Partout à travers le monde se déclenchent des mouvements sociaux éruptifs. Ceux-ci arrivent par vagues, ou grappes, et s’enflamment comme au fil d’une trainée de poudre. On a pu suivre dernièrement l’une de ces vagues, de Hong Kong jusqu’au Chili en passant par le Liban. Ces moments de jaillissement populaire signifient ensemble quelque chose qui dépasse chaque exemple pris individuellement. Les étudier est une de nos tâches. En effet, nous travaillons à étoffer chaque jour davantage « la théorie de l’Ère du peuple et de la Révolution citoyenne ». J’ai proposé des décryptages de nombre d’entre elles. On voit ainsi des caractéristiques communes les traverser.
Ce qui se passe en Inde mérite toute notre attention. En effet, cela concerne un secteur que nous n’avions pas encore eu l’occasion d’examiner de près dans une dynamique de révolution citoyenne. Ici est en cause l’agriculture et la condition paysanne. Au fur et à mesure que les exemples surgissent, il faut aussitôt les étudier en détail pour les confronter à la théorie. L’exemple indien est un nouveau cas d’étude.
Avant toute chose, il faut commencer par rappeler notre définition du « peuple ». Celui-ci rassemble tous ceux qui doivent accéder aux réseaux collectifs pour pouvoir vivre. Ce sont l’eau, l’électricité, les transports pour les plus évidents. C’est aussi le logement ou la santé. Ceux-ci sont vitaux. Toute entrave à leur accès peut constituer un élément déclencheur. Nous l’appelons « fortuit ».
Au point de départ, ceux-ci sont bien sûr variables. La dégradation des conditions d’accès à ces réseaux peut être économique : une hausse de tarif, un éloignement ou une détérioration du service lui-même. Elle peut aussi être écologique : on l’a vu récemment à travers l’exemple de la marée noire à l’Île Maurice. À chaque fois donc, une forme de dégradation fondamentale des conditions matérielles d’existence constitue l’étincelle. Les formes de dégradations peuvent également se superposer jusqu’à rendre la vie impossible. Pour des milliers de gens, la déflagration économique et sociale qui résulte de la pandémie de Covid-19 chauffe à blanc un fond de l’air déjà suffocant.
Au commencement se trouve donc une préoccupation commune : le refus de décisions cruciales prises sans recours possible alors que les gens ont la conviction qu’il s’agit d’une question vitale pour eux. La situation indienne n’est pas différente. Depuis un an, les travailleurs, étudiants et d’autres parties de la population se mobilisent contre les réformes antisociales et antisyndicales du gouvernement. La pandémie de Covid-19 a dégradé les conditions de vie de 1,3 milliard d’Indiens.
Que fait leur gouvernement ? Il a décidé de suspendre le Code du travail et les législations environnementales au nom de la relance de l’économie. Une grève générale a eu lieu le 8 décembre 2020 à l’appel des organisations syndicales. Elle a rassemblé 250 millions de travailleurs. Soit 20% de la population. Dans ce contexte social bouillant, le gouvernement indien a jeté de l’huile sur le feu. En effet, en septembre 2020, il a adopté des lois de libéralisation de l’agriculture et de dérégulation des tarifs agricoles. Ces lois visent à faire disparaître les marchés réglementés et donc les garanties qu’ils apportent sur les cours des productions donc sur la rémunération des paysans.
Pour comprendre l’importance de l’enjeu autour de cette réforme, il faut d’abord mesurer à quel point l’agriculture indienne est un réseau majeur. L’Inde est la quatrième puissance agricole mondiale. 60% de sa surface est cultivable, soit une surface équivalente à la taille de l’Europe. Par ailleurs, la moitié de la population est composée d’agriculteurs. Environ 70% de la population dépend de manière directe ou indirecte de ce secteur. Le bon fonctionnement de celui-ci est donc vital. Or, ce réseau est déjà en difficulté. En effet, la révolution industrielle du secteur l’a complètement sinistrée. L’eau et les sols sont pollués, la terre sans vie, les agriculteurs endettés.
Les conséquences du réchauffement climatique n’arrangent rien. L’Inde fait face à une véritable crise de l’eau, entre raréfaction de la ressource et vagues de chaleurs extrêmes. Le fonctionnement dégradé du réseau se mesure à l’aune du nombre de gestes désespérés que commettent ceux qui en dépendent. En 2019, plus de 10 000 agriculteurs indiens se sont suicidés. Au total, ce sont près de 300 000 depuis les années 1990.
Aujourd’hui, les paysans peuvent vendre une vingtaine de produits de base à des prix minimum garantis par l’État. Certes le système actuel pourrait être amélioré. Mais au lieu de cela, le gouvernement indien veut tout détricoter. Demain, avec ces lois de libéralisation, les paysans pourront vendre ce qu’ils veulent à qui ils veulent. Les grandes compagnies auront aussi le droit de stocker les céréales sans limites. Cela favorisera la spéculation et une montagne russe permanente des prix. Les paysans indiens le savent. L’amélioration des conditions de vie des paysans par une concurrence accrue est une illusion libérale planétaire. Au contraire, et à juste raison, les paysans indiens dénoncent une réforme à l’avantage des grands groupes de l’agro-alimentaire qui tireront les prix vers le bas. 86% des paysans indiens sont des touts petits propriétaires qui possèdent moins de 2 hectares. Ils risquent de ne pas faire le poids dans ce rapport de force.
Ces lois de libéralisation constituent ici l’élément déclencheur. En effet, la question agricole et alimentaire se situe au point de départ de notre société. Le plus vital est de se procurer à manger. Lorsque ceux qui produisent notre nourriture ne peuvent plus se nourrir eux-mêmes et que ce fait concerne 70% de la population, le potentiel de déflagration est puissant. Le cours des évènements l’illustre parfaitement. La ministre de la Transformation alimentaire a démissionné dès la fin du mois de septembre. Des centaines d’agriculteurs ont entamé le siège de la capitale New Delhi en décembre. Les premiers agriculteurs à manifester ont été ceux des États les plus concernés par les conséquences de l’agro-industrie (Pendjab et Haryana). Depuis, le mouvement a grossi jusqu’à rassembler plusieurs dizaines de milliers d’agriculteurs et 250 organisations paysannes.
Le 11 janvier, la Cour suprême indienne a suspendu ces lois. Mais rien n’arrête plus la vague. Cette demi-mesure ne peut plus suffire. La survie des agriculteurs indiens dépend d’une mesure radicale. La revendication des manifestants est donc claire : l’abrogation de la réforme.
On repère beaucoup de femmes engagées dans le mouvement en cours. Dans l’Histoire, elles sont un marqueur de détermination de tout mouvement révolutionnaire. Le 26 janvier, jour de la fête nationale, des milliers de paysans ont forcé les barrages de police et ont envahi la capitale. D’autres défilés de plusieurs dizaines de milliers de tracteurs ont lieu dans le sud du pays.
Les analyses faites à partir du récit de cet évènement et des vidéos circulant sur les réseaux sociaux permettent aussi d’étayer la théorie générale. On retrouve là encore des caractéristiques similaires. Celles-ci se déploient dans différentes phases qui s’entremêlent. Dans la phase instituante, les individus se donnent à voir par des signes distinctifs. Les drapeaux nationaux présents dans toutes les révolutions citoyennes, y compris en Inde, résument à eux seuls l’enjeu d’unicité de la multitude au service d’une revendication commune.
Après cette phase instituant le peuple comme acteur politique, vient la phase destituante. C’est le moment où les gens réclament le départ de l’ensemble de l’oligarchie aux commandes. Les Tunisiens ont résumé l’enjeu par un slogan simple : « Dégage ! ». Slogan complété plus tard par les Libanais : « tous, c’est tous ! ». N’est-ce pas le signal envoyé par les paysans indiens ? La symbolique des lieux parle elle aussi. Les paysans ont envahi le Fort Rouge. C’est là que tous les 15 août, jour de l’Indépendance en Inde, le Premier ministre indien s’adresse à la nation. Pour finir, la phase constituante est l’aboutissement d’une telle phase de turbulences. Elle se traduit par la volonté de redéfinition par le peuple des conditions d’exercice de sa propre souveraineté. Autrement dit, par le changement de fond en comble des règles du jeu. Si les syndicats ouvriers s’associent aux paysans indiens dans le processus décrit ici, le pire est à craindre pour le pouvoir indien.
Vous pouvez retrouver cette analyse sur l’Ère du peuple