Le ministre de l’Intérieur français a annoncé son intention de dissoudre le média militant de gauche Nantes Révoltée. Le ministre met en cause la couverture médiatique effectuée par le média d’une manifestation antifasciste qui s’est terminée avec quelques fenêtres brisées. La décision, fondée sur l’idée d’une culpabilité par association, constitue une attaque troublante contre la liberté de la presse.
Lors d’une matinale le 25 janvier, le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin était d’humeur combative. Il affrontait l’animatrice radio Léa Salamé qui l’interrogeait à propos de la mort de Cédric Chouviat en 2020. Un rapport médical indépendant publié la veille avait réaffirmé l’implication directe de la police dans la mort de l’homme de quarante-deux ans, père de cinq enfants. À la suite d’un banal contrôle routier, les policiers avaient continué une clé d’étranglement sur la victime malgré son affirmation répétée des mots « j’étouffe ».
Darmanin a répondu qu’il « ne [voulait] pas que [l’émission] de ce matin soit le réquisitoire contre les forces de police nationale ou de gendarmerie ». « Je crois qu’il faut arrêter le police bashing – ça serait bien pour tout le monde » a-t-il ajouté. La discussion s’est ensuite orientée vers le « regret » de Darmanin concernant la décision du Conseil d’État de rejeter un décret gouvernemental interdisant à nouveau la vente et la consommation de CBD, un substitut du cannabis inoffensif.
Quelques heures plus tard, le ministre de l’Intérieur issu de la droite française a lancé une autre salve contre le supposé virus du « police bashing ». Lors des questions au Gouvernement Darmanin a annoncé la dissolution imminente de la plateforme et du forum de gauche Nantes Révoltée.
Valérie Oppelt, députée En Marche de la ville à l’ouest de la France, a préparé le terrain : « Vendredi dernier, une manifestation organisée dans le centre-ville de Nantes a dégénéré avec des actes de violence inouï contre l’État et les forces de l’ordre ainsi que les habitants et commerçants. Mes pensées vont à l’ensemble des victimes touchées par ces agissements ». « Le groupuscule d’extrême-gauche Nantes Révoltée, qui revendique la haine de nos institutions, a été moteur de ce rassemblement. […] Monsieur le ministre, je vous demande que vous engagiez la dissolution de la structure Nantes Révoltée, à l’origine des débordements de vendredi soir. »
Avec une telle demande servie sur un plateau, Darmanin a reconnu qu’il était temps de mettre fin aux manifestations non déclarées. Il s’est ensuite vanté de l’arrestation de trois personnes suite aux événements de Nantes – dont une condamnée à de la prison ferme à la suite d’une comparution immédiate, une pratique largement critiquée par les associations de défense des libertés publiques. Il a dans la foulée annoncé qu’il ferait ce qu’Oppelt lui avait demandé, cette dernière exprimant la plus grande satisfaction de cette décision. Darmanin a ainsi affirmé qu’« une fois que les choses seront construites et que nous serons inattaquables, […] je proposerai à monsieur le Premier ministre de l’inscrire au conseil des ministres. »
Un commentaire improvisé venant d’un ministre paranoïaque qui voit des menaces contre la police partout ? Une manœuvre préméditée sous couvert de la légitimité offerte par l’Assemblée nationale ? Quel qu’en soit la réalité, le 25 janvier n’était rien d’autre qu’un jour supplémentaire dans la répression accélérée des libertés publiques en France – un pays, selon Darmanin, à la merci de manifestants sans foi ni loi et qui n’attend qu’un retour ferme à l’ordre.
Faire taire les critiques
Malgré la mise en avant nationale soudaine, Nantes Révoltée est en réalité un petit groupe hétéroclite de journalistes citoyens et de militants, fondé en 2012 dans la sixième ville de France. C’est un forum important pour les actualités et commentaires politiques alternatifs, alors que l’écosystème médiatique local est dominé par de grands groupes de presse. Son site internet relaie fréquemment des informations sur les manifestations, rassemblements et autres événements politiques de gauche dans la ville et ses alentours. Comptant plus de 200 000 abonnés sur sa page Facebook, Nantes Révoltée documente fréquemment des cas de violences policières, diffusant des vidéos qui ont contribué aux appels croissants à une réforme des stratégies de maintien de l’ordre issues du ministère de l’Intérieur. En plus de ses activités en ligne, le collectif publie une revue inhabituelle et très irrévérencieuse.
Depuis sa création il y a dix ans, l’histoire de Nantes Révoltée a suivi l’évolution des mouvements sociaux les plus importants de France, des manifestations de 2016 contre la réforme du droit du travail El Khomri aux gilets jaunes. Aux côtés de collectifs similaires dans d’autres grandes villes, telles Paris Luttes Info, Rebellyon et Le Poing (basé à Montpellier), Nantes Révoltée fournit des informations essentielles sur des mouvements sociaux qui ont une influence qui s’étend au-delà des seuls milieux anarchistes français.
À l’heure d’écrire ces lignes, le collectif n’a pas reçu d’ordre officiel de dissolution du gouvernement, malgré les propos tenus par Darmanin au Parlement. Quand cette décision sera notifiée (encore faut-il qu’elle arrivât un jour), le collectif disposera de deux semaines pour formuler un appel, dont l’échec entraînerait la fermeture de son site internet et de ses pages sur les réseaux sociaux. Si la dissolution se concrétise, elle pourrait servir d’exemple à de futures fermetures, soulevant ainsi la question d’autres forums similaires qui pourraient subir la même foudre ministérielle.
Compte tenu de la place importante que s’est construite Nantes Révoltée au sein de la mouvance d’extrême-gauche, sa dissolution pourrait constituer un dangereux précédent. Un membre de l’organisation, sous couvert d’anonymat, s’est vanté du rôle précurseur de Nantes Révoltée dans la dissipation du mythe selon lequel les gilets jaunes étaient un mouvement réactionnaire. Ce récit était en partie porté par le gouvernement, une image persistante plusieurs semaines après le début des manifestations en novembre 2018.
Nantes Révoltée a également eu un rôle primordial dans la médiatisation de la lutte autour de la « ZAD » ou « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes. Pendant des années, cette parcelle de terre agricole a été occupée par des altermondialistes et autres militants environnementaux afin d’éviter la construction d’un nouvel aéroport dans la région nantaise. Ce projet a finalement été abandonné par le gouvernement en 2018. Au fil des années, les forces anti-émeutes de la police ont lancé par intermittence des sièges à grande échelle de la ZAD pour en reprendre le contrôle.
Plus récemment, le groupe a contribué à mettre la focale sur la mort de Steve Maia Caniço. Cet homme de vingt-quatre ans s’est noyé à Nantes, la nuit de la Fête de la musique, à l’été 2019 lors d’un assaut policier agressif contre une rave nocturne organisée le long de la Loire.
Incitation à la violence ?
Darmanin avait sans doute à l’esprit ce lourd passé de ce qu’il voyait comme du « police bashing » de la part de Nantes Révoltée lorsqu’il a annoncé sa dissolution. Les événements du 21 janvier constituent toutefois la justification officielle de dissolution. Ce vendredi soir-là, comme documenté sur le site du collectif, plusieurs centaines de manifestants ont répondu à l’appel à une marche antifasciste nocturne non déclarée à travers le centre-ville, une réponse à l’aggravation du climat politique dans le pays. Des affrontements avec les forces de l’ordre ont eu lieu à plusieurs reprises au cours de la nuit. Les manifestants étaient munis de torches, fumigènes et banderoles – dont l’une disait : « L’horizon dit rien de bon. Faire le bloc, seule solution ».
Les murs ont été tagués avec des slogans comme « La ville nous appartient » ou « Lapidez la BAC », une unité de police spécialisée dans le maintien de l’ordre au sein des banlieues. Les manifestants ont éclaboussé de peinture rouge la statue de Georges de Villebois-Mareuil, un officier de l’armée française du XIXème siècle et cofondateur de l’Action française, à l’origine des groupes d’extrême droite français. Une altercation, faisant plusieurs blessés, a éclaté lorsque la foule de manifestants s’est heurtée à un groupe de contre-manifestants fascistes qui s’étaient rassemblés à proximité pour commémorer la décapitation de Louis XVI le 21 janvier… 1793.
« Plusieurs collectifs ont appelé à cette marche, y compris un syndicat », a déclaré à Jacobin une source de Nantes Révoltée présente à la manifestation :
« Il n’y avait rien d’extraordinaire : une manifestation nocturne, avec une marche aux flambeaux, des feux d’artifice et des fumigènes. C’est tout – on pourrait appeler ça une manifestation esthétique. Mais à la fin du défilé, deux fenêtres ont été brisées. Mais franchement, tout cela n’a rien d’extraordinaire. »
Quelle que soit l’opinion que l’on se fait de l’efficacité politique des batailles de rue antifascistes, l’affirmation selon laquelle une plateforme médiatique politisée peut être coupable par association est un dangereux précédent. Si Darmanin va de l’avant avec ses menaces, sa volonté semble reposer sur des motifs très fallacieux. Selon lui, relayer un appel à une manifestation non déclarée qui s’est soldée à la marge par quelques actes de vandalisme (les vitrines d’un magasin Zara figurent parmi des victimes), et publier des images de ces dégâts ou graffitis appelant à la résistance violente aux forces de l’ordre, constituent une incitation à mettre en danger la République elle-même.
Il semble que cette mince bouillie d’« incitation à la violence » ne soit guère plus qu’un prétexte. De puissants syndicats de police comme Alliance réclament depuis longtemps la dissolution de collectifs comme Nantes Révoltée. En juillet dernier, ce syndicat a demandé au ministère de l’intérieur de censurer des photos publiées sur la page Facebook de Nantes Révoltée faisant la satire d’une campagne nationale de recrutement de policiers. Un porte-parole d’Alliance avait alors déclaré au quotidien régional Ouest-France que « c’est de l’incitation à la haine, du police-bashing ».
Une semaine après avoir annoncé à l’Assemblée nationale qu’il engageait la procédure de dissolution, Darmanin a de nouveau eu l’occasion d’exprimer ses sympathies aux syndicats policiers. Le 3 février, il est apparu aux côtés de Valérie Pécresse, Marine Le Pen et Éric Zemmour – le trio de candidats présidentiels de droite – à la convention annuelle d’Alliance à Paris. Bien qu’ils aient été invités, les candidats de centre gauche comme Anne Hidalgo et Yannick Jadot n’étaient pas présents. Jean-Luc Mélenchon, le seul chef de parti national à avoir snobé un rassemblement de policiers organisé devant l’Assemblée nationale en mai dernier, n’était de son côté même pas invité.
Si les menaces de Darmanin se matérialisent, la voie judiciaire vers la dissolution semble bien difficile à emprunter. Le sort de Nantes Révoltée dépendrait en effet en grande partie des particularités du droit français. Le choix de Darmanin de qualifier le collectif comme un « groupement de fait » et non comme une plateforme médiatique est une manière de contourner le statut plus protecteur pour la presse (issu d’une loi historique de 1881). Pour le gouvernement et l’opposition de droite qui le pousse à réprimer Nantes Révoltée, ce média local est une assemblée de militants radicaux qui par ailleurs anime un site d’information.
Libertés bafouées
Cette interprétation met en colère les défenseurs des libertés publiques. « Relayer un appel à manifester, est-ce que cela constitue réellement un trouble à ‘l’ordre public’ ? » demande Anne-Sophie Simpere d’Amnesty International à Jacobin. Elle note par ailleurs que la notion de troubles à l’ordre public est « problématique car il est défini de manière très vague, de façon à interdire plus facilement des manifestations ». Et les images de vitrines brisées ? « Eh bien, ça c’est quelque chose que BFM TV [montre] chaque fin de semaine lorsqu’il y a une manifestation », nous dit Simpere.
Insistant sur le fait que Nantes Révoltée est bien un média, les avocats du site ont publié le 26 janvier un communiqué de presse fustigeant les menaces du ministre de l’intérieur : « pour M. Darmanin, il faudrait dissoudre toute organisation qui relaierait des appels à manifester si, ultérieurement, des dégradations ont été commises au cours de ladite manifestation. Ce n’est pas sérieux, et contraire aux principes républicains. »
« Tous les propos que [Nantes Révoltée] publie sur son site ou dans la presse écrite sont des activités protégées par la loi de 1881 sur la liberté de la presse », a déclaré Raphaël Kempf, l’un des avocats de Nantes Révoltée, à Jacobin. Il rejette l’idée que le groupe puisse être supprimé selon une loi de 1936 autorisant la dissolution de certaines formations politiques :
« Si, par exemple, il y a des propos calomnieux ou diffamatoires, ou des propos susceptibles d’inciter à commettre des délits, ceux-ci doivent être poursuivis dans le cadre de la loi sur la liberté de la presse. Nantes Révoltée n’a jamais fait l’objet d’une seule poursuite pour violation de cette loi, pour ce qu’on appelle dans le jargon juridique un ‘abus de la liberté d’expression’. »
Cette nuance a été perdue pour le ministre de l’Intérieur toujours plus belliqueux, à qui Macron a laissé carte blanche afin de plaire aux électeurs attachés à l’ordre public et renforcer les prétentions du gouvernement à représenter un centre « républicain ». Plus généralement, la décision contre Nantes Révoltée s’inscrit dans un contexte répressif plus large vis-à-vis certaines associations. Le mois dernier a été introduit la notion de « contrat républicain » pour les associations recevant des financements publics. Il s’agit d’un élément clé d’une loi de 2021 sur les principes républicains. Conçu pour assurer une « supervision » plus officielle des associations musulmanes, les défenseurs des libertés publiques craignent que ces « contrats républicains » ne soient également une arme contre la communauté associative au sens large. S’appuyant sur la législation de 1936, la loi de 2021 autorise la dissolution d’une association pour incitation « à des actes de violence contre les personnes ou les biens ».
Darmanin perçoit la dissolution de Nantes Révoltée comme la suite logique d’une série d’actions qui font la une des journaux (mais principalement cosmétiques) prises contre des groupes néofascistes. Le 5 janvier, le conseil des ministres a décrété la dissolution du groupe des Zouaves, un gang informel de néofascistes de la région parisienne attaquant bars et manifestations ancrés à gauche. En mars 2021, le gouvernement a annoncé la dissolution de Génération identitaire, un groupement d’extrême droite plus officielle connue pour mener des actions de grande envergure, notamment des missions de surveillance « citoyenne » pour empêcher les migrants d’entrer en France. Bien que le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative française, ait autorisé le déménagement, le site de l’organisation est toujours actif un an plus tard.
Il y a aussi probablement un psychodrame personnel derrière la mascarade républicaine de Darmanin. Après tout, le ministre de l’Intérieur est celui qui a accusé Marine Le Pen de « mollesse » vis-à-vis de l’islam lors d’un débat télévisé en février dernier. À la fin des années 2000, alors qu’il gravissait les échelons du centre droit avec l’UMP (aujourd’hui Les Républicains), il écrivait plusieurs articles dans Politique magazine, un mensuel utilisé par l’Action française comme organe de propagande. Ce groupe fasciste français avait été fondé à l’origine par le royaliste et collaborateur de Vichy Charles Maurras. L’Action française a ainsi tweeté en février 2021 « M. le ministre, il est encore temps de renouveler votre adhésion ! ».