L’histoire de Ben Ali prend fin avec la mise en lumière d’un homme qui symbolisait les oubliés de son régime : Mohamed Bouazizi, un vendeur tunisien ambulant qui n’a jamais possédé d’autorisation officielle pour vendre sa marchandise. Pendant sept ans, Bouazizi a subi une police et une administration auxquelles il ne pouvait verser de pots-de-vin. Les agents se servaient donc dans sa caisse, lui appliquaient des amendes ou lui confisquaient sa marchandise, voire sa balance. Sa frustration a touché à son paroxysme le 17 décembre 2010 quand, à 26 ans, le jeune Tunisien s’est immolé par le feu après une énième tentative de confiscation de sa marchandise. Bouazizi est devenu un symbole, et sa colère a contaminé toutes les rues de Sidi Bouzid, puis toutes les villes du Sud au Nord de la Tunisie.
La France, du mauvais côté de l’histoire
Au même moment, alors que Ben Ali commençait à entrevoir les premières failles de son pouvoir autoritaire, le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, lui apportait un ferme soutien. « Ben Ali assassin, Sarkozy complice », chantaient les opposants tunisiens exilés en France, devant l’ambassade tunisienne, avec l’espoir étouffé qu’ils pourraient revenir chez eux et construire une démocratie.
Le premier qui a brisé le silence, c’est le président de la commission des affaires étrangères de l’époque : « La Tunisie était un régime autoritaire, et c’est vrai qu’il y avait une dérive de l’autoritarisme du régime depuis la dernière réélection de Ben Ali que probablement la France n’a pas appréciée à sa juste mesure », a déclaré Axel Poniatowski, n’ayant pas peur de l’euphémisme.
En réalité, la vérité est toute autre : le gouvernement français a soutenu le régime de Ben Ali, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de le faire. Jusqu’à ce que Ben Ali soit dans son avion pour fuir son pays, dans la honte et sous les larmes de joie d’un peuple libre.
Le premier président démocratique de la Tunisie, Moncef Marzouki, l’a rappelé devant les bancs de l’Assemblée Nationale en 2012, alors que la droite avait déserté les bancs : « Une partie de la France officielle à soutenu Ben Ali. »
La Tunisie expérimente et impressionne. Élection d’une assemblée constituante qui aboutit à un régime parlementaire civil, malgré la pression islamiste pour en faire une théocratie. Élections présidentielles, législatives et municipales libres pendant dix ans. Foisonnement d’idées, de projets politiques et de nouveaux médias. « Depuis 2011, la Tunisie vit en ébullition permanente, comme portée par la redécouverte du débat public, trop longtemps confisqué par un parti et un clan », écrivent les chercheurs en science politique du CNRS, Vincent Geisser et Amin Allal, dans l’ouvrage Tunisie : une démocratisation au-dessus de tout soupçon ?
Les luttes féministes s’emparent du débat public jusqu’à ce que la commission parlementaire COLIBE en 2017 se mette à préparer un projet de loi pour l’égalité devant l’héritage. Les premières associations LGBTQIA+ se forment, se structurent et manifestent pour acquérir des droits malgré la pénalisation de l’homosexualité en Tunisie. Les luttes sociales des syndicats pour préserver le patrimoine public face aux recommandations libérales de l’UE et du FMI, les contestations des quartiers populaires contre les abus de la police, les manifestations régulières sur l’avenue Habib Bourguiba pour changer le réel,… La Tunisie était devenue un centre névralgique politique, où les citoyens parlaient et débattaient de la chose publique, dans la rue, dans les cafés, dans les universités et à la maison.
Dans son ouvrage L’ère du Peuple, publié en 2014, Jean-Luc Mélenchon expliquait le rôle prépondérant qu’a joué la révolution tunisienne dans la réflexion fondatrice des Insoumis. Qu’ils s’en aillent tous, c’est d’abord le dégagisme tunisien qui a repris son pays des mains d’un régime autoritaire, lui permettant de connaître une période de démocratie parlementaire durant plus de dix ans.
Cette période démocratique qu’a connu la Tunisie n’était évidemment pas toute rose : on n’oublie pas un islamisme politique qui a régné sur la scène politique, des partis de gauche qui se sont éparpillés par dizaines de groupuscules, une économie toujours gangrénée par la rente et la corruption, sous le diktat du FMI et des agences de notation, et des attentats qui ont tué des centaines de Tunisiennes et Tunisiens, ainsi que deux de nos camarades de gauche radicale, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi.
En quelques années, la Tunisie a découvert tous les aspects des crises que connaissent les démocraties modernes. Jusqu’au 25 juillet 2021.
Une restauration autoritaire
Le président Kais Saied a décidé, après une interprétation de la constitution pour le moins abusive, d’envoyer l’armée pour fermer le parlement élu. La France « s’inquiète » mais observe tranquillement. De l’Égypte de Sissi dont les prisons sont remplies de milliers de détenus d’opinions à l’Arabie Saoudite qui massacre des opposants, les régimes autoritaires de la région jubilent : c’est la fin de l’expérience démocratique tunisienne, avec un peuple dont la colère a été exploitée et dirigée contre le parlement, les syndicats, la presse et tout ce qui faisait l’exception tunisienne. En bon sarkozyste, Emmanuel Macron s’adapte et finit par adouber le nouveau régime de Kais Saied en l’accueillant en France régulièrement et en fermant les yeux sur les exactions de son gouvernement. Les feux étant au vert, l’an dernier, le président tunisien écrit sa propre constitution et la propose au peuple par référendum, scrutin que les oppositions boycottent massivement.
Le président Kais Saied a décidé, après une interprétation de la constitution pour le moins abusive, d’envoyer l’armée pour fermer le parlement élu. La France « s’inquiète » mais observe tranquillement. De l’Égypte de Sissi dont les prisons sont remplies de milliers de détenus d’opinions à l’Arabie Saoudite qui massacre des opposants, les régimes autoritaires de la région jubilent : c’est la fin de l’expérience démocratique tunisienne, avec un peuple dont la colère a été exploitée et dirigée contre le parlement, les syndicats, la presse et tout ce qui faisait l’exception tunisienne. En bon sarkozyste, Emmanuel Macron s’adapte et finit par adouber le nouveau régime de Kais Saied en l’accueillant en France régulièrement et en fermant les yeux sur les exactions de son gouvernement. Les feux étant au vert, l’an dernier, le président tunisien écrit sa propre constitution et la propose au peuple par référendum, scrutin que les oppositions boycottent massivement.
« Qui traverse la mer, peut traverser un ruisseau », dit un proverbe tunisien. À Tunis, dans chaque manifestation, on retrouve un des derniers opposants encore en liberté : notre camarade Hamma Hammami, qui résiste et qui insiste : « Kaïs Saïed aura le même sort que Ben Ali, qui a affamé le peuple tunisien ! » C’est la faim du peuple tunisien qui a dégagé Ben Ali, et si l’on croit la gauche tunisienne, c’est ce même dégagisme que Kais Saied exploite pour annihiler la démocratie tunisienne qui lui coûtera son régime.
La démocratie ne se meurt que si l’on croit qu’elle est acquise et que la révolution est finie. Le 14 janvier 2011 n’était que le commencement d’une ère historique pour le monde qui vit sa première restauration. Une fois que l’on a goûté à la liberté, peut-on réellement revenir en arrière ? Combien de temps le peuple tunisien pourra-t-il supporter cela ? Quel que soit le pays, une vérité reste universelle : ceux qui réduisent nos libertés, ceux qui confisquent nos droits, finissent toujours par s’en aller. C’est à nous de faire mieux pour les remplacer.
Joyeuse fête de la révolution aux camarades tunisiennes et tunisiens qui résistent !