Si nous devions résumer ces quelques jours passés en Égypte aux portes de Gaza, je ne mobiliserais qu’un mot : « colère ». Une colère personnelle, d’abord, qui s’est nourrie de tout ce que j’ai vu sur place, qui montre concrètement la volonté de l’Etat d’Israël de commettre un génocide à Gaza. Ma colère est nourrie par tous les témoignages que j’ai pu entendre sur les atrocités que fait vivre l’armée coloniale mais surtout par le renoncement de notre gouvernement à lutter contre ce génocide en cours.
On parle là d’éléments concrets. Une file de camions, qui devait apporter l’aide humanitaire, et dont pas un seul véhicule n’est parvenu à passer la frontière durant les deux heures que nous avons passées sur place. Une quantité astronomique de produits qui s’entassent dans les entrepôts logistiques du Croissant rouge car Israël refuse de laisser passer à la frontière tout ce qui pourrait avoir un double usage, et donc servir à des fins militaires. Parmi ces objets, des coffres à jouets pour enfants, des frigos, des filtres à eau, des panneaux solaires, ou encore des générateurs pouvant alimenter des hôpitaux. Il est vrai qu’Israël passe son temps à cibler les hôpitaux de Gaza, sous prétexte que ce sont des bases du Hamas, alors pourquoi s’embêter à les alimenter ? Les dattes, mêmes, ne passent pas la frontière. On suppose que c’est en raison de leurs noyaux, qui seraient perçues par les Israéliens comme des armes potentielles. C’est vous dire le degré d’absurdité que l’on atteint ! En tout, c’est moins d’un tiers des camions qui sont autorisés à passer la frontière.
Cette colère dont je vous parle ne représente pas grand-chose face à celles de ceux que nous avons pu rencontrer sur place.
Diab el-Loh est ambassadeur de Palestine en Egypte. Il dit être heureux de nous rencontrer. Pour lui, notre délégation est une marque importante de solidarité, mais il lui est impossible de sourire. 5000 Palestiniens étaient bloqués en Egypte, et ce nombre s’est accru après le 7 octobre. Ces réfugiés n’ont plus rien. L’Autorité Palestinienne se doit de les aider, mais comment le faire convenablement ? La crise financière qu’elle traverse n’a jamais été aussi flagrante. Comment l’ambassadeur pourrait-il ne pas être en colère ?
Marc Lassouaoui est responsable d’UNRWA Europe. A chaque fois que je l’ai rencontré, il était préoccupé. Les financements de cette agence de l’ONU, qui s’occupe des réfugiés palestiniens, sont en péril depuis longtemps. Mais lorsque nous avons rencontré Marc Lassouaoui au Caire, c’était d’un tout autre niveau. De nombreux pays ont décidé d’arrêter de financer l’UNRWA. Si rien ne change, l’UNRWA fermera ses portes à la fin du mois, et tous les Gazaouis seront condamnés. Tous ces efforts pour en arriver là ? Comment Marc Lassouaoui pourrait-il ne pas être en colère ?
Raphaël Pitti est médecin humanitaire. Il a fait le tour du monde pour sauver des vies, il a participé à une quarantaine de missions. Ex-Yougoslavie, Tchad : c’est un habitué des zones de guerre. Il s’est rendu dans la bande de Gaza avec une vingtaine d’autres médecins pour prêter main-forte au personnel de l’hôpital européen de Gaza. Il décrit des scènes à Gaza qu’il n’a jamais vues de sa vie. Il parle de chaos. Il peine à nous décrire le niveau d’atrocité et de désespoir de ce dont il a été témoin. Il nous évoque cette femme enceinte et diabétique. Il n’y a pas assez d’insuline, alors elle diminue drastiquement les doses. Elle se dit que pour compenser, elle va moins manger. Elle tombe alors dans un coma hypoglycémique. Elle accouche à sept mois d’un enfant mort-né, puis elle meurt à son tour. C’est une histoire glaçante, et c’est une histoire parmi tant d’autres. Comment Raphaël Pitti pourrait-il ne pas être en colère ?
Roméo est un soignant palestinien. Il travaille sans relâche à l’hôpital européen de Gaza, qu’il ne quitte jamais. Au premier abord, on ne sent pas l’étendue de son désespoir. Au premier abord, on ne sait pas que plus personne ne l’attend en-dehors de cet hôpital. Car Roméo a perdu toute sa famille. Comme le courageux journaliste Wael Dahdouh et bien d’autres Palestiniens, il a perdu ses parents, sa femme, ses enfants, ses oncles, ses tantes, ses neveux, ses nièces : il n’a plus personne. Comment Roméo pourrait-il ne pas être en colère ?
Djamila est une réfugiée palestinienne. Elle vivait à Gaza, et ne pense qu’à y retourner. L’immeuble où elle vivait a été bombardé. Elle ne comprend pas pourquoi. Elle nous dit : « Il n’y avait que des femmes et des enfants. » Deux de ses filles y sont mortes. Elle ne peut voir les autres, qui sont restées à Gaza, ou qui se trouvent dans d’autres hôpitaux. Elle ne peut pas bouger pour tenter de les rejoindre, car Djamila ne peut quitter son lit. Djamila a la colonne vertébrale brisée. Comment pourrait-elle ne pas être en colère ?
Comment peut-on imaginer que ces personnes et des millions d’autres peuvent ressentir autre chose que de la colère ? Comment pouvons-nous construire une paix durable quand une large partie du monde politique ne fait que mépriser, ignorer et salir la cause palestinienne ? Comment peut-on éviter une culture de la haine, quand on se fait massacrer dans l’indifférence totale ? La colère, et assurément la résilience, sont les seules choses qu’on a laissées aux Palestiniens. Le sens de notre engagement a toujours été de défendre les plus faibles, de défendre le respect des droits humains. Ce passage à Rafah nous ramène à une seule conclusion : nous devons faire mieux pour offrir un avenir aux Palestiniens.
En effet, cette colère que j’ai emportée avec moi depuis le Proche-Orient, c’est aussi celle qui s’annonce, et elle sera aussi inquiétante que terrible. Alors qu’au Caire, nous nous étions rendus au Sénat, une sénatrice égyptienne a dit ces mots : « Même si Israël tue tous les Gazaouis, il y aura toujours des Palestiniens dans le monde, et ils seront pleins de colère. »
Ce n’est qu’avec un cessez-le-feu et avec la justice qu’une paix durable pourra s’installer. Le génocide des Gazaouis n’apportera aucune paix aux Israéliens, il alimentera au contraire la spirale de la violence, et il ne faudra pas dire que nous ne savions pas.