« En 1742 le prêtre français Jean-Baptiste Labat fit la recommandation suivante, publiée dans un de ses livres de l’époque :
Les Africains de dix à quatorze ans sont les meilleurs esclaves à envoyer en Amérique. L’avantage est que vous pouvez les éduquer de façon qu’ils soient le plus malléables pour leurs maitres. Les enfants oublient facilement d’où ils viennent et la brutalité qui les a menés où ils sont, ils finissent par aimer leurs maitres et ils sont moins enclins à se rebeller que les plus vieux.
Ce pieux missionnaire savait ce dont il parlait. Le Père Labat baptisait, donnait la communion et confessait dans les Caraïbes, et entre les messes, il s’occupait de ses propriétés. Il était propriétaire de terres et d’esclaves ».
Eduardo Galeano (écrivain uruguayen) dans “Los Hijos de los dias”, chapitre du 22 Août intitulé “ les Meilleurs Travailleurs”.
Humanité. Américaine ? Globale ?
La combinaison de la pandémie du Covid-19 et des nombreuses et gigantesques manifestations qui ont suivi l’assassinat de Georges Floyd à Minneapolis a plongé les États-Unis dans une crise dont il est très difficile d’en prévoir les ramifications à venir. Le fait le plus marquant est que la voix qui domine est celle de la jeunesse et le pays est dirigé par “la rue”, pour le moment au moins. Après deux mois de villes mortes, de rues désertes, de déclarations alarmistes en tout genre, l’Amérique a explosé, s’est répandue dans les rues et le monde a suivi. Et cette Amérique est celle de la jeunesse, noire, blanche, jaune et toutes les nuances de couleurs. Le Père Labat serait surpris d’être confronté à cette jeunesse-là.
Dans le silence d’une classe politique dépassée, le silence des représentants de la société civile, le silence des intellectuels, des sportifs, des artistes, “la rue” américaine vient d’exprimer le plus fort refus de ce qui est communément appelé le statu quo.
Les observateurs s’accordent à dire que de telles manifestations ne sont pas intervenues depuis celles du mouvement des droits civiques et de la guerre du Vietnam. Et “la rue” du monde a suivi.
Dans un récent entretien avec l’économiste Richard Wolff sur son site DemocracyAtWork.info, le philosophe, théologien, activiste Cornel West, professeur à l’Université de Harvard, a fait une double analyse de la situation que nous vivons actuellement aux États-Unis.
Une première analyse sur l’état des relations entre les différentes communautés, essentiellement africaine-américaine et blanche, et une analyse économique ; ces deux analyses s’imbriquant l’une dans l’autre. Pour Cornel West, la condition des Noirs actuellement est en grande partie liée au manque de solidarité au sein même de la communauté noire, démontrant que la bourgeoisie noire se détourne des problèmes inhérents à sa communauté pour s’identifier à sa classe sociale, bourgeoise, rejoignant ainsi les intérêts économiques du “système”. En dénonçant la trahison de la bourgeoisie noire aux idées de Martin Luther King Jr, Malcolm X et de façon générale au grand mouvement de libération des Droits civiques, Cornel West démontre que l’acharnement policier dont on a été témoin a éveillé une “conscience des pauvres, des délaissés du système”, les sans droits de notre société qui se sont naturellement coalisés, noirs, blancs, marrons et jaunes et ont créé “la rue” de ces dernières semaines.
Cornel West conclut, en citant Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon, que la forme de violence qui s’est exprimée dans “la rue” est la condition nécessaire, au-delà même des États-Unis, pour que le monde retrouve son Humanité.
Les médias ont bien sûr pris le pas derrière cette extraordinaire révolte qui saisit le pays, en patinant cependant. Le dernier évènement médiatique est des plus caractéristiques. Le New York Times dont la ligne éditoriale semble “se droitiser” de plus en plus a publié le 3 Juin 2020 un éditorial du Sénateur Républicain Tom Cotton, un des plus ardents supporteurs de Donald Trump, intitulé “Envoyer les troupes” et appelant Donald Trump à faire usage des militaires contre les manifestants. Nombreux journalistes de la rédaction ont protesté contre cette parution. Ainsi, l’une d’entre eux, Nikole Hannah-Johns a tweeté qu’elle se sentait “ profondément honteuse” d’appartenir au journal, tweet qui a reçu 120.000 approbations. Après avoir tenté de défendre son journal, le propriétaire et éditeur AG Sulzberger a annoncé dimanche 7 juin qu’il avait accepté la démission de James Bennet, le directeur de la page Éditorial, responsable de cette publication.
On a pu voir dans les manifestations l’hostilité à l’égard des représentants des médias institutionnels. La jeunesse s’est détournée totalement de ces sources d’information pour se porter sur les médias internet. D’importants sites aujourd’hui comptent de très nombreux abonnés et ont des audiences souvent supérieures à ces médias institutionnels qui ont perdu leur intégrité.
Aujourd’hui, il y a tout à coup un unanimisme à dénoncer le racisme et cette dénonciation prend une nouvelle tournure dans sa formulation.
Une nouvelle tournure pas si nouvelle dans les faits mais tout à coup acceptable à formuler, à savoir la dénonciation du racisme dans sa relation aux problèmes économiques liés au néolibéralisme global.
Pourtant le problème n’est pas nouveau. Peu avant son assassinat en 1968, Robert F. Kennedy avait déclaré : “ Il y a une violence plus forte que celle des coups de feu et des bombes, c’est la violence des institutions ; l’indifférence, l’inaction et les lentes dégradations. C’est la violence qui afflige les pauvres, qui empoisonne les relations entre les hommes à cause de la différence de leur couleur de peau. C’est la lente détérioration d’un enfant par la faim, par le manque de livres à l’école, par une maison sans chauffage.”
Un journaliste, Nicholas Kristof, pose la question., que se serait-il passé si il n’y avait pas eu de vidéo de l’assassinat de George Floyd ? Rien, un rapport de police dénonçant la brutalité de la victime, et personne n’en aurait entendu parler. Dont acte.
Au-delà du brutal acte raciste, insupportable, dont nous témoignons en regardant cette vidéo, c’est le symbole du désespoir de la pauvreté qui a frappé l’opinion en voyant George Floyd mourir sous nos yeux. Le nombre de chômeurs est proche de 50 millions aux USA et la population la plus touchée est celle au bas de l’échelle sociale qui se trouve être la partie de la société des minorités. Frustrée par deux mois d’immobilisation, incertaine de son devenir économique immédiat, harcelée quotidiennement par une police zélée à faire appliquer d’absurdes règles liées à la crise sanitaire, cette vidéo a ouvert la boite de Pandore de cette population laissée pour compte. Le monde a suivi.
Inimaginable dans la société américaine il y a encore trois semaines des villes et des États parlent de supprimer le financement de la Police.
Il faut bien comprendre qu’aux USA la Police est locale, sous l’autorité des maires de villes. Peu importe ce que le président Trump peut tweeter, le pouvoir en matière de Police est local. Ces derniers jours, des maires s’expriment annonçant remplacer la Police par des services sociaux, des services de proximité. Nous sommes encore dans la crise et nous verrons comment ces propos se transformeront en faits et actions mais il faut noter qu’ils sont inédits.
La jeunesse du 21ème siècle n’est plus celle de l’époque et des mœurs du Père Labat. L’érosion de l’autorité a de multiples sources que les tweets de Donald Trump ne peuvent restaurer. “La rue” des États-Unis, “la rue” du monde, ont montré la diversité et la combinaison de la crise sanitaire, de la crise économique et de l’assassinat de George Floyd pose la question du monde de demain.
Ne sera-ce qu’un soubresaut ou est-il arrivé le temps de faire face au vivre ensemble. Les problèmes des États-Unis ne sont peut-être pas ceux du reste du monde mais il est peut-être aussi temps de s’interroger sur l’érosion de la Démocratie dans le monde et enfin temps de faire une pause et de penser, comme Frantz Fanon, Humanité.