Qui, en Europe, connaît C. L. R. James? Engagé dès les années 1930 dans les luttes anticoloniales, il fut aussi un militant socialiste. Au croisement des questions raciales et sociales, son œuvre explore en profondeur une dimension que nombre d’intellectuels semblent découvrir depuis peu.
Octobre 1935. L’Italie de Benito Mussolini envahit l’Éthiopie.
A Londres, un groupe de migrants caribéens et africains se mobilise et fonde une organisation, l’International African Friends of Abyssinia, laquelle cède bientôt la place à l’International African Service Bureau, qui milite contre l’impérialisme européen en Afrique.
Et publie un journal, International African Opinion, dont le rédacteur en chef, Cyril Lionel Robert James, originaire de l’île de la Trinité, est par ailleurs une figure montante du mouvement trotskiste britannique. Se remémorant ces années, il écrit en 1976 :
«Nous étions en contact étroit avec les membres de la gauche du Parti travailliste et d’autres organisations de gauche (…). Ils venaient à nos réunions. Nous allions aux leurs (1).» Dix ans plus ans tard, il se confie à nouveau dans un entretien : «J’allais parler pour le mouvement trotskiste, puis je marchais une centaine de mètres vers l’endroit où le mouvement noir se réunissait. Il y avait toujours des plaisanteries à ce propos, j’y étais habitué (2).»
On pense parfois que les mouvements militants «blancs» ne se confrontent que depuis quelques décennies aux revendications de minorités immigrées ou postcoloniales, qui demandent l’intégration de leur cause au nombre des priorités politiques des organisations de gauche et d’extrême gauche, exigent de parler en leur nom propre et défendent leur autonomie. Il suffit pourtant de se reporter aux grands épisodes révolutionnaires des siècles passés pour voir qu’il n’en est rien : la Révolution française trouva son prolongement dans la révolte des esclaves de Saint-Domingue, qui aboutit à l’indépendance d’Haïti en 1804; la guerre civile américaine, cette «seconde révolution», fut étroitement liée non seulement à la lutte pour l’abolition de l’esclavage, mais aussi au mouvement des esclaves eux-mêmes pour leur liberté, comme l’a montré le sociologue William Edward Burghardt Du Bois dans Black Reconstruction; la révolution de 1917, enfin, s’accompagna d’une «révolution coloniale» aux marges de l’Empire russe (3).
Théoricien anticolonial et militant de la libération de l’Afrique, penseur marxiste de premier plan et acteur des luttes ouvrières en Europe comme aux Etats-Unis, James est une figure centrale de cette histoire révolutionnaire proprement mondiale. Intellectuel hétérodoxe, il fut aussi un grand amateur et spécialiste du cricket.
En 1938, il publie Les Jacobins noirs, une histoire de la révolution haïtienne. S’il affirme que cette dernière est rendue possible par l’explosion préalable des énergies et des idées révolutionnaires dans la métropole, il n’en fait nullement un simple appendice de la Révolution française. D’une part, elle en marque l’approfondissement par distension radicale des idéaux de liberté au-delà des frontières de l’Europe. D’autre part, le système esclavagiste préfigure, en miniature, la transformation des rapports de classe à l’échelle mondiale et annonce les révolutions à venir : les esclaves «vivaient et travaillaient par groupes de plusieurs centaines dans les grandes manufactures sucrières et se rapprochaient par là du prolétariat moderne, beaucoup plus que toutes les autres catégories d’ouvriers de cette époque (4)». Ce n’est donc pas tant sur le modèle de la diffusion des idées révolutionnaires du centre à la périphérie qu’il faut concevoir les relations entre ces «deux» révolutions que sur celui du branchement, du phasage entre des luttes enchevêtrées mais néanmoins autonomes l’une à l’égard de l’autre. Chez James, comme l’écrit l’intellectuel Edward Said, «les événements de France et d’Haïti s’entrecroisent et se répondent comme des voix dans une fugue (5)».
James prolonge cette thèse de la combinaison et de l’intensification mutuelle des luttes à propos de la «question noire» aux Etats-Unis, qu’il s’attache à (ré)inscrire dans une histoire transnationale des révoltes panafricaines : «L’histoire révolutionnaire des nègres est riche, stimulante et méconnue. (…) Le nègre docile est un mythe.» Or les luttes noires passées éclairent la nature de leur combat présent. Elles révèlent que la participation des Noirs américains à la révolution socialiste a pour condition, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la préservation de l’autonomie de leurs revendications, «l’approfondissement et l’élargissement de leurs luttes indépendantes (6)».
D’un point de vue théorique et stratégique, un tel branchement des luttes repose sur un processus non pas d’application, ni même d’adaptation des idées et pratiques à des contextes particuliers, mais de traduction. James l’affirme en premier lieu à propos de l’exportation du marxisme aux États-Unis :
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