Tout vieillit : les organismes vivants, les personnes et les idées. C’est la dureté de la deuxième loi de la thermodynamique. Mais il existe des manières dignes de ce nom de le faire, en restant fidèle aux principes avec lesquels on a atteint le zénith de l’existence, conscient de ses erreurs et sans regrets ni transformations de dernière minute. Mais il y a des existences qui sont corrompues par le choix, qui dégénèrent par la décision. Ce sont les êtres qui se vautrent dans la putréfaction de l’âme, traînant derrière eux la pestilence d’un destin perdu.
Tel est l’avenir pathétique du politicien d’aujourd’hui, Vargas Llosa, et non de ce génie littéraire qui s’est fait un mérite d’entrer dans le rayon des lettres universelles avec « La ville et les chiens » ou « Conversation dans la cathédrale ». Sa prose politique actuelle est clinquante, pleine de monstruosités idéologiques qui entachent la netteté des idéaux conservateurs qu’il professait autrefois. C’est comme s’il y avait un effort délibéré pour avilir le lauréat du prix Nobel et laisser en place un politicien décadent troublé par des passions barbares.
Vargas Llosa est un exemple littéraire d’un déplacement émotionnel de l’époque.
Vargas Llosa ravale ses convictions démocratiques autrefois ennoblissantes pour soutenir sans décorum l’héritière et la couverture du régime Fujimori qui a fermé le Congrès de la République, suspendu le pouvoir judiciaire, ordonné l’assaut militaire des médias péruviens et promu des escadrons de la mort ayant des dizaines de massacres à leur actif. Il s’agit d’un drame pervers dans lequel un libéral calme se transforme en un néo-fasciste fougueux.
Et ce n’est pas une question de tempérament faible ou de convictions éphémères qui ont peut-être, dans ce cas, contribué à l’élégance de sa prose. En réalité, Vargas Llosa est un exemple littéraire d’un déplacement émotionnel de l’époque.
Il soutient les manœuvres grossières de la vaincue Keiko Fujimori qui dénonce la « fraude » électorale et annule des milliers de votes des communautés indigènes et maintient un curieux silence face au manifeste d’anciens chefs militaires pour que les Forces armées désavouent la victoire de Pedro Castillo. En ce sens, il est idéologiquement apparenté à Trump qui a incité ses partisans à prendre violemment le contrôle du Congrès américain en janvier 2021 ; ou au candidat à la présidence Carlos Mesa qui, en apprenant sa défaite en novembre 2019 contre Evo Morales, a appelé ses partisans à mettre le feu aux tribunaux électoraux boliviens, y compris aux votes des citoyens. Ce sont des attitudes pas très différentes de celle de Bolsonaro qui reproche aux dictatures brésiliennes (1964-1985) d’avoir seulement torturé au lieu de tuer des gauchistes ; ou de l’indignité de Piñera froissant son petit drapeau national, pour montrer à Trump que ses couleurs et son étoile tiendraient dans un coin du drapeau américain.
Ce sont les symptômes du déclin d’un libéralisme politique qui, dans son refus d’assumer avec aplomb le crépuscule de ses lumières, préfère mettre à nu ses misères en retrait. Il pouvait autrefois se vanter de son appartenance démocratique, de sa tolérance culturelle et de sa commisération envers les pauvres, car, quel que soit le parti politique victorieux, les riches ont toujours triomphé dans le monde où les alternatives des « mondes possibles » étaient conçues à leur convenance.
La planète est maintenant plongée dans une incertitude du destin. Les élites dirigeantes divergent sur la manière de se sortir du bourbier économique et environnemental qu’elles ont provoqué, les pauvres ne s’accusent plus de leur pauvreté, l’utopie néolibérale vacille et les prêtres du marché libre n’ont plus de paroissiens à leurs pieds à qui ils peuvent faire miroiter de futures rédemptions en échange de leurs complaisances actuelles.
Les dénonciations de fraude qui se répandent dans les Amériques, et qui seront sûrement présentes en Europe, ne sont pas seulement le cri de guerre des vaincus. Ils sont le slogan désespéré des minorités, désormais néolibérales, pour attaquer systématiquement l’institutionnalité démocratique et la légitimité du vote comme moyen d’élire les gouvernants.
C’est un chaos créatif qui érode les anciennes tolérances morales entre ceux d' »en haut » et ceux d' »en bas » et fait ainsi reculer le consensus néolibéral qui a rassemblé la société. La rue et le vote, et non plus les médias ou les gouvernements, sont désormais les espaces de grammaire où s’écrira la nouvelle humeur populaire. La démocratie est revitalisée par le bas, mais paradoxalement, de ce fait, elle est devenue un support dangereux pour les idéologues néolibéraux qui étaient démocrates tant que le vote ne mettait pas en péril le consensus privatisateur et libre-échangiste. Mais maintenant que la rue et le vote contestent la validité de ce destin unique, la démocratie est présentée comme une entrave et même un danger pour la validité du néolibéralisme crépusculaire.
Les dénonciations de fraude qui se répandent dans les Amériques, et qui seront sûrement présentes en Europe, ne sont pas seulement le cri de guerre des vaincus. Ils sont le slogan désespéré des minorités, désormais néolibérales, pour attaquer systématiquement l’institutionnalité démocratique et la légitimité du vote comme moyen d’élire les gouvernants. Le coup d’État tend à être installé comme une option réalisable dans le répertoire politique conservateur. Et il fait tout cela en chevauchant une langue furieuse qui écrase dans son galop tout respect pour la tolérance et le pluralisme. Ils brandissent sans complexe le suprémacisme racial à l’encontre des autochtones et des migrants. Ils méprisent le non-conformisme plébéien, le qualifiant d’expression de « hordes sauvages », d' »ignorants », d' »aliens » ou de « terroristes ». Et dans un anachronisme risible, ils dépoussièrent la phraséologie « anticommuniste » pour couvrir de peurs ataviques la discipline violente des pauvres, des femmes et des gauchistes. Le néolibéralisme dégénère en un néofascisme conscient.
Nous sommes face à la décomposition du néolibéralisme politique qui, dans sa phase de déclin et de perte d’hégémonie, exacerbe toute sa charge violente et est prêt à pactiser avec le diable, avec toutes les forces obscures, racistes et antidémocratiques, pour défendre un projet qui a déjà échoué. Le consensus universaliste dont se targuait le néolibéralisme dans les années 1990 a laissé place à la haine féroce d’une idéologie exutoire. Et, comme le démontre le dernier Vargas Llosa, la narration de cette pourriture culturelle est un bodrio littéraire dépourvu de l’épopée des défaites dignes.