La scène n’est pas sans rappeler certaines fins de règne de dictateurs des temps modernes comme le lynchage de Mussolini ou le saccage de la statue de Saddam Hussein.
Autre symbole fort. Trois jours auparavant, le 16 fevrier, la localité de Kherrata, l’un des sites martyrs de la terrible répression coloniale de mai 1945, manifeste massivement pour rejeter un indécent cinquième mandat et, plus généralement, le système qui a pris en otage le pays depuis l’indépendance.
Les deux événements attestaient d’un basculement politique qui avait gagné l’Algérie profonde, vivier traditionnel de la pieuvre FLN, parti unique ayant servi de vitrine civile à l’armée.
Le 22 février le peuple citoyen se lève fièrement, résolument et pacifiquement dans une unité insoupçonnée. L’aube d’une nouvelle ère apparaissait enfin.
Un miracle. C’est le mot qui m’est spontanément venu à l’esprit quand j’ai vu que les jeunes et les femmes, considérés comme les segments sociaux les plus captifs d’un système inamovible, se sont mis au devant d’une insurrection citoyenne que plus personne n’attendait. Certes, le mot miracle peut paraître quelque peu excessif pour deux raisons au moins. Un miracle est un évènement déjà accompli, ce qui n’est pas le cas du mouvement du 22 février, loin s’en faut. Par ailleurs, le terme pourrait accréditer une certaine rhétorique, fausse et injuste sinon injurieuse pour la mémoire, qui distille l’idée que rien n’a précédé ce moment magique alors que des générations, sans autre bagages que leur foi en la vérité, la liberté et la justice, ont sacrifié temps, biens, liberté et, pour certains, vie. Mais comment ne pas apprécier cette alchimie qui a révélé des années de frustrations par un souffle de fraicheur collective exigeant une rupture politique et institutionnelle radicales dans une société longtemps bridée et qui n’a pas pu engager une action libératrice solidaire et durable.
Nous revenions de loin. A force de museler la parole et de soumettre les consciences, le système algérien a fini par user les énergies les plus vigoureuses et éroder les intelligences les plus aiguisées. Jouant de la culpabilité post coloniale, il s’est acheté le silence universel. Cette complicité internationale implicite ou explicite a considérablement aggravé le désarroi du citoyen. Dans l’agora, la vulgate populiste avait fini par imposer une tétanisante absurdité : la remise en cause d’un ordre politique ayant dévasté le pays était non seulement interdite mais indigne de la nation. Dans l’intimité, personne n’était dupe de la supercherie mais les manifestations générales et unanimes pouvant contester efficacement l’affront ont fait défaut.
Pourtant, les scènes d’arrogance, de mépris et de provocante humiliation n’ont pas manqué. Récemment des Algériens, parmi lesquels certains ont livré bataille contre le colonialisme, ont assisté impuissants à des cérémonies défiant tout entendement. On a vu des files d’affidés faire la queue devant le poster du président candidat pour lui déposer des offrandes.
Les observateurs de la scène algérienne savaient que la colère était vive et que le divorce entre dirigeants et citoyens était consommé de longue date. Dès lors, certains diront qu’il n’y a rien de surprenant dans ce sursaut.
Est-ce si sur ? Peut être pas.
Il y a bien du miracle dans cette révolution. Si les conditions d’une explosion générale étaient largement réunies, la maturité et le calme avec lesquels s’est exprimé le peuple a surpris tout le monde.
Tout se passe comme si une ferveur intime s’était soudainement et simultanément incrustée dans l’esprit des Algériens, les chargeant d’un impérieux devoir de responsabilité corrélé à la pondération, à l’écoute et au respect de l’Autre.
Aspect miraculeux encore car cet élan révolutionnaire, toujours sans organisation hiérarchisée au moment où sont écrites ces lignes, ne s’est pas contenté de rejeter un système autocratique et obsolète. Il a formulé les grands axes d’une perspective démocratique. Et quels axes ! Ceux qui fondent un « Etat civil et non militaire » que revendiquent les citoyens chaque semaine. Ceux-là mêmes qu’une caste oligarchique s’est acharnée à combattre avant de les diaboliser depuis un certain mois d’aout 1957 au Caire. Le groupe populiste du FLN, appuyé par des forces extérieures, avait alors renié le principe de la primauté du politique sur le militaire arrêté au congrès de la Soummam une année auparavant par les délégués des forces combattantes de l’intérieur.
Ce sont les aspirations réprimées 62 ans durant qui animent la rue algérienne. Justice immanente dont il fallait se faire l’écho avant que les rumeurs d’une société toujours dominée par l’oralité et les fureurs d’un régime népotique agonisant mais encore toxique ne viennent en altérer l’acuité et la pertinence.
Le témoignage est un combat, aimait à dire le journaliste Jean Lacouture, grand ami du peuple algérien.
Ces contributions sont des grilles de lecture produites sur le vif, des réflexions avertissant en temps réel sur les risques militaro-populistes qui peuvent, une fois encore, retarder voire bloquer une refondation nationale nécessairement dérangeante pour des potentats coutumiers de la gestion prédatrice. Les mouvements historiques sont rarement similaires mais les risques d’avortement sont toujours patents dans les phases de grandes mutations socio-politiques. Comme en 1957, des forces rétrogrades manoeuvrent pour dévoyer ou dévitaliser la dynamique révolutionnaire. Comme en 1957, on assiste aux intrusions d’interférences étrangères déterminées à maintenir l’Algérie dans leur sphère d’influence pour y consolider le règne des féodalités omnipotentes.
Plus fondamentalement, ces communications décrivent et analysent les différentes phases de ce soulèvement inédit. Elles en ont suivi attentivement les diverses évolutions afin de préserver leurs vérités factuelles. Combien de fois le devenir national a-t-il été contrarié par les mutilations ou les falsifications de l’Histoire ? Ces interventions invitent aussi à discuter autour de propositions organisationnelles devant consacrer toute révolution démocratique. L’imprévoyance politique encouragée par un enthousiasme bon enfant – compréhensible dans une société privée de convivialité mais potentiellement préjudiciable aux nécessaires adaptations des luttes-, la sous-estimation des capacités manœuvrières du pouvoir ou de sa brutalité sont autant de périls sur lesquels il a fallu alerter en permanence quitte à paraître redondant sur certains sujets.
Puissent enfin ces écrits contribuer à éclairer les études qui auront à se pencher, demain, sur ce moment unique, précieux et fragile de la vie de notre jeune nation.
En tout état de cause, la ferveur révolutionnaire du 22 février a déjà marqué son époque. Indépendamment de son issue politique immédiate, elle aura réveillé et mobilisé les ressorts de la citoyenneté. Ce faisant elle a prouvé qu’un consensus national démocratique respectant l’altérité était une réalité dans la société algérienne. Concomitamment, elle a démontré que le système qui a confisqué notre destin individuel et collectif au lendemain de la guerre de libération, s’il peut encore manifester quelques dangereux spasmes , n’empêchera pas la naissance de la nouvelle Algérie.
La gestation démocratique peut être laborieuse et longue avant l’accouchement. Mais dans leur imaginaire collectif les Algériens savent maintenant que l’avènement d’une matrice nationale civile assumant le passé et répondant aux exigences du futur est à l’œuvre.
Le 15 octobre 2019