Après six semaines de scrutin au cours desquelles près de 642 millions d’électeur·ices se sont rendu·es aux urnes, les résultats des élections générales indiennes ont été annoncés mardi 4 juin. L’opposition coalisée sous la bannière « INDIA » (Indian National Developmental Inclusive Alliance, dont la figure principale est Rahul Gandhi pour l’Indian National Congress (INC)) enregistre des scores bien meilleurs qu’attendus. Toutefois, la coalition sortante, l’Alliance démocratique nationale, National Democratic Alliance (NDA) emmenée par le Bharatiya Janata Party (BJP), le Parti du peuple indien, en la figure du Premier ministre Narendra Modi, est reconduite au pouvoir. La NDA obtient la majorité des 543 que compte la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement. Sur le plan social, ce troisième mandat devrait permettre à N. Modi de parachever sa politique identitaire hindouiste et autoritaire. Sur le plan économique, il devrait confirmer la trajectoire néolibérale de privatisation et de libéralisation dans laquelle il a massivement engagé son pays depuis 2014. Au prix de nouvelles résistances populaires à venir.
L’avènement à venir du « Hindu Rashtra », le Royaume hindou
Le Premier ministre sortant a mené une campagne strictement identitaire, axée sur la défense de l’identité « hindoue » dont il serait le garant en mettant systématiquement en scène sa dévotion religieuse à l’hindouisme. Ce récit proposé dès sa première campagne en 2014 central, voire exclusif, au fil des années, éclipsant ainsi une éventuelle proposition économique. Tout au long de la campagne entamée en janvier par l’inauguration du controversé temple de Ram , N. Modi a donc présenté le vote pour le BJP comme la condition sine qua non de la mise en œuvre politique et institutionnelle d’une identité hindouiste, dont nous avons déjà établi ce qu’elle impliquait pour les minorités ethnoreligieuses. A présent que la majorité est acquise, celle-ci passerait concrètement par deux choses : d’une part, amender la Constitution et y supprimer la référence au sécularisme inscrite dans le Préambule ; d’autre part, mettre en œuvre un code civil uniforme qui entérinerait la prééminence de la « culture » hindoue.
En effet, pour le moment, le domaine privé (famille, mariage, héritage) est régi par des « lois personnelles » propres à chaque minorité – en l’occurrence les chrétiens et les musulmans. L’objectif est de remplacer celles-ci par un texte commun à toutes les minorités, mais qui serait en réalité aligné sur les prescriptions hindous (végétarisme, yoga, protection de la vache, hiérarchie sociale autour des castes, etc.). Il s’agit d’effacer toute influence religieuse autre que celle de l’hindouisme tel qu’il est défendu par le BJP. Dans le domaine législatif, après les lois sur la citoyenneté de 2019, la formulation de ce code parachèverait la réalisation du « Royaume hindou » à laquelle s’attache le Premier ministre depuis 2014. Il légitimerait d’autant les attaques violentes, fréquemment mortelles, conduites par les groupes vigilants hindouistes contre les musulmans et les chrétiens accusés de corrompre la pureté de la Nation. A l’échelle macrosociologique, la société indienne semble prête à cette transformation de l’Inde séculariste en Inde hindouiste qu’elle a déjà accepté, de fait, en votant en 2014 pour un homme impliqué dans un pogrom antimusulman en 2002 ayant fait 2000 morts et 150 000 déplacé·es internes. Outre les violences contre les minorités musulmanes (comme à New Delhi en 2019) et chrétiennes (comme au Manipur depuis plus d’un an), elle s’accommode également du détournement des institutions publiques ou de leur privatisation. Par exemple, le gouvernement a décidé de faire passer les écoles formant 25 à 30% des cadets de la Police sous l’égide du Rashtriya Swayamsevak Sangh, l’Association des volontaires nationaux (RSS), organisation fasciste, paramilitaire et violente. Première étape dans la transformation de la Police en milice, menace alarmante sur l’état de droit.
Toutefois le succès du registre identitaire ne doit pas être décorrélé des faits matériels dans lesquels il s’enracine. Une perspective historique montre que les politiques de l’identité ont toujours été mobilisées par la droite et l’extrême-droite dans un contexte économique défavorable aux classes populaires, afin de subsumer de potentielles oppositions de classes, en antagonismes identitaires. C’est exactement ce qui se passe en Inde depuis 2014. Et ce troisième mandat devrait confirmer cette tendance tant le pouvoir de N. Modi dépend des groupes oligopolistiques indiens.
Libéralisation et politique pro-riches
Nous le disions à l’orée de ce scrutin, depuis 2014, et avant cela, depuis 2001 dans l’Etat du Gujarat qu’il a gouverné, l’hindouisme politique tel que le développe Narendra Modi est consubstantiel d’une politique néolibérale destinée aux classes supérieures et aux grands groupes industriels. Ceux-ci financent ses campagnes et s’attachent en retour les obligeances du Premier ministre. Cette politique montre ses limites, qui expliquent précisément le moindre succès du BJP dans certains Etats, comme au Pendjab, bastion des révoltes paysannes de 2020-2021. La dérégulation du marché agricole au profit des grands groupes industriels et aux dépens des petits paysans a engendré une contestation d’une ampleur inédite tant sur le nombre de manifestant·es (près de 12 millions) que sur la durée (plus d’un an). Elle a contraint le gouvernement à abandonner sa réforme. En revanche, les engagements pour des prix agricoles minimums garantis n’ont pas été tenus, entraînant la reprise des manifestations en mars dernier.
En effet, le capitalisme néolibéral aboutit à la compétition de tou·tes contre tou·tes et l’Inde n’y échappe pas. Le vernis identitaire apposé depuis dix ans pour masquer cette réalité n’a pas suffi lors de ce scrutin : des critiques se sont faites entendre, de plus en plus vertement à mesure qu’avançait les phases électorales. Car au-delà des effets de discours, concrètement N. Modi n’a apporté aucune réponse au chômage structurel en Inde et à la réalité d’une « croissance sans emplois ». Ceteris paribus, il a même aggravé la situation. Aujourd’hui, plus de 15% des 20-24 ans seraient sans emploi selon la Banque mondiale ; certains instituts privés l’évaluent même à plus de 45%. Ceci est particulièrement alarmant pour le BJP car la jeunesse était son cœur électoral depuis 2014. Dans ce contexte, la fonction publique fait figure de refuge. Les concours sont tant plébiscités qu’une partie des candidat·es doit passer les épreuves en plein air, et que le taux de réussite est de 0,2%.
En définitive, la réélection du BJP est moins triomphale qu’attendue, mais est acquise. Les électeur·ices n’ont pas sanctionné le gouvernement à la hauteur de ses échecs socio-économiques. La faute en incombe évidemment à la captation des instances médiatiques par le pouvoir, la criminalisation des opposant·es, la propagande numérique, etc. Mais elle est aussi un échec de l’opposition. Celle-ci ne s’est jamais formellement démarquée de l’hindouisme politique. Certains partis-membres d’INDIA considèrent même nécessaire de mener une politique « d’hindouisation douce ». Très peu de candidat·es issu·es des minorités ethnoreligieuses ont été investi·es et leur défense n’a pas été un axe de campagne. Partie liée à ceci, la coalition n’a pas proposé de programme clair au-delà du « tous contre Modi ». Or être unis « contre » ne constitue pas une politique de gouvernement à long terme. On se demande d’ailleurs comment la si baroque coalition INDIA aurait pu gouverner le cas échéant, elle qui compte en son sein des partis allant des partis communistes à l’extrême-droite régionale. Cette absence de propositions programmatiques radicalement en rupture avec l’hindouisme politique dominant ne lui a pas permis de véritablement capitaliser la colère populaire. Par exemple, au-delà de l’opportunisme électoral de part et d’autre, le parti du Congrès n’a pas tissé de liens politiques durables avec les mouvements paysans évoqués ci-dessus. Il avait pourtant là une opportunité en or pour se réinventer et s’opposer franchement au néolibéralisme. Pour toutes ces raisons, l’analyse nous amène à considérer que, quand bien même surviendrait un jour une alternance politique, l’Inde séculariste a disparu pour longtemps puisque ses thuriféraires de jadis sont désormais ralliés à l’hindouisme politique.
Enfin, observer l’Inde c’est regarder, en creux, les dynamiques en cours sous nos latitudes. Le parti au pouvoir nous démontre, s’il était encore nécessaire, à quel point capitalisme et xénophobie peuvent être les deux faces d’une même pièce. Quant à l’opposition, son impossibilité à l’emporter, en dépit de la colère populaire très forte qui s’est exprimée contre N. Modi, illustre le besoin impérieux d’un programme clair et radical, en rupture avec le capitalisme néolibéral, pour l’emporter face à des partis de droite ou d’extrême-droite hégémoniques.