« La Chine » profitera-t-elle de cette pandémie pour ravir la « première place » ? « Les États-Unis » ont-ils dit leur dernier mot ? « L’Union Européenne » sera-t-elle à la hauteur ? « L’Afrique » survivra-t-elle ? etc. Autant de questions aussi lourdes d’enjeux qu’inaptes à alimenter autre chose que des bavardages dès lors qu’elles sont posées sous forme d’abstractions fourre-tout.
Par exemple, est-ce la fin de « la mondialisation ? » : parle-t-on du phénomène historique irréversible débuté il y a des siècles, ou de la mondialisation néolibérale ? C’est bien à la fin de cette dernière qu’aspirent, explicitement ou non, les milliards de personnes qui en subissent les conséquences, auxquelles s’ajoute désormais la pandémie du Covid-19.
Car loin d’être une fatalité naturelle ce virus, sa rapidité de propagation et sa létalité, sont de purs produits d’un modèle antiécologique couplé à des politiques d’austérité qui partout ont affaibli les services publics de santé.
Si le Covid-19 est parti de Chine, celle-ci n’a pas le monopole de la destruction des milieux naturels qui favorise l’apparition de nouveau virus. Ni celui de la liquidation des hôpitaux publics.
Cette crise sanitaire surgit dans un monde miné par la paralysie du système de sécurité collective bâti après la seconde guerre mondiale, par la compétition néolibérale généralisée et son lot de tensions inter et infranationales que les oligarchies essaient de détourner vers les haines identitaires, par la crise écologique. Or, derrière les formules creuses appelant à la responsabilité collective, les réponses actuelles à la crise sanitaire sont de nature à synchroniser et exacerber ces crises.
Les grandes puissances s’accusent déjà. Les États-Unis, en cessant leur contribution au budget de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et en réclamant une enquête pour vérifier la thèse déjà démontée selon laquelle le Covid-19 aurait été créé dans un laboratoire chinois, rappellent qu’ils seront prêts à tout pour défendre leur suprématie. La Chine, quoique moins agressive, n’est pas en reste qui tente de mettre cette crise à profit en faisant la démonstration de ses capacités d’intervention humanitaires et en mettant en avant sa plus grande efficacité – réelle ou supposée – dans la gestion de l’épidémie pour diffuser l’idée d’une supériorité de son modèle. Non sans renvoyer aux dirigeants occidentaux une certaine arrogance dont ils avaient jusque-là le monopole.
Structurellement atlantiste, ectoplasme géopolitique clivé car avant tout pensé pour la mise en compétition économique, et désormais sanitaire, des travailleurs et nations qui la composent, l’Union européenne sert une fois encore de terrain d’affrontement aux deux premières puissances mondiales.
Le confinement de milliards de personnes aura provoqué une crise sociale mondiale.
L’allongement des queues devant les soupes populaires rappelle que les damnés de la mondialisation néolibérale se retrouvent sans aucune ressource, et doivent recourir à des dispositifs caritatifs déjà submergés, quand ils existent. L’ONU alerte sur un possible doublement dans l’année du nombre de personnes au bord de la famine. Les réponses à la pandémie ne cesseront, elles aussi, de tuer si, comme après la crise de 2008-2009, de nouveaux plans d’austérité succèdent aux injections massives de liquidités qui alourdissent des dettes publiques vertigineuses qu’il serait hasardeux de prétendre chiffrer au milieu de la tempête.
Enfin, peut-on attendre une transition écologique de la part de gouvernements obsédés par la relance de la croissance à tout prix ? La ratification en mars par le Conseil européen de l’accord de libre-échange avec le Vietnam, grand exportateur de bois de contrebande, alors même que déforestation et destruction de la biodiversité exacerbent le risque de maladies zoonotiques comme le Covid-19, offre un élément de réponse représentatif.
Les discours de circonstance ne sauraient cacher que les mesures qui accompagnent la lutte contre la pandémie contiennent autant d’ingrédients pour mettre en œuvre une nouvelle « stratégie du choc », en vertu de laquelle pour les néolibéraux, chaque crise peut être mise à profit pour rogner les droits politiques, économiques et sociaux.
Qui sera « sauvé », et qui paiera la facture des sauvetages ? Les secteurs de la finance ont pris de l’avance pour être dans la première catégorie, car les ingrédients d’une nouvelle crise financière étaient réunis depuis des années.
La pandémie n’aura fait que l’accélérer, même si elle servira de paravent à ceux refusant de remettre en cause l’emprise dévastatrice des marchés financiers sur toutes les sphères de nos sociétés. Les injections massives de liquidités auxquelles recourent les banques centrales étaient pourtant dans les tuyaux avant la crise sanitaire. Les déclarations au sommet sur les « efforts » auxquels le grand nombre sera à nouveau censé consentir pour « relancer la machine » sonnent comme de nouvelles menaces, alors que dans le même temps les actionnaires continuent d’encaisser des dividendes massifs.
La convergence des modes de gouvernement vers un libéralisme autoritaire – qui contrairement à ce que laissent croire ceux associant capitalisme et libertés n’a rien d’une anomalie théorique et est déjà largement entamée – s’accélère sous nos yeux. Elle donne idée des réponses possibles aux tensions à naître d’une telle « sortie de crise ». La suspension des libertés publiques dans le cadre des États d’urgences sanitaires, toujours susceptibles d’être prolongés dans le droit commun, sont autant de mesures qui accentuent les convergences entre « démocraties libérales » et « régimes autoritaires » dans le cadre de la mondialisation néolibérale. N’en déplaise aux propagandistes qui tentent de maquiller les rivalités économiques et stratégiques en conflits de civilisation et de « valeurs », les oligarchies étasuniennes, européennes, chinoises, pourraient converger pour contenir les contestations populaires, sur fond de nouvelle montée en puissance du « capitalisme numérique » et son lot de solutions, notamment sécuritaires, censées répondre aux défis posés par les pandémies. A moins, les deux possibilités pouvant coexister, que cette nouvelle phase de la mondialisation néolibérale ne s’achève en conflits généralisés, les États-Unis notamment n’ayant plus guère que leur avantage militaire pour prétendre préserver leur suprématie.
Mais l’avenir n’est pas écrit. Une issue progressiste peut venir des mobilisations populaires qui se multiplient depuis une décennie pour réaffirmer des droits universels, et qui, au-delà d’un certain seuil, ne pourront être traitées par la répression. Il faut se réjouir de la crainte du Fonds Monétaire International qui pointe un monde au bord d’une « explosion sociale majeure ». Car seuls des soulèvements massifs aux quatre coins du monde, dans la continuité de ceux observés avant la crise, sont susceptibles de forcer les gouvernements à fournir des réponses d’intérêt commun aux crises qui s’enchâssent. Citons parmi elles : la mise en place immédiate d’une stratégie collective de lutte contre la pandémie, sans laquelle plusieurs vagues reviendront ; la relance, dans la continuité de la résolution de 2015 de l’Assemblée Générale de l’ONU, de mécanismes de résolution collective des dettes d’États, largement illégitimes, qui obèrent toute possibilité de reconversion écologique et sociale des économies, et doivent donc être au moins partiellement annulées dans l’intérêt général de l’humanité ; la redéfinition des règles commerciales, couplée à des restrictions de circulation des capitaux, pour offrir un cadre juridique global à la nécessaire relocalisation des productions et des chaînes de valeur.
La relance de la coopération internationale au service d’une « démondialisation douce » de ce qui doit être démondialisé et d’une réglementation collective de ce qui restera mondialisé est bien la clé.
Les gouvernants qui refuseront d’agir en ce sens devront assumer aux yeux des peuples de ne pas avoir réuni les conditions pour que le monde d’après ne soit pas celui d’avant en pire.