La campagne pour l’élection présidentielle française d’avril se polarise déjà autour de la « guerre des cultures ». Le flot de messages anti-immigrés ne provient pas seulement de l’extrême droite ou même de l’administration du président Emmanuel Macron, mais aussi de nombreux grands capitalistes français, notamment le magnat milliardaire Vincent Bolloré, propriétaire de CNews, une chaîne proche de Fox.
La situation avant le vote de ce printemps semble donc périlleuse. Il est fort probable que le second tour opposera à nouveau le néolibéral (et de plus en plus conservateur) Macron à un candidat de la droite dure ou de l’extrême droite. En toute logique, la peur se répand dans les cercles de gauche, qui, selon les sondages actuels, semblent avoir du mal à mettre en place un défi fort lors du scrutin d’avril.
L’une des expressions de cette crainte est l’appel à l’unité entre les différents candidats de gauche, dont aucun ne dépasse actuellement les 10 %. Si Jean-Luc Mélenchon s’impose généralement comme le candidat de gauche le mieux placé, il existe une multitude d’alternatives, des plus libérales (comme la maire de Paris Anne Hidalgo, du Parti socialiste, et le Vert Yannick Jadot) aux plus trotskistes (Philippe Poutou, Nathalie Arthaud et Anasse Kazib), en passant par Fabien Roussel du Parti communiste français (PCF) et l’ancien ministre socialiste Arnaud Montebourg. L’ancienne ministre de la Justice de François Hollande, Christiane Taubira, semble également de plus en plus susceptible de se lancer dans la course.
Face à une telle fragmentation – avec au moins huit candidats se partageant à peine 25 % du vote national – trouver un candidat commun peut sembler une solution plausible. A trois mois des élections, il faut bien faire quelque chose pour rassembler la famille divisée de la gauche. À cet égard, le principal obstacle au progrès est la défense mesquine de leur propre importance par les différents candidats rivaux.
Mais les propositions d’unité, telles qu’elles sont formulées actuellement, non seulement semblent irréalisables (surtout au vu de la réticence de plusieurs candidats majeurs à y participer) mais, à bien des égards, promettent d’aggraver les malheurs de la gauche – ne sauvant pas sa réputation mais garantissant plutôt qu’elle n’aura aucun impact sur la compétition de 2022. Les causes de ces divisions sont bien plus profondes que les égos des candidats, puisqu’elles sont dues à une séparation de plusieurs décennies entre la gauche néolibéralisée et la classe ouvrière. Les appels à une « primaire de gauche » rassemblant le noyau militant restant des petits partis existants ne sont guère une recette pour inverser ce processus.
Un terrain d’entente ?
L’instrument généralement attendu pour réaliser cette unité à gauche est la plateforme en ligne primairepopulaire.fr – une petite organisation construite par un groupe de militants, avec une direction sur le modèle des ONG professionnalisées. Reflétant l’attrait des appels à une primaire dans certains milieux de la gauche libérale, elle a recueilli près de 300 000 signatures soutenant sa démarche.
Son projet avait semblé prendre de l’ampleur le mois dernier, grâce au soutien inattendu de la maire de Paris, Mme Hidalgo. Candidate du Parti socialiste autrefois puissant (l’une des deux forces dominantes en France des années 1970 aux années 2010), son lancement de campagne raté et ses sondages inférieurs à 5 % en ont rapidement fait une partisane de l’appel des primaires. Pourtant, cette semaine, elle a annoncé qu’elle ne se présenterait pas à moins que Jadot, le candidat des Verts, ne fasse de même – admettant que ce n’était pas envisageable « pour le moment ». Les candidats des Verts et des Socialistes s’étant retirés pour l’instant, des personnalités de centre-gauche exaspérées par l’absence de progrès ont lancé vendredi une grève de la faim pour exiger qu’un candidat commun soit trouvé.
Primairepopulaire.fr a au moins une procédure en tête si les candidats acceptent d’y participer. Tout d’abord, il y aura une présélection des candidats parrainés, dont la liste sera annoncée le 15 janvier. Ensuite, un vote du 27 au 30 janvier permettra de sélectionner un candidat par « jugement majoritaire » (c’est-à-dire celui qui obtiendra le score médian le plus élevé parmi les électeurs de la primaire).
Ce plan présente également au moins une certaine idée du dépassement des différences politiques au sein de la gauche – même si elle n’est pas très convaincante. L’idée est que le vainqueur de la primaire s’engagera à promouvoir l’esprit du « Socle Commun » (un document établissant apparemment « le Terrain Commun » de la Gauche, tel que déterminé par les organisateurs de la plate-forme) et ainsi « rassembler » l’ensemble des forces de gauche et progressistes.
« Avec au moins huit candidats qui se partagent à peine 25 % des voix, l’idée d’un candidat commun semble plausible. »
Avec ce dernier point, on touche au problème fondamental. Non seulement le vainqueur éventuel ne devrait s’engager que sur un appel peu contraignant à « promouvoir l’esprit du terrain d’entente », mais ce « terrain d’entente » est lui-même très vague. Hormis quelques mesures (la socialisation des dettes des agriculteurs qui se convertissent au bio, le rejet des traités de libre-échange qui défient les accords de Paris sur le climat, la parité hommes-femmes dans les conseils d’administration des entreprises et l’abandon des réformes de l’assurance chômage), aucune question n’est abordée en termes précis.
Au lieu de cela, le terrain d’entente propose des appels non spécifiques pour un « revenu de solidarité à partir de 18 ans » et « l’augmentation des revenus des professionnels de la santé ». Plus important encore, il parle d' »une forme de réduction du temps de travail (différente selon les candidats : la semaine de quatre jours ou de 32 heures, davantage de congés payés ou la retraite à 60 ans). » Ainsi, alors que Macron a mené une grande offensive contre les retraites – suscitant une importante révolte sociale qui a vu ce plan suspendu au début de la pandémie – cette question n’apparaît qu’entre parenthèses, comme une idée parmi tant d’autres possibles.
En réalité, même cette base minimale est contestée : Alors que la France Insoumise (LFI) de Mélenchon soutient la retraite à taux plein dès soixante ans, Hidalgo veut « protéger » la retraite à soixante-deux ans, c’est-à-dire à un niveau que le président de droite Nicolas Sarkozy a instauré il y a seulement dix ans. Quant au programme des Verts, il ne parle pas de retour à la retraite à taux plein à soixante ans pour tous, mais seulement de la possibilité de le faire pour ceux qui exercent des métiers particulièrement pénibles.
Plus frappant encore est le silence sur deux autres questions fondamentales. La première est celle de l’Union européenne, facteur essentiel à la mise en œuvre de toute grande politique. Mais le mot « Europe » n’apparaît pas dans le document – et encore moins la question des institutions ou des traités européens existants. Ce n’est pas un hasard : la gauche est divisée sur cette question depuis le référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005.
La deuxième question est celle du racisme ou de l’islamophobie, que ce Common Ground ne mentionne même pas, alors qu’il s’agit du principal vecteur des guerres culturelles menées par le bloc bourgeois (dans ses variantes libérale, conservatrice et fasciste). Ce n’est pas anodin : On a déjà vu le Parti socialiste et son candidat refuser de participer à la manifestation de novembre 2019 contre l’islamophobie après l’attaque armée d’une mosquée, tout en attaquant à plusieurs reprises « les ambiguïtés de Jean-Luc Mélenchon » sur « l’islamisme » en raison de sa défense des musulmans et de sa participation à cette même marche. Hidalgo, Roussel et Jadot ont chacun participé à une manifestation des syndicats de police devant l’Assemblée nationale avec des slogans d’extrême droite appelant à la soumission de la justice à la police, alors que Mélenchon et les candidats d’extrême gauche ont dénoncé cette initiative.
Le bilan de la gauche molle
Il semblerait donc que le « terrain d’entente » ne permette pas une unité d’objectif, même élémentaire. Mais toute chance que ce vote intra-gauche choisisse un candidat commun est également mise en doute par ce qui s’est déjà passé en 2017. À l’époque, lors d’une primaire du Parti socialiste peu détaillée sur le plan programmatique, Benoît Hamon avait gagné en adoptant une ligne critique à l’égard de la présidence sortante de Hollande. Pourtant, loin de mener alors une campagne unie, il a été systématiquement malmené et trahi par les personnalités les plus en vue du parti, dont beaucoup se sont ralliées à la candidature rivale de Macron.
« Le dernier gouvernement du Parti socialiste ne s’est pas contenté de ‘trahir’ ses partisans en ne tenant pas ses promesses, mais a activement organisé des mesures régressives et anti-ouvrières. »
Cela exige également une certaine vigilance quant au profil adopté par le Parti socialiste depuis 2017, qui n’est certainement pas bien placé pour reconquérir les millions d’électeurs de la classe ouvrière qu’il s’est aliéné ces dernières années. Indéniablement, la présidence de Hollande a approfondi les divisions dans les rangs du parti. Mais au cours de ses cinq années de présidence, il ne s’est pas contenté de « trahir » ses partisans en ne tenant pas ses promesses, mais a activement organisé des mesures régressives et anti-ouvrières, comme l’adoption de la « Loi Travail » et diverses autres attaques contre les droits du travail. Si, à l’Assemblée nationale depuis 2017, le Parti socialiste s’est généralement opposé aux décisions de la majorité alignée sur Macron, il n’a pas rejeté l’expérience de Hollande.
Cela conduit à des situations surréalistes – par exemple, Marylise Lebranchu, une ancienne ministre de la fonction publique qui a maintenu un gel des salaires sous Hollande, accusant Macron de vouloir introduire le néolibéralisme sur le sol français. Même en dehors des droitiers du parti qui ont rejoint Macron, tous les éléments historiques de la gauche socialiste ont également abandonné le parti (y compris Hamon) ; après avoir lancé sa campagne, Hidalgo a exprimé sa gratitude envers Hollande et son ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve, qui ont organisé la répression de nombreuses manifestations.
« Il n’y a aucune chance que la gauche molle soutienne une campagne anti-austérité qui envisagerait même de désobéir à l’UE, ou par conséquent de lutter contre l’islamophobie. »
On pourrait arguer qu’un Parti socialiste aussi affaibli, quels que soient ses défauts, n’est plus assez fort pour influencer la direction que prend la gauche. Ce serait sous-estimer la capacité de nuisance d’un parti d’élus locaux – si nombreux dans l’équipe d’Hidalgo – marquant la continuité avec l’ère Hollande. Il n’y a, tout simplement, aucune chance que de telles personnalités soutiennent une campagne anti-austérité qui envisagerait même de désobéir à l’UE, ou par conséquent de lutter contre l’islamophobie.
Malgré un exode notable de cadres vers Macron, plusieurs d’entre eux devenant même ministres, les Verts (Europe Écologie – les Verts, Europe Écologie Les Verts – EELV), partenaire minoritaire au début du mandat de François Hollande, ont été moins touchés par la désaffection des électeurs que le Parti socialiste. L’année dernière, les Verts ont organisé une primaire qui a vu la victoire étroite du modéré Yannick Jadot sur sa concurrente Sandrine Rousseau, au profil plus à gauche. Contrairement aux socialistes, ils ne sont pas marqués de la même manière par des personnalités de droite qui ont organisé l’austérité en France et promeuvent des discours de guerre culturelle.
Néanmoins, outre l’image prudente et modérée véhiculée par leur candidat Jadot, la principale divergence des Verts avec LFI (et même le PCF communiste) concerne l’Union européenne. Le respect des traités européens est un credo central pour le parti. Dans son programme électoral, chaque mention de l’évolution des normes européennes est accompagnée de la mention « dans le cadre des traités ». Les Verts n’envisagent nulle part la possibilité qu’une politique sociale peu ambitieuse (y compris leurs propres propositions) puisse contredire les traités européens, malgré le carcan austéritaire que ces derniers ont maintes fois imposé aux administrations de gauche. Contrairement à cette approche, LFI défend la possibilité de désobéir à ces traités dès lors qu’ils contredisent les réformes sociales approuvées par la population française. Il semble difficile d’imaginer une campagne commune qui fasse l’impasse sur un clivage aussi fondamental.
Face à ces divergences, la dernière candidate en date – l’ancienne ministre de la Justice Christiane Taubira – a tout simplement choisi de ne pas parler de programme, préférant évoquer une « conception de la France » faite de platitudes. Taubira bénéficie pourtant d’une certaine sympathie à gauche, à la fois comme incarnation d’une des rares mesures positives de l’ère Hollande – le mariage pour tous – et comme cible de l’extrême droite, notamment parce qu’elle est une femme noire. Elle souhaite capitaliser sur cet aspect, ses talents d’oratrice et sa culture littéraire pour rallier un électorat de gauche « modérée » sensible aux symboles, sans pour autant proposer de mesures spécifiques de gauche, même si elle a une expérience gouvernementale de quatre ans.
Quant aux trois candidats trotskistes, il s’agit avant tout de ce que l’on appelle en France des candidatures « testimoniales » pour affirmer le nom et l’identité d’un parti – exprimant souvent des revendications nécessaires et apportant une satisfaction particulière lorsqu’ils attaquent frontalement les différents candidats bourgeois dans des débats en face à face.
L’unité réelle
Ni ces divisions politiques, ni l’agitation actuelle autour de la proposition de primaire elle-même, n’impliquent que toute forme d’unité puisse être exclue d’avance. En particulier, il semble artificiel que le PCF et la France Insoumise présentent des candidats rivaux, après avoir tous deux soutenu Mélenchon en 2012 et 2017. Les divergences sur les questions écologiques (notamment le nucléaire, que le PCF contrairement à la France Insoumise soutient) ne devraient pas être insurmontables, étant donné qu’elles existaient lors des campagnes précédentes. Cependant, Roussel est devenu secrétaire du PCF essentiellement sur la promesse d’affirmer l’identité du parti dans la politique nationale – le tout au service de son objectif plus élevé de réélire ses députés et de protéger ses dernières forteresses locales.
« Imaginez qu’une primaire de la gauche ait choisi Mélenchon. Il serait confronté chaque semaine à des alliés supposés insistant sur le fait qu’ils ‘ne peuvent pas se reconnaître’ dans ses propos. »
En outre, les expériences en matière d’élections locales ont montré que, dans certaines conditions, l’unité était une condition (nécessaire mais non suffisante) de la victoire. Un exemple clé a été donné lors des élections municipales de 2020 dans la deuxième plus grande ville du pays, remportées par la coalition de la large gauche du Printemps Marseillais. Mais quelle que soit la façon dont on analyse le bilan du Printemps Marseillais, cette coalition s’est construite sur un programme commun explicite élaboré à l’avance, et non sur un simple concours de personnalités se réclamant de la gauche.
En effet, cette question de ce qui vient après la primaire est toute décisive. Imaginons qu’une primaire de la gauche ait choisi Mélenchon. Il serait confronté chaque semaine à de supposés alliés de gauche insistant sur le fait qu’ils ne peuvent « se reconnaître » dans ses propos (sur les retraites, sur l’Union européenne, sur l’islamophobie, etc.) et doivent donc lui retirer leur soutien. L’effet serait sûrement déstabilisant et démoralisant. Il ne s’agit pas non plus d’une simple hypothèse, mais de ce qui est réellement arrivé à Hamon en 2017, après qu’il ait remporté la primaire d’un parti dont les dirigeants s’opposaient à lui.
Face à l’hégémonie croissante de la droite, l’appel à un « candidat d’unité » à l’approche de la présidentielle d’avril prochain sonne comme un « truc » qui peut masquer les différences entre les différents groupes se réclamant de la gauche. Il s’agit pourtant de différences fondamentales : soutenir ou non la « libéralisation » économique, accepter ou non les traités européens existants et lutter contre l’islamophobie. Ce n’est pas seulement un problème pour un futur gouvernement, mais aussi pour tout espoir d’une campagne dans laquelle la gauche peut monter une offensive combative contre le bourbier néolibéral actuel.