L’offensive de l’Azerbaïdjan a débuté à la fin du mois de septembre 2020. Les attaques ont déjà tué plusieurs dizaines de civils. Ce conflit, difficile à décrypter semble s’enliser. La presse fait état de prises de villes, de trêves dont il est difficile de décrypter les tenants et les aboutissants. Pour Le Monde en Commun, Arnaud Le Gall, membre du Monde en Commun, le député insoumis Bastien Lachaud et Julien Chakaryan-Bachelier nous livrent une analyse inédite pour comprendre ce qui se joue actuellement dans le Haut-Karabakh.
Il y a un mois débutait de l’offensive de l’Azerbaïdjan, appuyée par la Turquie, contre le Haut-Karabakh, une enclave séparatiste à majorité arménienne située en Azerbaïdjan non reconnue sur le plan international. Le lourd bilan indique une situation de guerre totale. Entouré de la prudence de rigueur dans un contexte de propagandes croisées, ce bilan s’élèverait à près de 5000 morts parmi les combattants des deux camps. En dépit des engagements pris de part et d’autre à épargner les civils, ceux-ci sont touchés par des bombardements. Des bombes à sous-munitions sont parfois utilisés par les deux parties – 130 civils seraient morts, 91 azéris selon les autorités azerbaïdjanaises et 39 arméniens selon les autorités arméniennes.
Mais derrière ce macabre « équilibre » dans les pertes, la situation est en train de basculer en faveur des forces azerbaïdjanaises, au risque de massacres. Les drones dont elles disposent sont facteurs de déséquilibre des forces, notamment du fait de l’utilisation massive des terribles « drones suicides » fournis par Israël. Les 2000 à 3000 mercenaires envoyés depuis la Syrie par la Turquie pour suppléer l’armée azerbaïdjanaise témoignent également de l’inacceptable risque d’internationalisation du conflit. Bakou est en définitive en passe de prendre la ville de Chouchi. Sa chute signifierait la possibilité pour les forces azerbaïdjanaises de prendre la capitale Stepanakert. Plus de 75 000 arméniens du Haut-Karabakh se sont d’ores et déjà réfugiés en Arménie.
Aucune explication historique ne saurait excuser l’occupation arménienne définitive des territoires azerbaïdjanais. 400 000 azerbaïdjanais ont ainsi été contraints au départ depuis le Haut-Karabakh et les 7 districts limitrophes occupés par l’Arménie depuis trois décennies. Mais aucune explication historique ne saurait d’avantage excuser l’offensive de l’Azerbaïdjan, ni les appels aux massacres des autorités turques et azéris ainsi que les crimes de guerre constatés par l’ONU, qui ne peuvent rester sans réaction, à commencer par un embargo sur les armes. Dans un monde où la compétition de tous contre tous et le délitement tendanciel du système de sécurité collective portent en eux l’exacerbation de tous les conflits, anciens ou nouveaux, le respect du droit international doit ici nous guider. Ce droit ne reconnaît pas l’indépendance du Haut-Karabakh, dont la reconnaissance unilatérale ne peut, dans une situation de telle tension, être la recette magique pour rétablir la paix. Mais il interdit tout autant les tentatives de reprise par la force de ce territoire.
Retour sur l’histoire d’une zone sous tensions
Depuis le gel en 1994 d’un conflit qui vient de loin (voir encadré ci-après), chaque partie s’abrite derrière sa conception du droit pour prétendre à la légalité de sa position. Les séparatistes du Haut-Karabakh invoquent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’Azerbaïdjan s’appuie sur le fait que ses frontières internationalement reconnues incluent le Haut-Karabakh, mais aussi sur les Résolutions 822 et 853 du Conseil de sécurité des Nations unies d’avril et juillet 1993 demandant notamment le retrait complet des districts occupés par les Arméniens. Ces Résolutions ont également institutionnalisé un processus de Paix dirigé par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), via le groupe de Minsk coprésidé par la Russie, les Etats-Unis et la France.
La phase politico-diplomatique du conflit ouverte depuis n’a abouti à aucun règlement, et catalysée des penchants nationalistes des deux parties. D’un côté une scène politique arménienne dominée par les responsables militaires originaires du Haut-Karabagh (karabakhis) ne souhaitant aucune concession, de l’autre une scène azérie où toute concession rime avec démission gouvernementale. L’Azerbaïdjan s’est à son tour mis en porte-à-faux du droit international en engageant une offensive en 2016. Pour la première fois, le statu quo est rompu en raison de la reconquête de 800 hectares. Cette défaite militaire arménienne, ajoutée à la corruption du régime, entraîna une révolution citoyenne permettant l’arrivée de l’actuel premier ministre Nikol Pachinian et le départ du pouvoir des karabakhis. Des discussions se sont alors déroulées sur le retour de 5 districts en premier lieu, puis des deux autres, en échange de l’acceptation par Bakou de l’indépendance du Haut-Karabakh. Cette condition a été refusée par Bakou.
La supériorité militaire progressivement acquise par l’Azerbaïdjan, plus peuplé et pouvant s’appuyer sur une importante manne pétrolière, lui donne pour la première fois un espoir de victoire dans son entreprise de reconquête. Il bénéficie de la part de la Turquie d’un soutien très appuyé. Elle est la seule puissance régionale à dénier toute légitimité à l’interdiction faite à l’Azerbaïdjan de reprendre le Haut-Karabakh par la force. Elle se dit prête à intervenir encore plus directement dans le conflit si nécessaire. La porte est ainsi ouverte à une internationalisation du conflit, et la guerre totale encouragée. Les ambiances de revanche, sur fond de haines ethniques et de menaces génocidaires clairement exprimées, sont lourdes de dangers. Compte tenu de la situation militaire, ceux-ci pèsent d’abord à cet instant sur les populations arméniennes du Haut-Karabakh.
Après la mise en échec de trois tentatives de trêves humanitaires, l’urgence est à mettre un coup d’arrêt à l’engrenage infernal ouvert par la nouvelle offensive lancée le 27 septembre. Dans un contexte de tensions exacerbées et de risque « d’épuration ethnique », il faut envisager toutes les options susceptibles d’aboutir à un cessez-le-feu et à l’ouverture de négociations autour du statut de ce territoire dans le cadre du droit international. Le cessez-le-feu est un préalable pour lequel les différents parrains des négociations doivent peser de tout leur poids. Ils ont des arguments à faire valoir, dans une région carrefour, traversée par des oléoducs essentiels à l’approvisionnement des marchés du pétrole et du gaz.
La Russie, liée à l’Arménie par un Traité d’amitié et d’assistance mutuelle, y dispose d’une base militaire. Elle entretient en parallèle de bonnes relations avec l’Azerbaïdjan. Elle semble la puissance la mieux placée pour imposer un arrêt des combats. Le Traité ne s’étendant pas à la région séparatiste du Haut-Karabakh, elle a pour l’heure laissé entendre qu’elle n’interviendra que si les frontières de l’Arménie sont menacées.
D’autres leviers existent toutefois pour contraindre l’Azerbaïdjan à cesser la manœuvre d’encerclement laissant planer un risque majeur sur les populations civiles du Haut-Karabakh. Peut-on imaginer par exemple que des négociations s’engagent à nouveau sur des échanges de territoires, le plateau du Haut-Karabakh revenant à l’Arménie au terme d’un processus d’autodétermination organisé sous l’égide de l’ONU ? Un tel processus nécessiterait toutefois de permettre aux populations azéries qui ont fui dans les années 1990 de revenir en sécurité. À cette fin, l’armée arménienne devrait quitter le territoire, en application de la Résolution 853 du Conseil de Sécurité de l’ONU, et être remplacée par des troupes neutres avec un mandat de l’ONU. En parallèle ne peut-on pas garantir à chaque partie la possibilité d’assurer, via l’instauration de corridors, une continuité territoriale des Etats avec les « enclaves », comme l’actuelle province azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, enclavée à l’Ouest de l’Arménie ?
Ces pistes, partielles et énoncées à la volée avec en tête le fait que les solutions de paix sont toujours un mélange de droit pur et d’adaptation aux réalités concrètes d’une situation, n’engagent pas l’intime conviction des auteurs de ce texte, qui ont pour seule boussole ici la préservation de milliers de vies civiles. Cet objectif supérieur suppose l’arrêt des combats et le rétablissement progressif de la paix pour stopper l’engrenage infernal qui s’est mis en place.
De la première guerre mondiale au délitement de l’URSS : un conflit qui vient de loin
Située à la croisée de toutes les routes, historiquement aux marges de trois empires – perse, ottoman et russe – le Caucase fait partie des endroits où la fixation des frontières des Etats-Nations contemporains a exacerbé le plus de fractures et de conflits. C’est le cas de la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, et plus particulièrement du Haut-Karabakh, territoire sur lequel ont été présentes historiquement à la fois des populations arméniennes et azéris. Le paysage géopolitique actuel de la région a pris forme au cours de la première guerre mondiale, dont les prolongements dans le Caucase ont vu s’affronter l’empire Ottoman, l’Angleterre et la Russie – puis les forces soviétiques après la révolution bolchévique. Les tensions exacerbées par la guerre aboutissent dans le sud Caucase à des massacres croisés entre Azéris et Arméniens qui font des dizaines de milliers de morts. Ces derniers furent victimes en 1915-16 d’un génocide ayant entraîné de 1,2 à 1,5 millions de morts parmi les Arméniens présents sur le territoire de l’actuelle Turquie.
En 1921, une République arménienne de la montagne est fondée – correspondant partiellement à la région actuelle du Haut-Karabakh – distincte de la République d’Arménie déclarée en 1918. Cette entité ayant été déclarée indépendante par des nationalistes arméniens anti-communistes – dont une minorité collabora avec les nazis – les autorités soviétiques décident pour les affaiblir de ne pas l’intégrer au territoire de la République Socialiste Soviétique d’Arménie, mais à celui de la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan. Au sein de celle-ci est constituée en 1923 l’oblast autonome du Haut-Karabakh, composé majoritairement de populations arméniennes, mais coupé de l’Arménie par le corridor de Latchine.
Le statu quo demeure jusqu’en 1988. L’oblast du Haut-Karabakh s’autoproclame alors République socialiste indépendante. L’Azerbaïdjan réclame à l’URSS le retour du Haut-Karabakh sous son autorité. La République socialiste soviétique arménienne vote en 1990 le rattachement au budget et le droit de vote à la population de l’oblast autonome du Haut-Karabakh. Les violences ethniques redoublent à l’encontre des Arméniens dans la République socialiste d’Azerbaïdjan. Des centaines d’entre eux fuient le territoire pour se réfugier sous la protection de l’armée soviétique. Les villages d’Arménie où vivaient des azéris se vident également. Dans le Haut-Karabakh le recensement de 1989 indique une population de 145 500 Arméniens et 41 000 Azéris.
Pour réaffirmer l’indépendance du territoire, les autorités du Haut-Karabakh invoquent la Charte des nations unies sur le droit des peuples et organisent un référendum, boycotté par la minorité azérie, où le « oui » l’emporte largement. L’intervention militaire de l’Azerbaïdjan pour reprendre le contrôle du territoire entraîne celle de la République d’Arménie voisine. Les combats intenses durent jusqu’en 1994 et font 30 000 morts, majoritairement azéris. Le cessez-le-feu conclu en mai 1994 ne débouche sur aucun traité de paix, mais sur une indépendance de fait de la République du Haut-Karabakh, et une occupation par les forces arméniennes de plusieurs districts entourant le Haut-Karabakh, dont la zone englobant le corridor de Latchine.