Entretien réalisé par Arnaud Le Gall, avec l’aide de Cécile Germain
Le Monde en Commun : Depuis sa première élection en 2014, Narendra Modi a imposé à la société indienne un programme néolibéral, identitaire et autoritaire. Malgré de puissantes contestations sociales émanant de nombreux secteurs de la société indienne, il a été réélu en 2019. Quelle est sa base sociale et politique ? Son hégémonie s’explique-t-elle par un discours ultranationaliste et suprématiste hindou ?
Charlotte Thomas, politiste : Il importe de penser les deux élections de Modi, de 2014 de 2019, comme un continuum et un approfondissement du discours hégémonique hindouiste sur la société. Mais il faut avant tout préciser que la domination politique du BJP (Bharatiya Janata Party, « parti indien du peuple », à la tête duquel Modi a conquis le pouvoir fédéral) découle d’abord de la faiblesse de l’opposition. Le parti du Congrès, de centre-gauche, et principal parti d’opposition à l’échelle nationale, est en déshérence. Il a lui-même abandonné la question sociale et commencé à jouer avec les identités ethno-religieuse dès les années 80 quand il était au pouvoir. Le BJP est lui le tenant historique du nationalisme hindou, ou de ce qu’on considère aujourd’hui comme l’hindouisme politique (voir encadré). Il en est la version originale. Et la version originale a toujours plus de succès que la version « décaféinée ».
Pour répondre directement à votre question, quand Narendra Modi est élu en 2014, il est effectivement un nationaliste hindou promoteur de l’hindouisme politique. Il considère que les hindous sont les seuls citoyens légitimes en Inde. Les chrétiens et les musulmans sont en fait considérés comme des envahisseurs. Dans les faits, Modi n’a pas axé sa campagne de 2014 sur cette question identitaire, mais sur des questions économiques, dans un contexte de dysfonctionnement structurel d’une économie dépendante des secteurs primaires et tertiaires. Le premier est très gourmand en main d’œuvre, mais peu rémunérateur. Le second produit beaucoup de croissance, mais nécessite moins de mains d’œuvre que l’industrie par exemple. Or, s’il est souvent dit que la Chine a été ou est l’atelier du monde, l’Inde a longtemps été le bureau du monde en se spécialisant dans la sous-traitance informatique. Mais ce secteur ne peut absorber les 12 millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. En 2014, Narendra Modi a promis de répondre à ce défi en prétendant « rendre son prestige à l’Inde » via la puissance économique. Son slogan était : « tous ensemble pour le développement pour tous » et « Make in India ». Il a fait des promesses parfois très contradictoires à chaque secteur de la société. Et les résultats attendus par une large partie de ses électeurs n’ont donc pas été au rendez-vous.
En 2019, lors de la campagne pour sa réélection, l’idée s’est installée qu’il fallait laisser à Modi une deuxième chance. Surtout, pour faire diversion quant au non-respect de larges pans de ses engagements économiques, il a davantage mis en avant les enjeux sécuritaires et identitaires. Ces derniers ont occupé toute la campagne. Un événement crucial a été l’attentat du 14 février 2019 au Cachemire indien (NDLR : la région du Cachemire, couvrant l’ancien Etat princier du Jammu-et-Cachemire de la période coloniale britannique, est disputée depuis sept décennies, notamment entre l’Inde et le Pakistan, en état de guerre depuis 1947). Cette attaque revendiquée par un groupe islamiste contre un convoi paramilitaire indien, la plus meurtrière depuis 2002 avec 37 morts, a phagocyté la campagne. Toute interrogation sur les raisons pour lesquelles le gouvernement a laissé, pour la troisième fois au cours de son mandat, survenir une attaque dite terroriste au Cachemire indien, a été criminalisée sur un mode identitaire : « Critiquer Modi, c’est critiquer la patrie ».
C’est dans ce contexte qu’il a remporté sa seconde élection. Malgré une campagne délétère, ces élections ont été démocratiques, au sens d’ouvertes et dont les résultats ne sont pas contestés. Modi est un chef d’État autoritaire et identitaire, mais il n’a pas truqué les élections en bourrant les urnes ou en empêchant l’opposition d’y concourir, à la différence d’Erdogan en Turquie par exemple. Mais il a progressivement réussi à mettre cette équation dans la tête de la plupart des hindous : « L’Inde c’est la nation hindoue et la nation hindoue c’est Modi. Donc, voter pour Modi, c’est voter pour l’Inde. » Dans un contexte régional de guerre ancienne avec le Pakistan et de compétition avec la Chine, cela fonctionne à une échelle de masse, notamment au sein des castes supérieures et des classes aisées. Beaucoup de jeunes de la haute bourgeoisie indienne m’ont dit dès 2013 voter pour Modi pour enfin « rattraper la Chine ».
La victoire du BJP est aussi le résultat d’un profond travail de socialisation mené par les organisations du Sangh Parivar ayant su se substituer à un Etat social peu développé. Ils diffusent un discours effaçant les clivages économiques et sociaux, de classe, sous les appartenances ethniques et religieuses.
Aujourd’hui l’hindouisme politique est donc majoritaire dans le champ politique. Il cadre les débats. Et le parti du Congrès ne parvient pas à sortir de ce cadre. Précisons ici que les capacités personnelles de Modi ne suffisent pas seules à expliquer cette hégémonie. La victoire du BJP est aussi le résultat d’un profond travail de socialisation (NDLR : au sens sociologique de processus d’acquisition de croyances et opinions influant sur les comportements) mené par les organisations du Sangh Parivar ayant su se substituer à un Etat social peu développé. Ils diffusent un discours effaçant les clivages économiques et sociaux, de classe, sous les appartenances ethniques et religieuses. Comme on l’observe dans de nombreux endroits ailleurs dans le monde, notamment en France. En Inde cela consiste à dire que le chômage et les inégalités ne sont pas le fait de problèmes structurels de l’économie indienne et d’impensés des différents gouvernements en place, mais la faute des chrétiens, en moyenne plus riches, et des musulmans qui prendraient les emplois des non qualifiés. Ce discours ancien fait aujourd’hui florès.
Comment ce discours est-il allé progressivement de pair avec des agressions contre les minorités, notamment religieuses ? Comment ces agressions sont-elles traitées au sommet de l’Etat ?
La socialisation à l’hindouisme politique passe aussi par des actes de violence mis en scène, diffusés en ligne, par les groupes qui en sont les auteurs. Pour être précis, le gouvernement indien n’a jamais appelé ouvertement à agresser des chrétiens et des musulmans. Ces minorités sont présentes en Inde depuis le 1er siècle pour les premiers et les VII-VIIIe siècle pour les seconds. L’Inde est le troisième pays comptant le plus de musulmans au monde après l’Indonésie et le Pakistan. Il y a eu dans son histoire des souverains musulmans. Mais des membres de ces minorités subissent pourtant des agressions quasi quotidiennes. De fait, depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi les groupes violents hindouistes se sentent libres d’agir. N’oublions pas que Modi a lui-même été mis en cause en 2002 dans les pogroms anti-musulmans ayant causé 2000 morts et 150 000 déplacés au Gujarat. Cela lui a valu pendant dix ans des interdictions de visa en Union européenne et aux États-Unis. Elles n’ont été levées que lorsque qu’il s’est avéré que Modi allait être élu premier ministre… (NDLR : un officier de police du Gujarat qui affirmait que Modi a lui-même ordonné les pogroms a même été condamné à la prison à perpétuité.)
Le gouvernement indien répond à ces lynchages soit par le silence, soit très tardivement. Les attaquants ne se sentent pas menacés. D’autant que la police est très souvent complice des violences, en y participant, en les laissant faire, ou en refusant de prendre les plaintes. La situation s’est aggravée au point qu’à l’approche des élections de 2019 Anil Couto, l’archevêque de New Delhi – donc le représentant du Vatican – est sorti de sa réserve. Il a publié un texte appelant à la mobilisation politique face aux atteintes aux droits humains et à la mise en danger de la démocratie. Cela lui a valu une volée d’appels au meurtre sur les réseaux sociaux, où il était dépeint par les partisans de Modi comme un ennemi de la nation. Depuis 2014 il y a aussi eu une explosion des lynchages à mort en pleine rue de musulmans soupçonnés par exemple d’avoir transporté ou consommé de la viande de bovidé, ou d’être responsables de l’épidémie de Covid 19.
Notons que la grille de lecture de l’hindouisme politique s’articule avec la période coloniale. Ces distinctions ethno-religieuses n’étaient pas la grille de lecture majoritaire en Inde jusqu’à l’arrivée de la puissance coloniale britannique. Les conflits sociaux pouvaient mettre aux prises des hindous et des musulmans, mais pas au nom de leur identité religieuse. Ces conflits découlaient des situations sociales. Par exemple, sous l’empire Moghol précédant la période coloniale, ce sont généralement des musulmans (les zamindari), souvent propriétaires terriens, qui levaient l’impôt, d’où des conflits avec les hindous qui cultivaient les terres et payaient les taxes. (NDLR : l’instrumentalisation des différences ethniques, religieuses etc., est une pratique observée dans la plupart des processus de colonisation).
Comment cette violence contre les minorités religieuses a-t-elle fini par toucher l’ensemble des acteurs des luttes sociales, politiques, assimilés à des ennemis de la nation indienne, comme on a pu l’observer lors de la récente mobilisation des millions de paysans ? (Voir l’article du Monde en Commun sur le sujet ici.)
J’ai insisté sur les violences contre les chrétiens et les musulmans car elles sont emblématiques d’un climat plus général. Et on ne peut dans un entretien traiter de l’ensemble des situations d’un pays de près de 1,4 milliards d’habitants. Mais il faut bien avoir en tête en effet que les victimes des hindouistes sont diverses. Par exemple tous les 14 février il y a des raids dans les bars et les restaurants contre les couples qui fêtent la saint Valentin. Cette « fête occidentale » pervertirait les hindous et les détournerait de leur culture d’origine telle que fantasmée par les hindouistes.
On est d’abord passé entre 2014 et 2019 d’une criminalisation des minorités ethno-religieuses à une criminalisation des opposants intellectuels au sens très large de cette notion. Il y a ainsi une multiplication des assassinats de journalistes en pleine rue. Les enquêtes n’aboutissent pas. Les universités sont également visées. Les membres des syndicats étudiants de gauche sont physiquement attaqués. De nombreux enseignants ont été interdits de donner des cours. Des professeurs en poste, parfois âgés, ont été roués de coups et traînés au sol par des étudiants hindouistes. Des professeurs émérites ne se voient pas renouveler leur statut et leur poste à l’université etc.
On assiste désormais à une criminalisation de tout mouvement contestataire issu de la société. Y compris pour partie de gens qui ont voté pour Modi mais s’opposent aujourd’hui à telle ou telle décisions découlant du néolibéralisme.
Et on assiste désormais à une criminalisation de tout mouvement contestataire issu de la société. Y compris pour partie de gens qui ont voté pour Modi mais s’opposent aujourd’hui à telle ou telle décisions découlant du néolibéralisme. L’exemple le plus flagrant est effectivement la « réforme » du secteur agricole. Elle consiste en gros à déréguler le marché de l’ensemble du secteur primaire, soit 50% de la main d’œuvre du pays pour 18% du PIB. C’est un secteur qui, pour le dire très vite, se caractérise par de très petites surfaces et un haut degré d’encadrement étatique. Jusque dans les années 60 il y avait des famines en Inde, donc c’est un vrai enjeu d’être capable de nourrir sa population. La réforme voulue par Narendra Modi reprend les mantras du néolibéralisme : privatisations, libéralisation de l’économie etc.
Les paysans se sont massivement mobilisés contre ces mesures mettant en péril leur existence. Ils se sont rapprochés de New Delhi, dans un mouvement sur certains points analogue à celui des Gilets jaunes. Au lieu d’entendre leurs revendications, structurées et portées par des syndicats, le gouvernement a ressorti ses attaques contre les « ennemis de la nation ». Sauf que là ça a beaucoup moins bien marché. Car on parle de 250 millions de paysans hindous et sikhs, une minorité ethno-religieuse considérée comme hindoue par les hindouistes qui souhaitent la coopter à des fins électorales.