Concept méconnu du grand public mais aussi des « élites » politiques actuelles, « la créolisation » a fait l’objet d’attaques et de polémiques. Nous vous suggérons de visiter le site web à la mémoire de Edouard Glissant et consacré à son œuvre pour en savoir plus.
« Créolisation ». Un mot dans mon discours sur la République a fait parler. Je laisse de côté la poignée de sots pour qui ce fut une nouvelle occasion d’essayer de me faire endosser la camisole de force de leurs hantises identitaires. Ainsi de madame Saporta. Son ignorance crasse éclata quand elle affirma que le concept de créolisation renvoyait aux « origines » de chacun. Elle ignore donc ce que veut dire ce mot depuis qu’Edouard Glissant l’a mis en scène. Commençons donc par lire ce qu’en disait Edouard Glissant en 2005 dans une interview au journal « le Monde » :
Le verbe riche d’Edouard Glissant fonctionne ici dans toute sa performance. Il permet de comprendre ce que désigne le mot « créolisation » sans aucun doute d’interprétation.
Notons l’essentiel. Primo : la créolisation n’est ni un projet ni un programme. C’est un fait qui se constate.
Il se produit de lui-même. D’où la sottise de ceux qui m’attribuent la créolisation comme un objectif politique. Veulent-ils s’opposer au processus spontané de la créolisation ? Mais alors il faudrait qu’ils disent pourquoi. Et surtout comment comptent-ils s’y prendre. Secundo : la créolisation ne concerne pas exclusivement la langue comme fait semblant de le croire Eric Zemmour. Elle implique bien davantage l’ensemble des usages de l’existence sociale. Ce sont ces habitudes par lesquelles chacun accède à la vie en société et qui lui paraissent naturelles, évidentes. J’aurais dû écrire « habitus » pour être aussi précis que possible. Cela désignerait alors la façon personnelle avec laquelle cette intégration des usages se fait pour chacun, en relation avec ses appartenances sociales telles que le lieu de vie, la classe sociale, les réseaux de vie collective.
Quand le mot « assimilation » apparaît, le malentendu l’accompagne
Dans mon esprit, il s’agissait de proposer le chaînon manquant entre l’universalisme dont je me réclame et la réalité vécue qui le dément. Car si pour les dominants, il n’y a aucune difficulté à passer de l’affirmation de l’idée d’universalisme à sa mise en œuvre au quotidien, c’est précisément parce que leur propre culture, mœurs et usages dominent. Tout leur paraît évident et naturel. Ils peuvent alors penser que celles-ci sont la forme concrète de l’universalisme réel. C’est pourquoi il leur arrive en plus d’exiger des autres qu’ils aient une volonté « d’assimilation ». Pour eux, cela ne pose pas de questions existentielles. Il en va tout autrement pour des millions de gens qui ne comprennent pas ce qu’on leur demande. En effet, ils respectent la loi et se trouvent de fait inclus dans tous les aspects de la vie de la cité. L’assimilation leur paraît alors être un renoncement à ce qui les distingue de la culture dominante. Mais quoi se demandent-ils ?
On tombe alors inexorablement sur la religion. Je veux dire sur ses rites en privé ou en public. S’y ajoute tout aussi directement cette part des mœurs qui implique le fondamental. Je pense ici évidemment au corps, à ce qu’on en montre ou pas, ce que l’on en affiche selon qu’on est un homme ou une femme et ainsi de suite. Enfin, et de façon plus subliminale, ce que Chirac avait appelé « le bruit et l’odeur ». C’est-à-dire les usages vocaux et la musique. Et pour finir par le plus décisif : l’odeur de la cuisine familiale. Réconfortante pour les uns, exogène pour les autres.
Quand le mot « assimilation » apparaît, le malentendu l’accompagne. Ceux qui s’en réclament partent de bonnes intentions : ils veulent vivre ensemble sans rejeter par préjugés les « autres » réputés différents. Ils leur demandent donc de faire « un effort d’intégration ». Les autres, « les différents », se demandent ce qu’on leur veut de plus. Ils se sentent donc mis en cause de manière ambiguë dans leur identité profonde. Le malentendu est à son comble quand chaque partie observe chez l’autre un reflet de soi bien visible et s’étonne alors de la question posée. Car évidemment, la créolisation est passée par là avant même la dispute.
Le peuple français actuel n’est plus le peuple de 1958
Mon intention n’est pas de dire de quel côté doit aller la fusion des usages. C’est d’ailleurs impraticable. Je veux seulement nommer, de façon pacificatrice, ce qui se produit en réalité autour de nous. L’universalisme humaniste doit tenir les deux bouts de la question identitaire : celle de la similitude humaine et celle des différences. Je veux mettre un mot en réponse à l’obsédante question identitaire. En effet, il est devenu impossible de ne pas en avoir sans être ficelé dans l’alternative affreuse de la fermeture illusoire ou d’une ouverture sans contenu, très anxiogène. Créolisation. Il est magique que le mot vienne d’un penseur français de Martinique.
Notre culture dominante actuelle est elle-même le résultat d’une « créolisation ». Si ceux qui s’y sentent à l’aise, et craignent sa dilution, ne veulent pas le savoir, c’est évidemment leur droit. Personne ne les obligera jamais à quoi que ce soit dans les domaines concernés par la créolisation. C’est aussi impossible à faire que l’inverse le serait sous couleur « d’assimilation ». De même, contrairement à ce que j’ai pu lire, je ne parle pas de la créolisation comme raison de passer à la VIe République. Je motive celui-ci par le blocage sur lequel débouche la monarchie présidentielle instituée par la Ve République. Je n’entre pas dans davantage d’aspects de cette critique car ce n’est pas mon sujet ici.
Cependant, je rappelle volontiers que notre peuple a beaucoup changé depuis 1958, date de la Constitution de la Ve République. De rural il est devenu urbain. De chrétien il est devenu massivement sans religion et le reste est réparti entre cinq cultes, le deuxième étant l’islam. Hier à majorité écrasante d’origine européenne, il comporte dorénavant une population bien plus mélangée intégrant aussi bien de larges pans caribéens que maghrébins. Les références culturelles anglo-saxonnes qui étaient très minoritaires sont devenues majoritaires et une forte imprégnation en est résultée. Elle se lit sur les façades des commerces, le vocabulaire ordinaire, les émissions de télé, les modes et la musique. De fait, il s’agit de la forme de créolisation la plus aboutie et elle surplombe toutes les autres. De toutes les façons, le peuple français actuel n’est plus le peuple de 1958. Lui proposer de se refonder en lui demandant d’établir une nouvelle Constitution, c’est lui proposer une occasion de se définir lui-même. Rien de plus, rien de moins.
« Semblables dans la différence »
La créolisation et l’universalisme sont les deux états d’une même réalité fondamentale dans la condition humaine. Nous sommes tous semblables par nos besoins essentiels mais chacun de nous est différent de n’importe quel autre. Et ces deux états comptent autant pour chacun de nous. La différence dans la similitude se constate. Et la similitude est prouvée par la différence puisqu’elle ne parvient jamais à l’effacer. La créolisation rend cet aller-retour possible, vivable, concret. Elle est le contraire d’une essentialisation des êtres et de leur identité comme la voudraient les Zémmouriens des deux rives qui m’ont aboyé dessus.
Zemmour est le nom de l’olive en langue berbère algérienne. Le chroniqueur du même nom, ennemi de la créolisation, devrait y réfléchir. Car nous voici rendus au point où la majorité des locuteurs français ne sont pas Français et ne vivent pas en France. Des centaines de millions de gens en Afrique et aux Amériques ont en usage commun cette langue. Ils la créoliseront comme jamais. Que diront les conservateurs : « Nous ne parlerons que le français de France » ? Quelle tristesse !
L’Eglise a fait adopter par l’Union européenne sa devise : « Unis dans la diversité ». Je la trouve trop essentialiste et fermée. La créolisation est le processus de la vie elle-même chez les animaux sociaux en évolution permanente que nous sommes. Elle suggère une formule plus conforme à l’humanisme universaliste pour en prendre acte : « Semblables dans la différence ».