Une créature improbable est devenue le symbole de cette nouvelle campagne pour Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle. Par un dimanche après-midi impeccable du 20 mars, une grande tortue en papier mâché a été tirée le long du tronçon de deux kilomètres ralliant la Bastille dans le centre de Paris à la place de la République, où le député de soixante-dix ans s’est adressé à des dizaines de milliers de partisans.
La tortue n’est peut-être pas la plus galvanisante des métaphores politiques. Mais elle résume bien la bataille bien difficile que le principal homme politique français de gauche a dû mener depuis son entrée dans la course à la présidentielle l’été dernier. Le cycle électoral de 2022, la troisième tentative consécutive de Mélenchon à la présidence, a été une combinaison parfaite de difficultés pour la gauche française.
Premièrement, la pandémie de COVID-19 a freiné l’enthousiasme et la mobilisation politiques, mettant un terme brutal au cycle de manifestations qui dominait la vie politique française dans les années précédant la crise sanitaire. Lors d’une élection que de nombreuses machines du parti ont considéré comme une victoire d’avance pour le président sortant Emmanuel Macron, les Verts, les Socialistes et les Communistes présentent chacun leur propre candidature indépendante, forçant Mélenchon à affronter un embouteillage à gauche.
Les personnalités clés du gouvernement Macron, quant à elles, ont passé une grande partie des deux dernières années à ponctuer l’actualité autour des sujets de l’islam, de l’immigration et de l’insécurité. Cet état d’esprit s’est parfaitement cristallisé lors d’une conférence tenue le 22 mars par l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles. Dans un centre de congrès du sud parisien, des personnalités gouvernementales comme Marlène Schiappa, sous-ministre de la Citoyenneté, ont vanté la répression sécuritaire de l’administration et les efforts de rationalisation des expulsions. Le microphone a également été tendu avec tout l’éventail de la droite française, de Jordan Bardella, président du Rassemblement national qui soutient Marine Le Pen, à Éric Zemmour, le polémiste d’extrême droite dont la candidature sert à jeter les bases d’une alliance de droite post-électorale.
Pour couronner le tout, l’invasion russe de l’Ukraine a ajouté une certaine crédibilité aux appels du gouvernement à l’unité nationale. Très actif sur la scène internationale depuis le début de la crise au début de cet hiver, Macron a cherché à se positionner comme un leader dans une période d’instabilité mondiale. Avec un brin de solennité, Macron a annoncé sa candidature dans une lettre ouverte à la presse régionale le 4 mars. Depuis, le titulaire s’est largement tenu au-dessus de la mêlée, invoquant le contexte international comme un motif suffisant pour éviter la campagne électorale, déléguant la tâche aux ministres et à ses subordonnés.
« Le cycle électoral de 2022, la troisième tentative consécutive de Mélenchon à la présidence, a été une combinaison parfaite de difficultés pour la gauche française. »
À en juger par les derniers sondages, Macron est en position de force, bénéficiant d’un faible enthousiasme des électeurs et d’une opposition dispersée à gauche et à droite. Bien qu’il soit maintenant impliqué dans un scandale pré-électoral sur la révélation des sommes d’argent dépensées dans des contrats avec des cabinet de consultants privés comme McKinsey, la plupart des sondages sur le premier tour placent Macron à environ 30 % des intentions de vote, plusieurs points au-dessus de son résultat lors de sa première victoire à la présidentielle en 2017.
Les guerres sont également rarement favorables aux tentatives de contourner la pensée manichéenne. Alors que l’ancienne division est-ouest de l’Europe se réimpose sous une nouvelle forme, Mélenchon a été la cible de ses adversaires pour sa position de longue date selon laquelle la France devrait quitter l’OTAN, rechercher le non-alignement et pivoter stratégiquement vers les pays du Sud. Ces positions, ainsi que des déclarations passées qui vont à contre-courant de la pensée conventionnelle sur la Russie, ont fait de lui l’homme de paille idéal pour les critiques de la prétendue tendance de la gauche à être pro-Poutine.
Non-alignement
En ce qui concerne la guerre en Ukraine, le principal point de friction entre Mélenchon et les autres candidats de gauche et du centre concerne l’ampleur de l’aide militaire et des sanctions qui devraient être appliquée.
De telles critiques ne viennent pas seulement de Macron mais aussi des candidats du centre-gauche, largement affaiblis : la maire socialiste de Paris Anne Hidalgo — porte-drapeau de son parti dans cette course (à environ 2 % dans les sondages) — ainsi que le candidat vert Yannick Jadot (6 %). Ils ont chacun présenté l’opposition de Mélenchon à l’aide militaire occidentale comme la suite logique à son faible empressement à condamner l’annexion russe de la Crimée en 2014.
Pour Mélenchon, qui a tenu à qualifier le président russe d’« autocrate » au lieu de « dictateur », ces distinctions participent de la nécessité de jeter les bases d’une éventuelle médiation. Afin de creuser un fossé entre le peuple russe et l’État, ainsi que d’éviter le retour de bâton d’un divorce économique à grande échelle avec la Russie, il affirme que les sanctions doivent directement cibler l’élite économique et politique qui entoure Vladimir Poutine.
« Macron est en position de force, bénéficiant d’un faible enthousiasme des électeurs et d’une opposition dispersée à gauche et à droite. »
« Je suis non aligné, mais pas seulement depuis hier. Je suis assez vieux pour avoir été contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Russes et contre la guerre américaine au Vietnam », a déclaré Mélenchon dans La France face à la guerre, un programme télévisé d’entretiens individuels successifs en direct avec les huit principaux candidats diffusé le 14 mars. « Quand les Américains ont dit qu’ils voulaient étendre l’OTAN jusqu’à la Russie, j’ai prévenu, ‘danger’. Quand c’est Poutine qui a franchi la frontière, c’est lui qui commet l’acte intolérable. »
« Pendant des années, il a prévenu, ‘Cela pourrait mal finir’ », a déclaré Véronique, qui soutient Mélenchon depuis 2012, à propos de la position du candidat sur la Russie avant son discours place de la République. « Nous savons qu’il n’est pas pro-Poutine. Au bout du compte, je trouve que ce qui se passe en Ukraine est exploité. Ce qui arrive au peuple ukrainien est horrible. C’est aussi assez opportun – tout comme la pandémie de COVID semble se terminer et il n’y a plus rien pour nous distraire. Avant, c’était ‘Ne te plains pas, tu es toujours en vie’, et maintenant c’est ‘Ne te plains pas, il pourrait y avoir une guerre’. »
Mais le procès en cours de Mélenchon est avant tout hypocrite. Puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, la France a longtemps fait preuve d’une certaine souplesse opportuniste vis-à-vis de la Russie. Pour l’extrême droite, cela s’est traduit par une affinité idéologique ouverte et des liens directs avec l’autocrate russe. Le Rassemblement national de Marine Le Pen, par exemple, a emprunté jusqu’à 9 millions d’euros auprès de banques russes.
Plus près du centre de la pensée de la politique étrangère française se trouve le désir de tirer parti d’un relâchement éventuel des tensions est-ouest pour renforcer la création d’une force militaire européenne (étant entendu qu’elle serait dirigée par la France) et l’autonomie stratégique. Depuis 2017, la ligne venant de Macron, par exemple, portait sur la nécessité d’établir – avec et à travers la Russie – une nouvelle « architecture de sécurité » en Europe. Si elle peut parfois virer à une certaine myopie vis-à-vis de Poutine, la position de Mélenchon sur la Russie est en réalité une variation d’un thème général, le « gaullisme » qui domine la pensée de la politique étrangère française, comme nous l’a affirmé un conseiller de la France insoumise.
L’unité retrouvée contre le poutinisme est également sapée par la clémence accordée aux autocrates et aux régimes étroitement alignés sur l’Occident. L’Arabie saoudite ou l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi, par exemple, ont été traités avec la plus grande indulgence par le gouvernement Macron et son prédécesseur de centre gauche, François Hollande. Tous deux étaient désireux de faire des deux États des clients majeurs pour les exportations d’armes françaises, qui ont été utilisées par les monarchies du Golfe dans leur guerre au Yémen avec des conséquences dévastatrices. Ce n’est qu’après de nombreuses protestations publiques qu’Hollande a annulé la vente de navires de guerre à Poutine après l’occupation de la Crimée par ce dernier en 2014, le matériel militaire ayant finalement été redirigé vers l’Égypte.
Tortues en marche
Dans ce contexte, il n’est pas particulièrement surprenant que les attaques contre Mélenchon aient été largement inefficaces. Depuis fin février, en effet, il s’est envolé dans les sondages, confirmant sa position en tête du peloton de gauche des candidats, à portée de main de la qualification au second tour contre Macron. Ce qui fait espérer les partisans de Mélenchon, c’est que le pallier pour accéder au second tour pourrait être nettement plus bas qu’en 2017, et qu’une plus forte participation des abstentionnistes pourrait bénéficier au candidat. Un sondage Elabe du 30 mars placent Mélenchon à 15,5 % au premier tour, derrière Le Pen à 21 % et Macron à 28 %.
« L’abandon de l’orthodoxie budgétaire pendant la crise du COVID et les financements massifs que les dirigeants européens s’apprêtent à consacrer aux dépenses de défense ont montré le mensonge derrière l’austérité financière. »
« Cela reflète surtout notre cohérence », a déclaré une aide de camp de la France insoumise, qui a souhaiter rester anonyme, à propos de la position de Mélenchon sur la Russie et de la montée en puissance du candidat au milieu de la crise. « Évidemment, notre position s’est adaptée. A partir du moment où la Russie est devenue une puissance ouvertement agressive, il est impossible d’exclure des réponses et des formes de pression comme les sanctions économiques. Mais la position que nous avons toujours eue est que nous devons pouvoir avoir un dialogue sérieux avec la Russie. »
Malgré les vents contraires, la France insoumise, qui se présente cette année sous la plateforme de L’Union Populaire, gagne du terrain. La stratégie de tortue mise en place a été de placer ses thématiques sociales à la une de l’actualité avec une série de propositions politiques coûteuses qui promettent une rupture avec une scène politique basculant vers la droite. Les événements, aiment aussi à souligner les partisans de Mélenchon, rattrapent enfin le programme du candidat : l’abandon de l’orthodoxie budgétaire pendant la crise du COVID et les financements massifs que les dirigeants européens s’apprêtent à consacrer aux dépenses de défense ont montré le mensonge d’une politique d’austérité. Bref, les ressources pour améliorer les services publics et les augmentations salariales existent — ce qui manque, c’est la volonté politique.
Changement urgent et à long terme
La cible principale de Mélenchon est Macron, et le contraste en termes politiques ne pourrait pas être plus frappant. Présentant un éventuel programme de second mandat lors d’une conférence de presse de quatre heures le 17 mars, Macron prévoit de relever l’âge de la retraite à soixante-cinq ans, de réduire les impôts sur les entreprises et les successions et de resserrer encore l’accès aux programmes sociaux. Les propositions phares de Mélenchon sont un âge de la retraite à 60 ans, une hausse du salaire minimum à 1 400 € par mois après impôts, un revenu garanti pour les étudiants, des investissements massifs dans les services publics et un programme de « planification écologique » sur le modèle d’un New Deal vert français.
Delphine, enseignante dans un lycée professionnel parisien, s’est longtemps abstenue de voter, tout en travaillant comme militante dans un parti marginal d’extrême gauche. « Mélenchon a précisé son message », a-t-elle déclaré à Jacobin. « L’urgence en ce moment est de rompre avec Macron et de mettre fin à la destruction des services publics. Il privatise tous les secteurs : transports, éducation, etc. »
« La cible principale de Mélenchon est Macron, et le contraste en termes politiques ne pourrait pas être plus frappant. »
Comme des marches similaires dans ses campagnes précédentes, le rassemblement du 20 mars a été spécifiquement présenté comme la « Marche pour la 6ème République ». La cause profonde du pourrissement du paysage politique français, selon Mélenchon, est le déficit démocratique au cœur de la 5ème République centrée sur son président. Elle a été instituée par Charles de Gaulle en 1958. Dès son entrée en fonction, Mélenchon promet de convoquer une assemblée constituante qui réunir des citoyens-délégués qui seront chargés de rédiger la constitution d’une nouvelle république, qui sera ensuite approuvée par un référendum.
« L’une des priorités pour tout le monde ici, c’est l’assemblée constituante », a déclaré Daniel, vétéran des manifestations de gilets jaunes et chauffeur routier à la retraite. « Nous voulons nous réapproprier la vie politique. »
Mélenchon a déjà connu des remontées fantastiques de dernière minute, lors de ses dernières campagnes présidentielles en 2012 et 2017. Ses partisans savourent l’idée de voir leur champion affronter Macron lors du débat télévisé en tête-à-tête avant le second tour – uniquement s’il est capable de devancer Marine Le Pen d’ici le dimanche du vote. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’homme politique chevronné a assurément confirmé le rôle que sa force politique pourra avoir suite à l’élection face à la reconfiguration de la gauche française.
« Nous pouvons presque dire qu’il est en première place », a commenté Daniel, parlant de l’enthousiasme dans sa ville natale d’Orval, où il fait du porte-à-porte. C’est probablement un vœu pieux, étant donné la force de l’emprise de Macron sur la vie politique française. Mais la tortue Mélenchon qui mène une guerre de position – en proposant une alternative radicale à la triangulation centriste et à la guerre des cultures conservatrices – a encore du répondant.