Désormais, Macron a autre chose à craindre. Suite au premier tour des élections législatives, qui ont eu lieu dimanche dernier, il a découvert que la plus grande contestation de son pouvoir ne viendrait plus de la droite mais de la gauche. Au cours des prochaines années, c’est le côté opposé du spectre politique qui pourrait en grande partie déterminer l’orientation du pays.
Cette situation découle d’un pragmatisme intransigeant. Pour la première fois depuis 1997, les grands partis de gauche français ont mis leurs divergences de côté et se sont accordés sur une liste unique de candidats. La coalition, connue sous le nom de Nupes, pour Nouvelle Union Populaire écologique et sociale, a décuplé ses résultats dimanche dernier. En obtenant 26 % des voix, la Nupes est à égalité avec la coalition de M. Macron, et elle a une chance (certes infime) de remporter une majorité absolue à l’Assemblée nationale à l’issu du second tour du scrutin ce dimanche. Même si la Nupes échoue, la gauche deviendra la principale force d’opposition au Parlement.
Les conséquences seront radicales. En premier lieu, la gauche aura une influence sur les thématiques qui seront placées au cœur du débat politique, elle recentrera l’attention sur des questions comme le financement des services publics, la lutte contre le changement climatique ou la fiscalité, et fera pression sur M. Macron. La percée de la gauche pourrait même avoir un impact supérieur. Elle agirait contre l’extrême personnalisation du pouvoir présidentiel français, mais également contre le dévouement de l’Union européenne en matière de « sérieux budgétaire ». La coalition pourrait secouer la politique dans l’intégralité du pays et sur tout le continent. C’est un fait, disons-le simplement, extraordinaire.
Une plus grande présence à l’Assemblée nationale constituerait en soit une réalisation majeure pour les partis concernés. Grâce à l’accord entre les partis de la Nupes, ils sont sur le point d’élargir leur présence actuelle qui est de seulement 60 sièges. La gauche bénéficierait ainsi de l’arrivée de dizaines de nouveaux élus de La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon et des écologistes tout en garantissant aux communistes et aux socialistes la participation à une mandature supplémentaire. La finesse d’esprit et l’instinct d’auto-préservation sont deux des principaux facteurs qui rendent l’unité possible.
Mais à mesure qu’ils obtiennent de nouvelles conquêtes au Parlement, les partis de gauche risquent aussi de priver M. Macron de sa majorité absolue. Si la coalition du président n’est pas en mesure de conquérir au moins 289 des 577 sièges de l’Assemblée nationale, elle pourrait être contrainte de gouverner avec le soutien de députés de l’opposition, ce qui se traduirait par un gouvernement fragile dont le sort dépendrait de sa capacité à faire des compromis. Alors que le Rassemblement national d’extrême droite de Marine Le Pen est susceptible de renforcer son poids au sein du Parlement, le système électoral français, qui favorise le parti arrivé en tête, donne un avantage naturel aux républicains, qui seraient les plus à même de collaborer avec le gouvernement Macron. Dans tous les cas, la Nupes serait la première force d’opposition au Parlement.
Le paysage politique actuel en sortirait bouleversé. De nos jours, les textes législatifs de M. Macron ont tendance à traverser une Assemblée nationale acquise et passive. Dans un sens, la Nupes amènerait dans les couloirs du Parlement la forte opposition publique qui s’est exprimée dans la rue contre la politique du président. Les plans de M. Macron visant à relever l’âge de la retraite et à remanier le RSA pourraient devenir plus difficiles à réaliser.
Et il ne faut pas écarter non plus la possibilité d’une majorité parlementaire pour la Nupes. Pour que cela se produise, la coalition a besoin que sa base soit beaucoup plus mobilisée qu’elle ne l’a été au premier tour – qui a connu un taux de participation historiquement faible – particulièrement parmi les électeurs à faible revenu et les jeunes. Si ces groupes offraient une majorité à la Nupes, l’on pourrait s’attendre à un véritable séisme politique.
Sous la pression, M. Macron serait contraint de nommer un Premier ministre soutenu par la majorité de gauche, une situation connue sous le nom de « cohabitation » et qui implique le partage du pouvoir exécutif. Il existe trois précédents sous la 5ème République française – en vigueur depuis 1958. Les présidents avaient alors largement contrôlé la politique étrangère, mais le Premier ministre avait supervisé une grande partie de la politique nationale. L’alliance de gauche a déjà désigné l’homme pour occuper le poste : Jean-Luc Mélenchon.
Dans un contexte de sondages serrés et d’une augmentation de l’anxiété, M. Macron et ses alliés ont cherché à imposer un argumentaire autour du « péril rouge ». Le ministre des Finances a comparé M. Mélenchon à un « Chavez gaulois » qui « collectiviserait » l’économie et mettrait la France en faillite, tandis que Christophe Castaner, figure du parti de M. Macron au sein de l’Assemblée nationale a mis en garde contre un « retour à l’ère soviétique ». Le chef du Medef, principal lobby des entreprises, a déclaré que Jean-Luc Mélenchon risquait de pousser le pays « au bord du gouffre ».
En réalité, la plateforme actuelle de la coalition est loin d’être révolutionnaire. Elle s’inspire plus de l’âge d’or de la social-démocratie européenne que des bolcheviks. Les deux propositions phares de politique économique portée par la coalition sont une hausse du salaire minimum à 1 500 euros et le blocage des prix sur les produits de première nécessité. Ce sont des mesures modestes à une époque de hausse rapide de l’inflation.
Il est vrai que les plans visant à augmenter les impôts des super-riches et à stimuler les investissements dans les écoles, les hôpitaux et les réseaux de transport contrastent avec le soutien de Macron au secteur privé. Pourtant, ce sont des politiques progressistes classiques en Europe. Les ambitieuses propositions climatiques de la coalition – un plan d’investissement écologique de 200 milliards d’euros sur cinq ans guidé par le principe de la « planification écologique » – ont conduit la ministre de l’écologie à accuser la Nupes de « jouer sur les peurs des jeunes ». Mais il est difficile de voir dans ces plans autre chose qu’une tentative d’aborder frontalement la crise climatique. Le coût d’une inaction climatique serait de toute façon beaucoup plus élevé.
Les cassandres ont peut-être raison sur une chose : une gauche puissante dans l’un des pays les plus influents du monde aurait des effets concrets à l’étranger. Ce serait une source d’inspiration pour des partis idéologiquement similaires en Europe, qui ont lutté pour se disputer le pouvoir depuis les beaux jours de Syriza en Grèce et de Podemos en Espagne. De plus, un gouvernement français disposé à repousser avec force les restrictions de l’Union européenne en termes de dépenses publiques et d’intervention de l’État dans l’économie pourrait inciter Bruxelles à infléchir sa ligne. Alors que l’Europe est aux prises avec les retombées de la guerre menée en Ukraine par la Russie, cela pourrait être un développement important.
Pourtant, les conséquences de l’élection seront plus immédiatement visibles à l’intérieur des frontières françaises. La Nupes appelle à la création d’une 6ème République qui limiterait le pouvoir présidentiel et ramènerait la France à un régime parlementaire plus classique – et les résultats du premier tour montrent qu’une grande partie de l’électorat est d’accord. Même si un changement de cette ampleur semble peu probable pour l’instant, un échec pour M. Macron à obtenir une majorité claire quelques mois seulement après sa réélection serait plus qu’un revers personnel. Cela marquerait un coup dur pour le rôle même de la présidence, initialement conçue sur mesure pour Charles de Gaulle, héros national et homme fort de l’histoire de France. La structure même de la 5ème République pourrait être remise en question.
Ce pourrait finalement être l’un des messages les plus puissants et durables envoyés par les électeurs français. Dans un pays aussi complexe, vaste et diversifié que le leur, un système politique conçu pour concentrer l’autorité entre les mains d’un seul chef d’État n’est peut-être pas la meilleure façon de refléter la volonté populaire. Et peut-être qu’après 64 ans, il est temps d’essayer quelque chose de nouveau.