Vous avez eu raison, Madame la présidente de la commission, de dire que la première raison de s’intéresser à cet accord est qu’il attire de nouveau notre regard vers l’Amérique latine, direction du monde vers laquelle, trop souvent, les élites françaises, fascinées par le monde anglo-saxon ou germanique, oublient de regarder.
Pourtant, les 500 millions d’hispanophones partagent avec nous une culture profonde, liée à notre histoire, à la grande Révolution de 1789 et, pour l’honneur de l’Amérique latine, s’il y a eu des conquistadors, tous les libertadors, sans exception, se rattachaient à la philosophie des droits de l’homme, aux Lumières et, pour beaucoup d’entre eux, à la loge maçonnique Lautaro, d’abord établie à Londres, puis à Marseille, pour l’honneur de ma bonne ville.
Moi non plus, cher Monsieur le rapporteur, je n’avais pas la photo du Che dans ma chambre, mais celle de Salvador Allende, assassiné, comme vous le savez, et je ne peux pas oublier de quel secours fut Cuba à tous mes amis et camarades torturés et maltraités de toutes les manières possibles, qui s’enfuyaient et que Cuba accueillait, réparait, soignait et remettait sur le chemin de l’existence. C’est pour moi une dette personnelle, comme pour beaucoup d’hommes et de femmes de ma génération et de ma filiation politique, pour qui Cuba aura représenté ce point d’appui.
Pour beaucoup de peuples d’Amérique latine, il est très rare qu’un gouvernement, qu’il soit de droite ou de gauche, s’abaisse à céder aux gringos en refusant l’accès d’une conférence internationale à Cuba.
Cuba est un point d’appui nationaliste pour toute l’Amérique latine, continent où le nationalisme est progressiste.
C’est, par conséquent, un interlocuteur naturel et incontournable de toute diplomatie qui se fonde davantage sur les réalités qu’elle ne se préoccupe des fumées d’une Union européenne qui se sent obligée, chaque fois qu’elle ouvre la bouche à propos de Cuba, d’ajouter un couplet sur la liberté – sujet dont elle se soucie beaucoup moins quand il s’agit de la peine de mort en Arabie saoudite.
À cette heure, en effet, personne n’a été condamné à mort par Cuba, tandis que quarante-huit personnes ont été exécutées en Arabie saoudite, pays auquel nous continuons à vendre des armes pour assassiner les Yéménites. À ce jour, M. Badawi a déjà reçu cinquante coups de fouet et il lui en reste neuf cent cinquante à recevoir dans les années qui viennent. Or je ne me souviens pas qu’on ait entendu beaucoup de protestations – mais laissons cela de côté.
C’est la raison pour laquelle je me suis permis tout à l’heure de vous interrompre, car je fais partie de ces gens qui supportent mal qu’on donne des leçons à Cuba quand on est, le reste du temps, si économe de son indignation pour d’autres directions du monde.
Vous avez bien voulu, Monsieur le rapporteur, rappeler que nous avions une petite dette, que je vous avais signalée. Pour être plus précis, je rappelle que les marins français et les Français qui se trouvaient sur le quai du port de La Havane ne sont pas morts dans un naufrage, mais parce que les États-Unis d’Amérique avaient piégé un bateau qui transportait, tout à fait légalement, des munitions que nous étions en train de livrer à Cuba. Le bateau a explosé dans le port : le ministère dans lequel siégeait le Che se trouvant à proximité et le Che étant toubib, celui-ci est descendu sur le quai pour porter assistance à ces gens. La photo que vous connaissez tous, celle qui figure sur tous les T-shirts, est celle du Che qui, à la fin de la journée, absolument épuisé d’avoir passé cette journée à soigner des gens, regarde dans le vide – non pas l’horizon fantastique du socialisme, mais celui de son épuisement. C’est ce moment qui a été capté et cette photo est restée pour l’histoire : la photo d’un moment où le Che venait de s’occuper aussi de Français. Je le signale pour la petite histoire. Ce bateau était La Coubre et notre avant-dernier ambassadeur se rendait régulièrement tous les ans, avec sa petite fleur, à l’endroit où les Français – qui sont les seuls à le faire – viennent rendre hommage à ce moment de notre histoire.
Souvent, Cuba est injustement comparée à toute sorte d’autres pays, mais cela n’a pas de sens :
Cuba est d’abord une île des Caraïbes et c’est donc au niveau moyen des Caraïbes qu’il faut la comparer pour comprendre quel espoir elle représente pour les populations.
Chacun sait bien qu’il vaut mille fois mieux être cubain qu’haïtien car, à Cuba, personne, aucun enfant ne mange de la terre comme en Haïti. Cuba connaît des records d’encadrement : personne ne meurt de faim, tout le monde va l’école et bénéficie de toutes sortes de services, certes parfois élémentaires par comparaison avec ceux de la Suisse ou de la France, mais tout à fait exceptionnels par rapport à la situation moyenne des Caraïbes.
Si nous devons faire des comparaisons, il faut aussi accepter d’en faire avec nous-mêmes, et elles ne sont pas toujours à notre avantage, à nous Français. En effet, le taux d’alphabétisation de la population cubaine est supérieur à celui de la France – il vous reste à le savoir, même si beaucoup d’entre vous le savent. Le taux d’encadrement médical à Cuba est supérieur à ce qu’il est en France, comme le taux de guérison des maladies ordinaires.
De la même manière, Cuba a engagé dans son agriculture – un peu sous la contrainte, j’en conviens –, une transition écologique que notre pays n’a pas commencée, de telle sorte qu’il est parvenu à se passer de pesticides. Si, donc, vous cherchez des alternatives au glyphosate, vous pouvez aller les chercher à Cuba : elles existent. De même, si vous cherchez un vaccin contre le cancer du poumon, allez à Cuba : il existe. Les Cubains sont, du reste, prêts à commercer avec nous, mais ils ne veulent pas vendre leurs procédés à Sanofi, ce qui se comprend : ils préféreraient le faire dans une relation de coopération sincère, où l’on chercherait plutôt à guérir des gens ou à prévenir la maladie qu’à réaliser des profits. Il faut rappeler que, dans l’environnement des Caraïbes, l’espérance de vie des Cubains est de soixante-dix-neuf ans pour les hommes, contre quatre-vingt-deux ans en France : ce n’est pas trop mal. La réussite est là.
Nous ne dirons pas, bien sûr, que tout est parfait – qui oserait dire cela et de quel pays peut-on l’affirmer ? Nous ne dirons pas non plus que nous voudrions importer un régime politique comparable à celui de Cuba. Ce n’est en tout cas pas ce que je propose – peut-être certains le font-ils, mais pas moi ni aucun de mes amis.
En revanche, certaines choses nous inspirent – certainement pas le parti unique, qui n’est pas l’idée à laquelle nous nous attachons, mais nous sommes intéressés et nous trouvons des idées quand nous voyons la transition qu’opère Cuba en organisant une Constituante, avec des débats dans tout le pays, certaines personnes disant qu’elles s’en fichent et qu’elles n’iront pas, ou disant dans des réunions qu’elles ne sont pas d’accord. Cuba ne fonctionne pas comme de nombreuses caricatures le laissent croire. Du reste, ne croyez jamais qu’on puisse maintenir durant tant d’années un pays derrière un régime au seul moyen d’une police politique : il faut une certaine dose de consentement et ce consentement s’appuie sur des faits de la vie qui méritent de retenir notre attention autant que les critiques que nous avons à formuler.
Pour ce qui est de la liberté de la presse, il est évident que le régime de la propriété absolue de toute la presse par l’État est détestable, mais celui de la propriété absolue de toute la presse par neuf capitalistes l’est tout autant, et ainsi de suite.
Quand on donne des leçons, il faut toujours prendre de la distance et balayer un peu devant sa porte.
Pour terminer, pourquoi n’aurions-nous pas une discussion sur Cuba ? Vous seriez surpris de constater que les lignes de partage ne sont pas celles que l’on croit ? Souvent, en effet, il se trouvait sur les bancs de la droite des gens qui avaient une passion indépendantiste assez forte pour trouver sympathique tout ce qui se passait à Cuba – plus que certains socialistes qui trouvaient ce pays détestable, compte tenu de leurs liens avec l’American Federation of Labor – Congress of Industrial Organizations – AFL-CIO. Mais laissons tout cela.
En cet instant, une chose doit retenir notre attention, et je crois que nous pouvons en convenir : nous autres Français voulons un monde ordonné – non pas multilatéral, comme l’a dit imprudemment le Président de la République, car le multilatéralisme finit toujours dans la guerre –, nous avons besoin d’un monde ordonné, avec une Société des nations. Pour nous, la vertu supérieure est celle de l’ONU, qui a condamné dix-sept fois l’embargo que les États-Unis d’Amérique font peser sur Cuba.
On ne peut rien dire de Cuba si l’on ne commence pas par condamner l’embargo.
Si Cuba pouvait respirer et n’avait pas perdu 125 milliards de dollars du fait de l’embargo au cours des années qui ont suivi l’instauration de celui-ci, Cuba vivrait autrement.
Il va de soi que nous sommes prêts à toutes les discussions sur le régime politique de Cuba – et, s’il faut le préciser, je le redis –, mais nous commencerons la discussion lorsque s’arrêtera l’embargo, qui est un acte de guerre contre Cuba et qui bloque son développement. Nous pensions que nous avions fini après la visite, non pas de François Hollande, qui fut très folklorique et intéressante, mais du Pape et de M. Obama : nous pensions que tout le monde s’était, en gros, entendu pour que cela cesse et que s’instaurent des relations normales. Or M. Trump a décidé de durcir les rapports avec Cuba, d’une manière qu’il croit intelligente et électorale, mais qui ne sert strictement à rien. En effet, la jeunesse immigrée à Miami n’est pas aussi fasciste qu’il peut le croire et se préoccupe plutôt d’échanges, soucieuse de pouvoir aller et venir entre l’île et le continent : c’est ce qui les intéresse. Mais M. Trump a décidé de durcir sa position et, de nouveau, alors que, sous la présidence de M. Obama, les États-Unis s’étaient abstenus lors du dernier vote sur la demande de levée de l’embargo, M. Trump et le gouvernement d’Israël, et eux seuls, ont voté pour son maintien.
Que s’élève donc de cette tribune une protestation solennelle contre l’embargo, l’acte de guerre et le comportement belliqueux des États-Unis, qui ont organisé 600 complots pour assassiner le président Fidel Castro, et qu’il soit dit que nous sommes heureux de voir qu’enfin l’Union européenne, moyennant quelques bavardages sur les libertés, tourne la page et passe enfin à une coopération concrète, efficace et ambitieuse avec le peuple cubain.