Un pays stratégique au cœur de l’Asie Centrale
Immense pays de 2,7 millions de Km2, pour seulement 19,1 millions d’habitants, le Kazakhstan est indépendant depuis 1991 et la chute de l’Union Soviétique. Pays historiquement au carrefour d’immenses empires à l’histoire très riche, il est à l’heure actuelle avant tout aux yeux des grandes puissances, et de l’oligarchie qui le dirige, un immense recevoir de ressources naturelles. De quoi attiser les appétits.
Son économie est basée sur l’exportation des ressources énergétiques. Le pétrole brut représente à lui seul environ 50,5% des exportations. Le Kazakhstan produit également 0,6% du gaz naturel et 1,2% du charbon au niveau mondial en 2019. Et il demeurait en 2020 le premier producteur mondial d’uranium avec près de 40% de la production mondiale, destinée à l’exportation vers la Chine (plus de 50% du total), le Canada, la Russie et la France (voir encadré plus bas). Une des rares pistes de diversification de l’économie est basée… sur les cryptomonnaies. La principale activité économique après les énergies est le minage de Bitcoins. Le Kazakhstan est numéro deux mondial pour le volume miné derrière les États-Unis, depuis que la Chine voisine a interdit cette activité trop énergivore en Chine l’été dernier.
En résumé, le Kazakhstan est donc un pays clé à la fois pour le capitalisme extractiviste, et le capitalisme numérique dans ce qu’il a de plus opaque.
Des mobilisations contre la hausse des prix du gaz, puis contre le régime
Les manifestations et émeutes connues par le pays, sans précédent depuis l’indépendance, ont débuté le 2 janvier dans l’ouest du pays après une hausse des prix du gaz naturel liquéfié (GNL). La hausse brutale des prix (+ 60 %) est liée à la libéralisation progressive du marché énergétique, avec pour point d’orgue la suppression des subventions fin 2021. Un classique du libéralisme. Mais 80% des Kazakhs roulent au gaz naturel. Et ils n’ont pas trop compris comment une telle hausse était possible dans un pays regorgeant de gaz… La déclaration du ministre de l’Énergie indiquant qu’il n’avait aucun pouvoir sur le marché a mis le feu aux poudres et entraîné un élargissement de la colère à l’ensemble du pays.
Le limogeage du premier ministre par le président Kassym-Jomart Tokaïev le 4 janvier n’a eu aucun effet puisque la mobilisation a redoublé d’intensité le mercredi 5 janvier avec la prise d’assaut de plusieurs sièges administratifs dans l’ancienne capitale Almaty, la mise à sac du siège du parti au pouvoir, l’attaque de voitures de polices etc. Loin d’être un soulèvement de radicaux violents, ce mouvement était profond, agrégeant ouvrier du pétrole, du gaz, mais plus largement l’essentiel du peuple Kazakhstanais.
Comme souvent, la revendication initiale a été dépassé par des revendications plus large, à commencer par un changement de régime. Le soulèvement s’est donc inscrit dans la continuité des manifestations massives entre 2018 et 2020 contre l’inflation, la corruption, l’autoritarisme de Noursoultan Nazarbayev, président de 1991 à 2019 et à la base du régime qui est toujours en place. Entre autres symboles, Nazarbayev avait fait renommer la capitale Astana à son prénom (Noursoultan), fait imprimer une empreinte de sa main sur tous les billets de banque, ou encore installer un moulage en or de sa paume au sommet d’une tour de la capitale. Mais derrière le changement de président, Tokayev s’inscrit dans la lignée de Nazarbayev qui a continué à présider le puissant Conseil de sécurité du Kazakhstan jusqu’au 5 janvier. Sa démission forcée est en elle-même une victoire des manifestants. Mais le régime a tenu bon, avec l’aide de l’extérieur.
L’appel au soutien de la Russie, sur fond d’intérêts géopolitiques
Dès le 5 janvier, le président a fait fermer l’accès à internet, et déclaré que les manifestations étaient le fait de « forces extrémistes » et même « terroristes » issues d’une « ingérence extérieure ». Cette thèse selon laquelle il s’agirait d’une « révolution de couleur » ne tient pas. Les armes utilisées par certains manifestants n’ont pas besoin d’être importées, le pays a une histoire riche en affrontements de ce type. Certes, la géopolitique s’entremêle toujours avec des processus plus ou moins authentiquement révolutionnaire. Et la dénonciation de la main de l’étranger est un classique aux quatre coins du monde. Les macronistes les plus enragés n’ont-ils pas vu la main de la Russie derrière les gilets jaunes ? Bref, s’il est évident que des tentatives de réorienter les événements dans le sens de tels ou tels intérêts géopolitiques existent, au Kazakhstan comme ailleurs, il n’est pas possible de déclencher depuis l’extérieur un soulèvement aussi massif. Celui-ci est bien né en premier lieu de la colère populaire.
Suite logique de sa thèse selon laquelle le pays était déstabilisé par des bandes terroristes entraînées à l’étranger, le président kazakhstanais a déclaré l’état d’urgence a rejeté toute possibilité de négociation avec les manifestants et autorisé les forces de l’ordre à « tirer pour tuer sans sommation » afin d’étouffer les émeutes. Le bilan final n’est pas connu. Mais au moins plusieurs policiers ont été tués, et plusieurs dizaines de manifestants.
Il avait auparavant fait appel à l’aide militaire de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) qui regroupe l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan. La Russie, entretient des relations hautement stratégiques avec le Kazakhstan, un de ses principaux partenaires économiques, pays où se situe entre autre la base spatiale de Baïkonour et avec lequel elle a la plus longue frontière terrestre continue du monde. Elle a en conséquence envoyé un contingent de « maintien de la paix » pour sécuriser les bâtiments officiels. Après avoir contribué à étouffer la mobilisation, elle a entamé le retrait de ses troupes
En amont le ministère russe des affaires étrangères avait déclaré : « Nous sommes favorables à une solution pacifique à tous les problèmes dans le cadre légal et constitutionnel et par le dialogue, et non par des émeutes de rue et la violation des lois ». La Turquie, avec laquelle le Kazakhstan a opéré un rapprochement ces dernières années (achats d’armements notamment), y voyant une manière de diversifier ses alliances pour ne pas rester « coincé » entre la Chine et la Russie, a de même souligné « l’importance de la stabilité au Kazakhstan, pays ami ». La Chine a également affirmé son soutien au régime.
« Les occidentaux » pour le moins embarrassés
Mais la situation géographique et les richesses naturelles du pays font que tout le monde a voulu y placer des intérêts. Les États-Unis, l’Union Européenne et la France, qui entretiennent également des relations importantes avec le pays, ont adopté des postures médianes, appelant à la « fin de la violence » et à la « retenue ». Le secrétaire d’Etat US Antony Blinken a appelé jeudi à une issue pacifique et prôné une solution à la crise qui soit « pacifique et respectueuse des droits ». En langage diplomatique, cela ne signifiait rien d’autre que : « on ne peut pas ne rien dire, mais on n’a rien contre le fait que ce régime reste en place ». De fait les chancelleries occidentales ont été partagées entre leur volonté objective de dénoncer l’intervention russe et celle de préserver les relations stratégiques développées avec le Kazakhstan.
Le cas du gouvernement français, tout aussi discret est éloquent. Pas plus tard que le 31 août dernier Emmanuel Macron s’est entretenu par téléphone avec le président du Kazakhstan. Dans le compte-rendu publié sur le site de l’Élysée on peut lire que le Président français a profité de cet échange pour « [féliciter] le Kazakhstan qui célèbre cette année le 30ème anniversaire de son indépendance » ou encore que « la France et le Kazakhstan partagent l’ambition de renforcer leur coopération pour la sécurité internationale ainsi que pour la promotion d’une croissance économique durable. Le Président de la République et le Président Tokaïev ont convenu de renforcer encore le partenariat entre la France et le Kazakhstan, notamment dans le domaine économique ».
L’historique des relations entre la France et la Kazakhstan est longue. Le pays est notamment le deuxième fournisseur de pétrole de la France. On se souvient qu’en 2009 Nicolas Sarkozy a signé avec le Kazakhstan la vente de 45 hélicoptères et de deux satellites français, accord révélé comme lié à des affaires de corruption. L’uranium enfin est au cœur des relations, puisque la France et le Kazakhstan sont liés depuis 2004 par la création d’une coentreprise, Katco, détenue à 51% par Areva et 49% par l’entreprise Kazatomprom, avec pour ambition de produire 4000 tonnes d’uranium par an jusqu’en 2039, Areva assurant la commercialisation.
On n’oubliera pas non la célèbre visite de François Hollande au Kazakhstan en 2014 pour renforcer les relations.
Celle de Bruno Le Maire durant l’été 2019, a été beaucoup plus discrète. Une visite discrète à Noursoultan pour « débloquer un dossier clé pour l’ex-Areva » (Orano), en l’espèce un nouveau permis foncier à Katco, permettant au groupe Orano d’assurer une «part significative» de sa production d’uranium pour les prochaines années. Pour exploiter ce gisement, Orano devait notamment raser une forêt de 366 hectares. Enfin, un troisième site minier dans le pays est censé devenir prépondérant pour Orano à partir de 2022…
C’est peu dire que la planification écologique est aussi une des conditions de l’indépendance de vue, et pour en finir avec ces relations stratégiques nauséabondes.
En 2017, Jean-Luc Mélenchon intervenait à l’Assemblée contre un accord de partenariat renforcé avec le Kazakhstan.
Les mêmes qui sont d’habitude si prompts à caricaturer en sympathie avec des régimes autoritaires les positions indépendantistes et non-atlantiste du programme porté par Jean-Luc Mélenchon, se sont bien gardés de rappeler l’intervention de 2017 à l’Assemblée Nationale dans laquelle il disait son opposition à la ratification de l’accord de partenariat et de coopération renforcée entre l’Union-européenne et le Kazakhstan. Il avait notamment rappelé quelles étaient les conditions de vie de l’opposition dans ce pays et combien Nazerbaïev était un tyran qui pratique la torture, l’emprisonnement et la répression. Et il avait dénoncé l’hypocrisie de ceux qui, en France, parlent dans ce pays de « progrès démocratiques » pour légitimer un accord n’ayant d’autre objet que d’accéder aux ressources énergétiques stratégiques du Kazakhstan.