Dans les rues d’Amman, de Rainbow street à Downtown, des quartiers résidentiels à ceux où les bruits de pas rythment les soirées, un sentiment se partage entre tous les habitants : l’attente. Sur les murs et dans les cœurs, un seul mot fait office de décor : la Palestine. C’est un peu difficile à imaginer, mais la cause palestinienne est névralgique en Jordanie : elle est au cœur de toutes les causes, elle fait l’intersection entre tous les combats pour les droits humains, et elle nourrit des clivages plus virulents entre l’Occident et le monde arabe.
Lors de notre visite au camp de réfugiés de Baqa’a, le temps s’écoulait avec lenteur. Un écosystème entier, constitué de marchés, de bureaux, de routes, d’épiceries et de boutiques, qui vivent dans l’attente constante. Nous avons rencontré un artiste, Kahlili Gaith, qui donne forme à ce rapport au temps, notamment dans l’une de ses œuvres, où l’on distingue une dame âgée accoudée sur le rebord de sa fenêtre ouverte, regardant vers le ciel d’un air lointain.
« Nous remercions la Jordanie pour son accueil et son hospitalité, nous confie Kahlili Gaith, mais ici, ce n’est pas notre terre, nous ne faisons que regarder s’écouler les jours en attendant le retour en Palestine libre ! »
À Baqa’a, la blessure de l’exil forcé, quelle que soit la génération qui l’a vécue, est très loin d’être un lointain souvenir. Ainsi, Kahlili Gaith a été forcé à cet exil à l’âge d’un an, suite à la guerre de Six Jours, et a vécu toute sa vie dans ce camp de réfugiés. On pourrait même se dire de façon générale que la constante déception du traitement occidental et international de la cause palestinienne nourrit une contre-culture mémorielle vivace.
« Depuis que je suis petit, j’essaye de dessiner partout, raconte Kahlili Gaith. Avant je dessinais sur les murs, faute de matériel, et je me faisais sermonner. Maintenant, je le fais sur mes toiles avec toujours la même idée : transcrire notre histoire, celle de la Palestine, et surtout celle des Palestiniens. J’aide les plus jeunes à faire de même. »
En réalité, sinon, qui le ferait ? Car nous l’avons vu dès le retour sur grand écran de ce « conflit », que la narration, la ligne éditoriale qui anime les médias occidentaux est celle de l’État d’Israël. Nous l’avons constaté lors de la plainte de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice. La France Insoumise a soutenu la plaidoirie de ce pays notamment à travers le déplacement à la Haye de Jean-Luc Mélenchon, et la couverture médiatique était loin d’être à la hauteur du rendez-vous. En revanche, le lendemain, pour la défense du gouvernement d’extrême-droite israélien, la quasi-totalité des médias occidentaux ont couvert l’événement en direct.
Ce constat d’un traitement différencié nourrit la colère. « L’art pour moi, c’est mon combat. La frustration, la colère, le sentiment d’injustice qui nous traversent en tant que Palestiniens, j’essaye d’en faire des tableaux », explique Kahlili Gaith. Et face au déchaînement de violence subi, des images lui donnent la force de continuer : « Les gouvernements nous ont trahi, mais nous avons vu le soutien des peuples ! Les manifestations en France, en Angleterre ou aux États-Unis, on les suit ! Comme on suit les interventions de la France Insoumise. Vous devriez les traduire en Arabe ! », s’amuse-t-il.
En sortant de l’atelier, des enfants traversaient la rue en courant, jouant comme à la cour de récré. Quelques minutes de marche nous ont emmenés dans un immeuble ou nous allions rencontrer un représentant du camp, qui avait siégé dans divers conseils régionaux et locaux. Il est aussi médecin. Nous sentons que l’ambiance a un peu changé, malgré l’hospitalité et l’accueil très chaleureux : « Je vais être très clair : nous considérons que la France est complice du génocide en cours contre les Palestiniens de Gaza, que la France est complice du colonialisme israélien en Cisjordanie et que la France est complice dans les bombardements israéliens au sud du Liban. »
Le médecin a accepté de nous recevoir après avoir fait des recherches assez poussées sur La France Insoumise, car il nous explique, comme de nombreuses autres personnalités politiques avant lui : la France est très mal vue dans le monde arabe depuis les bombardements sur Gaza. D’ailleurs, à Tunis ou au Caire, des manifestations pour la cause palestinienne ont eu lieu devant l’ambassade de France.
Alors que nous expliquions la vision anti-impérialiste de La France Insoumise, voici que survient une coupure d’électricité. Notre candidate aux européennes, Rima Hassan, s’étonne, tandis que notre guide préfère en rire : « Rima, tu as grandi dans un camp de réfugiés, c’est le fait qu’il y ait de l’électricité qui devrait t’étonner ! »
Derrière ces rires qui apaisent la pièce, une réalité palpable : les conditions de vie dans les camps de réfugiés sont très difficiles. La densité de population à Baqa’a a fait l’objet d’une étude du chercheur en urbanisme jordanien Jamal Al Nsour et de la géographe britannique Julia Meaton, qui tous deux concluent que la densité de population à Baqa’a est comparable à des villes comme Mumbai et Kolkata. Ils expliquent ce problème structurel par une perspective politique : la construction de Baqa’a a toujours eu un but éphémère, limité dans le temps, celui du retour en Palestine. « Ni l’UNRWA, ni le gouvernement jordanien, ni même les réfugiés ne voulaient voir des infrastructures qui suggéreraient une installation permanente », analysent les deux chercheurs.
La politisation en Jordanie se base sur la cause palestinienne et cela crée des situations complexes pour d’autres militantes et militants. Halla Ahed est une avocate spécialisée dans les droits humains et une militante féministe. Elle a été massivement harcelée et menacée de mort à la suite d’accusations de liens avec l’Occident, en raison de son engagement en faveur des droits des femmes, qui lui avait d’ailleurs valu une distinction de la part de Front Line Defenders. Cela l’a poussée à s’exiler à Paris durant six mois. « Pour les islamistes, je suis une hérétique parce que je défends les droits des femmes, tandis que pour certains militants progressistes, je suis une islamiste parce que je porte le voile ! » raille l’avocate lors de notre rencontre.
Cette tendance à opposer cause palestinienne et défense des droits des femmes, qui seraient deux combats incompatibles, beaucoup de féministes jordaniennes le subissent : l’Union des femmes jordaniennes, plus vieille association féministe du pays, condamne cela sans ambages : « Pour nous, la lutte féministe n’est pas à dissocier de la cause palestinienne. La première menace sur les femmes palestiniennes, ce sont les bombardements israéliens », nous explique Mays Ishnaiwer, membre de l’UFJ.
Cette association a comme beaucoup décidé de suspendre les partenariats et les financements provenant des pays qui ne condamnent pas le risque de génocide à Gaza et qui continuent de soutenir Israël. La France en fait partie.
Ce que reconnaît Halla Ahed, c’est que de nombreuses associations féministes souffrent de cette privation de fonds, mais comment faire autrement dans un pays où tout ce qui est perçu comme une complaisance envers des pays complices d’un génocide à l’encontre des Palestiniens équivaut à être mis au ban de la société ?
De façon générale, pour la majorité de la population jordanienne, il reste difficile de dissocier l’Occident de la lutte pour les droits humains. Pour la leader du parti des travailleurs et la fondatrice de l’Union des femmes parlementaires arabes, Rula Al-Hroob, ce problème est lié à la propagande israélienne : « Israël se présente comme une démocratie progressiste, mais n’hésite pas à appliquer une politique d’apartheid en interne et un génocide méthodique à Gaza », analyse la députée.
Finalement, réfugiés palestiniens et militants jordaniens pour les droits humains partagent un fardeau commun, si bien résumé par une courte histoire du recueil Walk… du secrétaire général du Parti communiste jordanien :
« Un homme marchait. Ils le mirent en prison, et il dit : « Je vais attacher mes lacets. »
Les années passèrent, et l’homme finit d’attacher ses lacets. Alors qu’il quittait la prison, il dit : « Maintenant, je vais continuer à marcher. » »
Peu importe le temps à attendre, peu importe l’issue, il est impossible de renoncer. Comme cet homme qui continue à marcher vers son objectif en dépit des obstacles et du temps qui passe, réfugiés palestiniens et militants jordaniens pour les droits humains poursuivront de génération en génération leur trajet vers la liberté.
Voici la deuxième partie de notre travail sur les élections générales indiennes, qui ont débuté ce 19 avril et qui dureront jusqu’au 1er juin et qui verront près de 1 milliard d’Indiens et d’Indiennes se rendre aux urnes pour élire les 545 député·es qui composent la Chambre basse du Parlement, la Lok Sabha. Après une première partie qui analyse la façon dont la démocratie est mise en péril par l’hindouisme politique, cette deuxième partie s’intéresse au capitalisme dit « de connivence » sous Narendra Modi, où la fortune des milliardaires proches du pouvoir dépend de l’accès à des ressources contrôlées par l’Etat.