Dans ce défilé de postures et de formule creuses où seule comptait la photo, on cherchera en vain une proposition audacieuse. Notamment en matière de politique étrangère, domaine qui aura le plus marqué la politique gaulliste. Il est vrai que l’exercice est si éculé que ceux qui s’y prêtent n’ont plus guère besoin de se justifier. Les liquidateurs de la politique d’indépendance et de non alignement impulsée par de Gaulle ont depuis longtemps fixé les formules dépolitisantes permettant de rendre hommage à l’homme tout en tournant le dos à l’essentiel de sa politique étrangère.
« L’un des moments décisifs de la politique étrangère gaullienne a été la sortie du commandement intégré de l’OTAN. »
C’est frappant s’agissant du rapport à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). L’un des moments décisifs de la politique étrangère gaullienne a été la sortie de son commandement intégré, annoncée en 1966 et effective le 14 mars 1967, jour de la cérémonie de départ des vingt-sept mille soldats et trente-sept mille employés civils occupant trente bases aériennes, terrestres et navales étasuniennes disséminées sur le territoire hexagonal. Décision qui sera progressivement liquidée, jusqu’au coup de grâce du retour dans le commandement intégré sous Nicolas Sarkozy.
Avant et après le retour dans le commandement intégré, plusieurs rapports de commande auront fixé la doxa. Le dernier en date est celui remis par Hubert Védrine à François Hollande dès l’arrivée au pouvoir de ce dernier. Il fallait bien que le président fraichement élu se justifie de s’inscrire dans la continuité de la décision sarkozyste alors même qu’il avait fait mine de la rejeter quand il était dans l’opposition.
La ligne officielle, résumée sur le site de la représentation permanente de la France auprès de l’OTAN, minore la rupture représentée par la politique étrangère indépendantiste de de Gaulle. Il se serait agi, nous dit-on, plus de pousser à une réforme de l’alliance Atlantique que de redéployer la politique étrangère de la France en toute indépendance. Et le monde a changé depuis. Il serait moins sûr que pendant la guerre froide. Désormais la France ne peut plus se défendre seule. Et, d’ailleurs laisse-t-on entendre, le général aurait lui-même opéré ces évolutions… Bref, tout comme il y a soi-disant eu un consensus autour des décisions de de Gaulle dans les années 1960, il y a aujourd’hui un consensus organisé des gens auto-déclarés « raisonnables » sur le fait que le retour dans le commandement intégré de l’OTAN, et son corolaire « l’Europe de la Défense », allaient dans le sens de l’histoire. Circulez y a rien à débattre.
« Dès sa mise en œuvre la politique étrangère de de Gaulle a fait l’objet d’une vive opposition dans les milieux dirigeants en France et aux États-Unis. »
C’est pourtant une toute autre histoire qui se dessine quand on aborde la question du rapport à l’OTAN depuis les années 1960. Dès sa mise en œuvre la politique étrangère de de Gaulle a fait l’objet d’une vive opposition dans les milieux dirigeants en France et aux États-Unis. Comme le rappelle Julian Jackson, l’essentiel de l’administration du Quai d’Orsay était contre sa politique. Tout comme des secteurs entiers de l’armée incapable de dépasser un anticommunisme pathologique renforcé dans les guerres de décolonisation, l’essentiel des forces idéologiques et la droite et de l’extrême droite etc., étaient opposés à la sortie du commandement intégré de l’OTAN. Ils avaient auparavant douté de l’indépendance de l’Algérie ou de la reconnaissance, en 1964, de la République populaire de Chine.
La presse conservatrice de l’époque, déjà prompte à distiller les « éléments de langage » des officines atlantistes, résume bien l’ambiance. Au moment de l’annonce de la sortie du commandement intégré, le journal l’Aurore se désole : « Au moment précis où les États-Unis sont engagés tout entiers dans la guerre du Vietnam, bastion avancé du monde libre en Asie », on leur donne un « coup de poignard dans le dos ». Tout en nuance, Le Figaro s’inquiète : la décision de Gaulle affaiblit la France et l’ « Occident » face « péril russe » et autres dangers dont recèle le monde. « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. A sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation ». « Grand remplacement » et « choc des civilisations » avant la lettre : on comprend les contorsions de l’extrême droite actuelle. De Zemmour à Le Pen, ses dirigeants entendent s’approprier l’aura de de Gaulle en se gardant bien, avec la complicité de médias peu enclins à rappeler les faits historiques, de remémorer les positions historiques de leur famille politique, qui a toujours placé ses délires identitaires et racistes au-dessus de l’indépendance nationale. Bastien Thiry, membre de l’Organisation Armée Secrète (OAS) et cerveau de l’attentat du Petit-Clamart contre de Gaulle, ne l’a-t-il pas accusé de céder à l’« islamo-marxisme » – un « islamo-gauchisme » avant la lettre…?
Non seulement la ligne de de Gaulle concernant l’atlantisme était loin de faire consensus, mais les arguments qui lui ont été opposés étaient d’une similitude frappante avec ceux que l’on peut entendre actuellement s’agissant de la Chine, de la Russie, de l’Islam, et autres menaces terribles dont l’existence justifierait l’alignement atlantiste et occidentaliste. Tout comme dans les années 1960, les États-Unis, et leurs alliés / affidés, disposent d’une large supériorité militaire sur leurs concurrents. Et comme à l’époque l’OTAN exagère à outrance les « menaces » russe et chinoise. L’enjeu est de justifier une politique de surarmement servant avant tout les intérêts du complexe militaro-industriel étasunien, qui constitue le principal avantage comparatif des États-Unis pour conserver leur rang coûte que coûte.
« Si de Gaulle a estimé que remplir ces deux objectifs impliquait de sortir du commandement intégré de l’OTAN, c’est précisément parce qu’il avait fait le constat de l’intransigeance des États-Unis.«
On observe les mêmes continuités – relatives, il ne s’agit pas de prétendre que le monde n’aurait pas connu des changements fondamentaux depuis les années 1960 – si l’on s’intéresse au contexte qui a poussé De Gaulle à sortir la France de l’alignement. Son objectif principal était déjà, à l’époque, d’une part de rendre la France pleinement indépendante en matière de défense, car il était clair pour tout observateur sérieux que les USA ne prendraient pas le risque de s’exposer à une riposte nucléaire soviétique sauf pour la défense de leurs propres intérêts considérés comme vitaux ; d’autre part d’éviter que la France se retrouve, directement ou de proche en proche, impliquée dans quelque conflit décidé par les États-Unis, notamment en Asie, dans lequel ses intérêts ne seraient pas en jeu. Si de Gaulle a estimé que remplir ces deux objectifs impliquait de sortir du commandement intégré de l’OTAN, c’est précisément parce qu’il avait fait le constat de l’intransigeance des États-Unis. Avant 1966, il a proposé, en pure perte, des réformes de l’alliance pour qu’elle ne réponde pas qu’aux seuls intérêts nationaux des États-Unis et pour que les décisions y soient collégiales.
C’est le choix inverse qu’a fait Emmanuel Macron, mis, dans l’affaire des sous-marins australiens et de l’alliance AUKUS, face à la plus grande crise de confiance entre la France et les États-Unis depuis la seconde guerre d’Irak. La France a été humiliée. Joe Biden, qui n’a de cesse d’insister sur le retour du « leadership étasunien dans le monde », à la tête d’une supposée « alliance des démocraties », a une nouvelle fois démontré que le « multilatéralisme » n’est pour l’administration étasunienne qu’un instrument de la puissance nationale. Pourtant Macron en a de fait tiré comme conclusion qu’il fallait demander aux États-Unis de faire une place plus importante à la France et à l’Union Européenne dans la stratégie d’endiguement de la Chine ; d’appuyer une défense européenne que personne ne conçoit autrement que comme un « complément de l’OTAN » ; de renforcer leur soutien à une guerre au Sahel dont la France aurait au contraire tout intérêt à s’extirper. Bref, en « exigeant » une meilleure place dans un cadre fixé par les USA, Macron s’est borné à réaffirmer de fait l’alignement de la France après ce qui est présenté comme une simple « fâcherie ». Et il n’obtiendra rien de substantiel car les USA ne comprennent que les rapports de forces.
« L’atlantisme n’offre aucune protection valable. Il fait office de carcan et va à l’encontre des intérêts stratégiques de notre pays.«
Ce consensus atlantiste et occidentaliste qui marque l’oligarchie française doit d’autant plus être combattu qu’il est non seulement possible, mais nécessaire, d’en sortir pour retrouver une totale indépendance militaire et diplomatique. La France a, à l’heure actuelle, les moyens de sa défense dès lors que celle-ci n’est pas confondue avec une multiplication d’opérations extérieures sans direction stratégique. La participation à une alliance militaire permanente et intégrée va à l’encontre du bon sens. Dans le monde actuel les logiques de bloc ont encore moins de pertinence que lors de la période bipolaire de la Guerre Froide. Les alliances sont de plus en plus fluides et les configurations régionales changeantes. Les défis globaux communs, comme le changement climatique, sont de plus en plus pressants. La France jouit dans ce contexte d’atouts décisifs pour mener une diplomatie globale au service de la paix et de l’intérêt général humain. L’atlantisme n’offre aucune protection valable. Il fait office de carcan et va à l’encontre des intérêts stratégiques de notre pays. En sortant de l’OTAN la France ne se retrouverait pas seule, mais non alignée. Ce fut le cas en 1966, cela le serait davantage encore aujourd’hui.