Second pays le plus peuplé d’Afrique avec plus de 110 millions d’habitants sur 1,104 millions de km2, l’Éthiopie est un pays important. Limitrophe du Kenya, des deux Soudans, de la Somalie, de l’Érythrée et de Djibouti, elle abrite le Nil Bleu, principale source du Nil, fleuve vital pour l’Égypte. Elle est à haut potentiel économique et située près de la Mer Rouge, une ligne maritime majeure, particulièrement pour l’Europe et la France. Sa valeur géostratégique se devine, surtout pour la France qui est présente à Djibouti et dont les liens avec Addis-Abeba sont anciens. Pourtant, l’Éthiopie connaît de sanglantes et récurrentes crises politiques dont celle actuelle. Ces crises pointent l’impasse de la logique de domination qui préside à l’État éthiopien depuis ses débuts. Sortir de cette situation lourde d’effets pour le pays, menaçant jusqu’à son existence, implique, de la part des Éthiopiens comme de leurs partenaires extérieurs dont la France, un examen lucide de la réalité pour en tirer quelques leçons.
Un État construit et demeuré sur une logique de domination ethnique
En Éthiopie, comme sous d’autres cieux, l’État central n’est pas né de la volonté de tous les Ethiopiens. Il a été imposé par les Abyssins (Amharas et Tigréens) qui l’ont assis sur la suprématie de leur religion (christianisme orthodoxe) et de leur langue (tigréen ou amhara). Depuis la domination amhara, particulièrement depuis l’empereur Ménélik II (1889-1913), considéré comme le principal artisan de l’Éthiopie contemporaine, cette langue est l’amhara. C’est par des conquêtes militaires de territoires et de peuples (politiquement organisés), menées de 1879 à 1900 avec des armes européennes et françaises, que Ménélik II a imposé son pouvoir et donné au pays ses frontières actuelles. Son successeur, l’empereur Hailé Sélassié 1er, lui aussi amhara, a gouverné selon la même logique suprématiste. Il a renforcé la domination des Amharas sur l’État. En 1974, contre son régime, s’est développée une dynamique révolutionnaire progressiste. Mais un groupe de militaires emmenés par le colonel Mengistu Hailé Mariam a récupéré la révolution. Le DERG (Comité national militaire en langue amhara), a destitué le monarque en septembre 1974 et pris le pouvoir. En dépit de la rhétorique marxiste-léniniste et antiféodale du DERG, les Amharas ont continué de dominer l’État éthiopien. Ce contrôle continu de l’État par une ethnie a induit une contestation à base également ethnique.
A domination ethnique, réactions ethniques
Les frustrations et rancœurs des Non-Amharas se sont souvent traduites par des réactions ethniques de résistance armée. Ainsi, en 1975, est né le Front populaire de libération du Tigré (TPLF en anglais). Un front oromo a aussi vu le jour en ces années 1970 sous la dénomination de Front de libération de l’Oromia (Oromo Liberation Front, OLF en anglais). Le Front de libération des Somalis de l’ouest (WSLF en anglais), actif depuis les années 1960, est également monté en puissance. Ce, en plus de la lutte indépendantiste érythréenne menée par le Front de libération de l’Érythrée (FLE) depuis les années 1960 et poursuivie par le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) à partir des années 1970. En mai 1991, avec le soutien déterminant du FPLE, le TPLF a pris le pouvoir à Addis-Abeba à la tête d’une coalition dénommée Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF en anglais). Une coalition comprenant le TPLF et trois autres organisations à base ethnique : Organisation démocratique du peuple Oromo (ODPO), Mouvement démocratique national Amhara (MDNA) et Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie (MDPSE). L’Érythrée a alors pu devenir indépendante en 1993 sous la direction du FPLE.
Afin de déconstruire la domination amhara, le TPLF a instauré un fédéralisme multi-ethnique. Neuf régions fédérées à base ethnique ont été ainsi créées. Mais ce fédéralisme s’est largement révélé de façade car les Tigréens ont dominé à leur tour l’État et le pays. L’élite tigréenne a accaparé le pouvoir et mis en place ce qu’elle a appelé un État développemental. Elle a capté les ressources du pays, notamment à travers de grands projets d’infrastructures, principalement financés par la Chine. Elle a favorisé son ethnie et sa région. Régulièrement, le régime était accusé d’injustices, de répression abusive et de violations des droits humains. A son tour, la domination tigréenne a rencontré la contestation, surtout à partir de 2015. Cette fois dans la rue. Menée par des jeunes oromos (de l’ethnie la plus nombreuse du pays) qui se sont appelés Qeerroo et ralliée par d’autres communautés, la contestation a entraîné la chute du pouvoir TPLF en 2018. D’où l’avènement d’un Premier ministre oromo, Abiy Ahmed Ali.
Le court état de grâce du Premier ministre oromo Abiy Ahmed Ali
Le Premier ministre a multiplié les gestes pour apaiser une rue et une opposition sceptiques. Il a libéré les détenus d’opinion, rétabli Internet et la libre parole, amnistié les exilés politiques et autres groupes armés d’opposition. Il a aussi restauré la paix avec l’Érythrée qu’une guerre avait opposée à l’Éthiopie de 1998 à 2000. Ces efforts et son discours réformiste ont soulagé la majorité éthiopienne et séduit une partie du monde. D’où son Prix Nobel de la Paix 2019.
Mais Abiy Ahmed a été vite rattrapé par les contradictions de son pays. Il s’est retrouvé entre les tenants plus ou moins discrets d’un État central fort aux mains des Amharas, le pro-fédéralisme des Oromos et des autres Ethiopiens non-amharas et un TPLF criant à la chasse aux sorcières et hostile à l’hégémonisme amhara. Sans compter de sanglants heurts intercommunautaires, résultat de l’approche autoritaire passée du fait ethnique par l’État.
Pour rassurer les uns et les autres, Abiy Ahmed Ali a donné à voir un exercice d’équilibriste qui n’a pas produit les effets escomptés. Il a transformé l’EPRDF en un parti appelé Parti de la prospérité (PP) mais les tenants du fédéralisme y ont vu une étape vers la restauration du système à parti unique et de l’État central amhara. Il a reconnu deux nouvelles régions fédérées (Sidama et Sud-ouest), portant à 11 le nombre des États régionaux, mais cela a déplu aux adversaires du fédéralisme ethnique. Au plan démocratique, certains réflexes répressifs sont demeurés et la gestion des élections générales prévues pour août 2020 lui ont attiré des critiques.
Ainsi, une frange influente du leadership et de la communauté oromos s’est éloignée du Premier ministre, le jugeant pro-amhara. Dans le même temps, le TPLF a radicalisé son opposition à Abiy Ahmed. En juin 2020, il a rejeté le report d’un an par ce dernier pour cause de covid-19 des élections générales. Puis, le 9 septembre 2020, le parti a tenu et gagné les élections locales et législatives au Tigré. Le bras de fer a fini par virer à la violence sanglante.
La guerre civile actuelle ou l’énième illustration d’une impasse
L’actuelle guerre civile entre le TPLF et le gouvernement central éthiopien a éclaté le 4 novembre 2020 au Tigré, au Nord du pays. Depuis lors, elle donne à voir un rapport de forces militaire fluctuant et d’autant plus édifiant. Le fait que des positions soient prises par un camp, reprises par l’autre, mais restent toujours menacées, rappelle l’inanité de l’option militaire. Dans la longue histoire étatique éthiopienne, l’on ne compte plus les affrontements militaro-politiques gagnés par l’un ou l’autre belligérant sans que cela ne produise une solution au problème de fond. L’on ne compte plus le nombre de fois où un camp militairement défait a fini par se relever et vaincre le vainqueur. Une nouvelle guerre civile n’est donc pas le chemin d’une paix durable des cœurs et des esprits en Éthiopie. Bien au contraire, la destruction par le conflit de ce qui a été construit ou reconstruit au Tigré durant les 27 ans de pouvoir TPLF, les dommages considérables infligés par ce dernier aux régions amhara et afare, les milliers de morts et de blessés, les millions de civils déplacés et les centaines de milliers en danger de famine, tout cela aggrave le ressentiment et la haine de part et d’autre. Dit autrement, l’actuelle guerre civile en Éthiopie n’est qu’une nouvelle illustration de l’impasse politique que connaît ce pays. Pourtant, cette impasse n’est pas une fatalité, si les bonnes leçons en sont tirées.
Les leçons de l’impasse politique
A la lumière de l’histoire tourmentée de leur pays, une évidence s’impose aux Ethiopiens : l’impasse étatique. Au lieu d’un sentiment d’appartenance à un ensemble supra-communautaire par et pour tous, l’État a produit et entretenu chez les Ethiopiens non-abyssins un profond sentiment de domination et d’injustice. Il n’a même pas réussi à fédérer les Abyssins car Tigréens et Amharas ont agi entre eux selon la même logique de dominants à dominés. Dès lors, la première leçon à tirer de cette impasse politique autour de l’État éthiopien est l’urgence pour les Amharas et Tigréens de se défaire de leur mentalité dominatrice. Il leur faut accepter l’évidence que l’Éthiopie est pour tous les Ethiopiens et que l’État éthiopien prévaut entre tous, dans l’égalité en droits et en devoirs. La seconde leçon à tirer par tous les Éthiopiens est que la violence n’est pertinente ni pour la conquête du pouvoir ni pour son exercice. La victoire par la violence, ouvre le chemin à la violence. La troisième leçon à tirer est l’urgence d’un consensus national autour de l’indispensable reconstruction de l’État éthiopien, ce qui implique un débat national fondateur. L’État est à reconstruire sur une base inclusive et démocratique pour garantir l’égalité des chances, un sentiment d’appartenance nationale et un vivre-ensemble apaisé. Apprendre de cette impasse vaut aussi pour les partenaires de l’Éthiopie.
La leçon à tirer par les partenaires du pays
Les puissances mondiales regardent l’Éthiopie comme un acteur régional majeur. Plusieurs la traitent comme leur partenaire privilégié ou stratégique. Mais peu l’aident à une stabilité politique apaisée. Pourtant, un partenariat ne se bâtit pas sur une impasse. A moins que, précisément, la fragilité que l’impasse induit pour l’Éthiopie ne soit privilégiée par ces acteurs. La leçon pour les partenaires de l’Éthiopie tels que la France est qu’il faut en finir avec la politique de soutien à la loi du plus fort dans ce pays. C’est une politique de facilité, à courte vue et contre-productive dans la durée. Elle sape à terme les intérêts mêmes que poursuivent les partenaires qui la pratiquent. Entre autres, une telle politique envoie un message négatif fort au plus grand nombre des Éthiopiens dominés, à savoir que ces acteurs extérieurs n’ont que faire de leurs souffrances. Or, la perception populaire de ses actes dans un pays où l’on a des intérêts n’est pas un facteur négligeable. Il faut donc que ces partenaires dont la France aident l’Éthiopie à édifier un État réellement national.
Conclusion
Si l’Éthiopie est remarquable par son histoire millénaire, elle est desservie par sa construction étatique fondée sur une logique suprématiste ethno-religieuse. Les Abyssins chrétiens orthodoxes (Amharas et Tigréens) ont imposé l’État éthiopien à des peuples souvent vaincus par les armes. Cette violence fondatrice n’a pas été suivie d’une construction nationale. L’État est resté un instrument par lequel ces deux ethnies ont, à tour de rôle, légitimé et exercé leur domination sur les autres Éthiopiens. D’où les récurrents et sanglants troubles politiques. Pour ne retenir que la période récente, le pays a connu quatre moments sanglants : la révolution de 1974 récupérée par le colonel putschiste Mengistu Hailé Mariam, la chute de ce dernier sous les balles du TPLF en 1991, le renversement du TPLF par un soulèvement populaire en 2018 et la guerre civile actuelle entre le gouvernement fédéral et le TPLF. L’élite tigréenne combat d’autant plus le pouvoir central qu’elle considère le Premier ministre Abiy Ahmed Ali, de père oromo mais de mère amhara et marié à une amhara, comme l’homme des Amharas.
En Éthiopie, les Non-Amharas et Non-Tigréens, soit au moins 75% des Éthiopiens, sont lassés de la longue domination ethnique abyssine. D’où leur soutien au fédéralisme actuel qui les rassure, comme en témoigne le nombre des ethnies candidates au statut de région fédérée. Les Sidamas et les communautés du Sud-ouest éthiopien sont les derniers à y accéder.
L’avenir de l’Éthiopie dépend de la réponse à la forte demande d’un État qui inclut, apaise et rassure. État fédéral, confédéral, ou autre ? Aux Éthiopiens d’en décider. Si la vieille logique hégémonique persiste, elle sonnera le glas du pays, avec un impact lourd et multiforme pour l’Afrique et le monde. La France se doit de contribuer à sauver l’Éthiopie.