). Or, l’ultra-majorité des membres du Sénat a été nommée par la junte militaire au pouvoir, et ne devrait être renouvelée qu’en 2024. Ce même Sénat, en 2019, avait voté pour un candidat pro-junte et conservateur. 376 votes sont nécessaires au parlement (réuni en congrès) pour le choix du Premier ministre. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la coalition menée par Pita Limjaroenrat en comporte 309, et a appelé les sénateurs à lui permettre de respecter le choix collectivement exprimé par le peuple thaïlandais, sans garantie que ce soit le cas.
Malgré son succès, Pita n’est pas à l’abri d’une disqualification : en fin de campagne, il a été accusé d’avoir détenu en 2007 des actions dans une société audiovisuelle, sans les avoir déclarées. Les militaires pourraient invalider son élection sur ce motif. Quant à l’actuel Premier ministre issu de la junte, Prayut Chan-o-cha, il a annoncé qu’il respecterait les résultats mais a habilement évité de reconnaître sa défaite, quand bien même ce dernier est arrivé cinquième de l’élection.
La vigilance s’impose donc – les résultats des élections législatives n’étant certifiés officiellement qu’au bout de deux mois. La Thaïlande est ici à la croisée des chemins : le non-respect de ces résultats et des aspirations populaires par les militaires ne déboucherait sur rien de bon. Car en démocratie, la souveraineté appartient d’abord et avant tout au peuple.
Edouard Richard