Seine-Saint-Denis, France – Le 24 avril aura lieu la conclusion de l’élection présidentielle française, opposant Emmanuel Macron, président sortant à l’extrême droite représentée par Marine Le Pen. Ce événement politique ne sera pas vécu comme un grand moment à Beaudottes, une partie de la banlieue défavorisée qu’est Sevran, au nord-est de Paris.
Abritant des immeubles de grande hauteur et un grand nombre de citoyens français d’ascendance étrangère, du Moyen-Orient, du Maghreb et d’Afrique, les gens haussent les épaules lorsqu’on les interroge sur le deuxième tour.
« Je ne vais pas voter. Je ne fais confiance à personne. » Ces propos sont ceux de Saloun Dramé, 28 ans, en recherche d’emploi comme aide-comptable. « C’est la banlieue ici. Il faut y vivre pour le comprendre. Les politiciens n’ont aucune idée de ce qu’est la vie ici. »
Les tensions ont récemment augmenté dans ce quartier après que la police ait tué Jean-Paul Benjamin, un homme noir de 33 ans.
Le 26 mars, un policier a tiré sur le père de deux enfants dans une camionnette qui avait été signalée volée. Son employeur, sous-traitant d’Amazon, avait refusé de le payer. Benjamin avait donc décidé de garder la camionnette.
Les habitants sont en colère contre la couverture médiatique initiale qui dépeignait Benjamin comme un voleur, une potentielle légitimation de son meurtre. En colère également contre les médias qui ont présenté la mobilisation qui a suivi à Sevran et dans les villes voisines d’Aulnay-sous-Bois et de Tremblay-en-France – entraînant des dizaines d’arrestations – comme des émeutes.
L’officier impliqué a été mis en retrait alors qu’il attend son procès pour homicide involontaire. Malgré tout, une colère existe parmi les populations immigrées des banlieues contre ce qui est perçu comme un sentiment d’impunité de la part de la police.
« Ils n’ont rien fait pour calmer la situation. Ils viennent d’envoyer la police anti-émeute », affirme Yao Tsolenyanou, 40 ans. Il fait référence aux 15 fourgons de CRS qui ont été recensées devant la gare principale le 9 avril par Al Jazeera.
« Cela augmente la tension. Plus ils nous provoquent, plus la violence suivra. Désormais, c’est à qui ira le plus loin, qui fera le plus de dégâts. »
Avec des émotions aussi fortes, les élections semblent presque être un événement secondaire, marginal. Tsolenyanou dit ainsi qu’en tant qu’homme noir, il n’a aucune raison de voter.
« Je suis né en France. Je suis Français. Mais la France ne me considère pas comme Français », considère-t-il. « Il y a un climat de guerre ici. »
Macron, qui a remporté le plus de voix au premier tour de dimanche – 27,8 % à l’échelon national, contre 23,1 % pour Le Pen – a exhorté les électeurs à « faire barrage », à bloquer Le Pen. Celle-ci a adouci son image, éloignant son parti du Rassemblement national de ses attaches historiques avec le Front national de son père.
Malgré une campagne principalement axée sur l’explosion du coût de la vie, elle a maintenu une ligne dure sur l’interdiction du foulard et l’introduction de mesures visant à favoriser les Français dans l’obtention de prestations sociales, de santé, un logement et l’emploi.
Un positionnement qui ne permet pourtant pas à Macron d’apparaître comme une alternative suffisante aux yeux de l’électorat présent dans des lieux comme Beaudottes. Une grande partie du paysage politique s’est en effet déplacé vers la droite, loin des préoccupation locales.
Le quinquennat de Macron a été caractérisé par une hausse des inégalités, la répression violente des gilets jaunes, la proposition de travaux d’intérêts généraux en échange d’une aide sociale, la fermeture arbitraire de mosquées et d’associations musulmanes et une interview controversée sur l’islam, le voile et l’immigration avec le magazine d’extrême droite Valeurs Actuelles.
Avec un taux d’abstention de 32 %, la commune de Sevran se situe au-dessus de la moyenne nationale de 25 %.
Plus de la moitié des électeurs de Sevran ont soutenu le socialiste Jean-Luc Mélenchon, arrivé troisième, avec 22 % des voix au niveau national. Il se retrouve désormais en position de faiseur de rois.
Allée de la Pérouse, où se trouve une banderole demandant « Vérité et justice pour Jean-Paul » à l’entrée d’un terrain de basket, un électeur de Mélenchon, qui a souhaité rester anonyme, s’est dit tenté par le vote Le Pen dans un geste anti-système. « Juste pour emmerder tout le monde ».
Naima El Kahlaoui, 40 ans, qui travaille comme médiatrice au Pimms, un service d’accès aux droits sociaux à Beaudottes, a affirmé qu’elle voterait pour Macron, mais le cœur lourd.
« Le Pen me fait peur. Elle veut retirer le foulard de tout le monde », a-t-elle déclaré.
Elle a confirmé que l’atmosphère ici s’est considérablement dégradée depuis le meurtre de Benjamin.
« Il essayait juste d’obtenir son dû. Les gens sont furieux. Cela aurait pu être leur père ou leur frère », a-t-elle asséné.
Elle a rappelé que, trois jours après la tuerie, le candidat d’extrême droite Éric Zemmour, est venu à Sevran pour annoncer qu’il allait éradiquer la « racaille ».
La ville voisine de Clichy-sous-Bois a déjà connu tout cela.
En 2005, deux adolescents ont été électrocutés dans par un transformateur électrique après avoir été poursuivis à tort par la police, déclenchant des manifestations massives dans les zones défavorisées du pays.
Après s’être précipité sur les lieux du soulèvement localisé de 2005, Nicolas Sarkozy avait qualifié de « racailles » les manifestants, utilisant le mot que Zemmour allait prononcer dans un contexte similaire 17 ans plus tard.
Aujourd’hui, la plupart des habitants de Clichy se disent reconnaissants d’un nouveau tramway, inauguré en 2019, qui les relie désormais directement à Paris. Pendant des années, ils se sont sentis coupés du cœur de la France – bien que proches, il n’y avait pas d’options de transport public abordables pour rejoindre la capitale.
Mais malgré les injections de fonds dans le logement et l’éducation, la vie reste dure. Le taux d’abstention au premier tour était de près de 42 %, bien au-dessus de la moyenne nationale.
Maanty et Emmanuela Seck-Pavelus ont voté pour Mélenchon au premier tour.
Ils vivent dans un appartement exigu de deux chambres au 13e étage d’un immeuble avec leurs quatre enfants, dont l’un gravement autiste.
La vie est un combat, avec la peur constante qu’il grimpe sur le balcon.
Depuis six ans, ils plaident auprès de leur bailleur, Seine-Saint-Denis Habitat, et de la mairie pour un autre logement.
Les deux parents travaillent à plein temps – Maanty, 39 ans, comme agent dans les transports publics, et Emmanuela, 35 ans, dans une crèche locale. Travaillant à toute heure, sans aucun soutien pour leur fils, ils ont le sentiment d’avoir atteint un point de rupture.
« Nous voulons voir des améliorations dans la société, dans le logement, dans les salaires », a déclaré Maanty. « La vie ne nous offre aucun cadeau. Parfois on se retourne contre soi-même, on se dit qu’on n’en fait pas assez. »
Après les résultats du premier tour, Maanty a perdu espoir.
Emmanuela est encore en train de décider quoi faire. Mais Maanty est certain qu’il ne voterait pas au second tour.
« Pourquoi voterais-je Macron ? » demande-t-il. « Nous aurons cinq années de lutte supplémentaires, cinq années de misère. »
« Les politiciens ne sont bons à rien, ils ne font rien. Pour eux, nous sommes soit les gens de la cité, soit la racaille. »
Saïd Baaziz, 67 ans, professeur de mathématiques à la retraite, a également voté pour Mélenchon au premier tour.
« Le principal problème en France, c’est le vivre ensemble », affirme-t-il. « Je suis né en Algérie quand c’était un département français. J’aime la France. J’aime vivre ici. Mais je ne suis pas considéré comme Français. »
« C’est un problème de couleur. Je veux voir la France devenir une mosaïque. »