La gestion de la crise du Covid-19 par les gouvernements populistes est chaotique, mais avec le Brésil de Jair Bolsonaro la tragédie l’emporte sur le chaos. Ce sont même deux tragédies qui s’entremêlent. La crise sanitaire du Covid masque et permet à la fois l’accélération du processus génocidaire entamé par l’administration Bolsonaro.
Rappelons quelques éléments de contexte. Le premier est l’accélération massive de la déforestation depuis l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro. Elle a en 2019 augmenté de 85 %, et de 55 % par rapport à 2019 durant les quatre premiers mois de 2020 (source, INPE, Institut National de Recherche Spatiale du Brésil). Il n’y a aucun hasard, c’est la conséquence directe de la politique conduite par un gouvernement d’extrême-droite, jouissant de l’appui de l’agrobusiness et du monde minier, de celui de nombre d’évangélistes. La finalité de cette politique est l’exploitation des richesses des sols et sous-sols de l’Amazonie au nom d’un Dieu qui veille plus sur les marchés que les intérêts de toutes ses ouailles. La conséquence en est claire, au mieux l’assimilation des Amérindiens, au pire leur destruction.
Cette politique heurte de façon frontale la Constitution de 1988 (notamment les articles 231 et 232) qui après 5 siècles de massacres, d’acculturation et de réduction à l’esclavage, reconnaissait enfin des droits aux peuples amérindiens. Des droits fonciers, culturels, religieux, sociaux, politico-économiques et environnementaux qu’ils ont étendus à la faveur de leurs luttes des 30 dernières années.
Même si le respect de ces droits a été un combat permanent, depuis Bolsonaro les choses ont pris un tour plus dramatique. Le discours du chef de l’État est objectivement raciste et son administration s’emploie à grignoter l’état du droit, à profiter de toutes les failles possibles. Récemment la mesure provisoire 910/2019, que s’apprête à voter le Congrès, a défrayé la chromique. Elle amnistie les crimes d’invasion des terres publiques perpétrés jusqu’à la fin de 2018 et incite évidemment à poursuivre les accaparements de terres publiques non homologuées, mais néanmoins réservées aux peuples autochtones. Une simple déclaration suffit à régulariser ces occupations. Un homme lige a été placé à la tête de l’administration antérieurement chargée de la protection des territoires indigènes, la FUNAI, pour en réorienter l’action. Etc. A quoi s’ajoutent l’encouragement par le pouvoir d’actions illégales et l’augmentation du nombre de leaders assassinés.
Rappelons une évidence, détruire la forêt pour les peuples amazoniens, ce serait comme si on avait arasé les montagnes et détruit les églises pour les Valaisans (ou toute autre population européenne ou non) du 19e siècle, en les réduisant à l’esclavage, en les convertissant de force à une religion exotique, tout en leur adressant un mépris profond. Cela suffira à faire comprendre la force et le courage de ces peuples qui ont réussi, ces dernières décennies, à se reconstruire leurs cultures et à revendiquer leurs droits.
La déforestation de l’Amazonie est indistinctement ethnocidaire et écocidaire. La déforestation de l’Amazonie est en effet un jeu dangereux aussi pour l’humanité en totalité. En-deçà d’un certain seuil de déforestation, dont nous devons être proches, la forêt devrait se transformer en savane et bousculer les cycles hydrologiques mondiaux, renvoyer du dioxyde de carbone et du méthane en masse dans l’atmosphère, en emportant en enfer une part précieuse de la biodiversité mondiale.
Mentionnons à ce propos le rôle que jouent aujourd’hui les peuples autochtones autant quant à la préservation de la forêt et du vivant, que quant à celle du climat. Un rôle que leur reconnaissent désormais des instances internationales et scientifiques comme le GIEC pour le climat ou l’IPBES pour la biodiversité. Une autre raison de l’importance à nos yeux des peuples amérindiens est leurs cultures, dont un anthropologue comme Viveiro de Castro a su mettre en lumière, avec d’autres, l’intensité spéculative et philosophique, avec ce qu’il appelle le perspectivisme : un jeu de points de vue subtil qui structure l’être amérindien au monde. D’où le fait qu’ils sont devenus pour nous un repère, non à rejoindre à proprement parler, mais une invitation à sortir du bourbier culturel dans lequel nous nous enfonçons. Là où nous nous sommes considérés comme étrangers à la nature, au point de la concevoir comme un stock de ressources à détruire, jusqu’à transformer la Terre en désert brûlant, ils sont au contraire parvenus à construire des relations respectueuses et très élaborées au milieu.
C’est un respect de la nature analogue que nous devons réapprendre. Du coup tout se passe comme si, de notre propre point de vue occidental, scientifiquement informé, la barbarie avait changé de camp. Le savoir le plus sophistiqué que nous sommes en capacité de produire met en lumière les dangers imminents qui s’accumulent à l’horizon. Bolsonaro et son gouvernement, les valeurs et la culture sommaires qu’ils revendiquent, nous conduisent tout droit à une catastrophe planétaire. Ils sont l’incarnation même d’une barbarie inédite, d’une sauvagerie bien effective, fruit d’un effondrement tant moral qu’intellectuel.
La seconde tragédie en cours est celle du coronavirus qui prend une allure toute particulière pour les peuples autochtones. D’un côté leurs ennemis en profitent pour pénétrer leurs territoires et y pratiquer pillages de ressources et incendies, mais également pour y répandre le Covid, involontairement, l’espéré-je. De l’autre côté, le Covid fait nécessairement remonter à la surface une tragédie bien antérieure, qui remonte même à cinq siècles, aux débuts de la colonisation ; mais qui s’est reproduite encore récemment. Les conquistadors européens ont vaincu les empires amérindiens plus par leurs germes que par les armes. Les colons ont apporté avec eux des maladies inconnues du continent américain, qui ont notamment au Sud suscité un véritable génocide : jusqu’à 80 % de la population ont disparu. A tel point que cette tragédie, avec ses conséquences démographiques, a suscité indirectement une légère diminution de la concentration en dioxyde de carbone de l’atmosphère. Ce sont en réalité des millions d’agriculteurs qui ont en quelques décennies été emportés par les maladies, abandonnant à la forêt des aires disséminées, mais non négligeables, jusqu’alors cultivées. Et c’est le retour de la forêt sur ces surfaces jardinées qui a suscité cette diminution de la concentration atmosphérique de carbone. Or, cette tragédie s’est reproduite récemment même, à une tout autre échelle toutefois. En 1969, par exemple, ont eu lieu les premiers contacts entre les Paiter Surui et les Blancs (État du Rondônia). Le peuple Surui est alors passé d’un effectif de 5’000 personnes à 300, en quelques années. Les maladies pulmonaires venues d’outre-forêt ont ainsi pour ces peuples une odeur de cendres très particulière. A quoi s’ajoute les difficultés éprouvées par des villages entiers cherchant à se couper des villes environnantes, pour survivre, mais manquant en conséquence de biens indispensables.
C’est donc bien une double tragédie qui se déroule en Amazonie, avec un summum de souffrances et d’injustices pour ces peuples, et ce au nom d’un appât du gain à courte vue, encouragé par des dirigeants vénaux et étrangers à toute espèce de discernement et de dignité. La stupidité et le cynisme de Bolsonaro commence à susciter nombre de réactions. Des députés européens tentent des démarches auprès de la Commission de Bruxelles. Bolsonaro a fait l’objet de dénonciations devant les tribunaux et à l’OMS. Des voix s’élèvent pour une procédure de destitution. C’est pourquoi il me semble important de soutenir financièrement, et dans l’urgence, les associations qui viennent sur place en aide aux peuples autochtones. Et je renvoie ici à l’association suisse Aquaverde qui fait la jonction avec diverses associations sur place.