L’été 2024 a été marqué par des mobilisations populaires massives au Bangladesh. Elles ont contraint la Première ministre, Sheikh Hasina, en poste depuis 2009, à fuir le pays et à démissionner. Initiées dans les universités de Dacca début juin, elles ont comme point de départ le rejet de la restauration de quotas dans la fonction publique. Pour le résumer, ceux-ci allaient largement favoriser les membres du parti de S. Hasina aux dépens d’un accès universel à ces postes. Dans un contexte socio-économique où près de 40% des 15-29 ans sont sans activité, la fonction publique est un réservoir d’emplois et apparaît comme un refuge pour les jeunes. Fin juillet, du fait de la répression très forte opposée aux manifestant·es, et de l’aggravation de la pratique du pouvoir autoritaire et cliéntéliste de S. Hasina, les protestations gagnent, par solida rité, l’ensemble de la population bangladaise. Le gouvernement coupe Internet, empêchant ainsi toute communication pendant plusieurs jours tandis que l’Armée, mais surtout la Police et les forces miliciennes liées à S. Hasina se livrent à un déchaînement de violence contre toute forme de contestation. Le bilan humain sera le plus lourd jamais connu depuis l’Indépendance en 1971 : près de 400 personnes ont été tuées, et des milliers ont été arrêtées et emprisonnées, ou ont disparu.
Dépourvue d’accès universel aux ressources, une société rendue structurellement violente
Lors de sa première élection en 2009, Sheikh Hasina, cheffe de la Ligue Awami (LA) avait pourtant été élue avec le soutien massif des étudiant·es. Ceux et celles-ci souhaitaient tourner la page du gouvernement de Khaleda Zia, leader du Bangladesh Nationalist Party (BNP) jugé trop conservateur, clientéliste et autoritaire. Il s’agissait là d’un retour aux affaires de S. Hasina, déjà Première ministre de 1996 à 2001. De fait, le vie politique bangladaise est articulée autour de ces deux grands partis selon une alternance partidaire qui s’est cristallisée dans les années 1970. En dehors des périodes de dictature militaire (1975-1978 ; 1982-1986 ; 1990-1991), la LA et le BNP exercent le pouvoir à tour de rôles.
Mais les passations de pouvoir entre ces deux forces n’ont jamais été pacifiques. Elles s’accompagnent systématiquement de la répression, voire de l’assassinat, du personnel politique du camp adverse. Pour la période récente, depuis 2009, la LA a fait emprisonner les cadres du BNP, notamment Khaleda Zia. Elle a également décimé la Bangladesh Jamaat-e-Islami (JI), parti islamique conservateur plutôt proche du BNP. Ses membres ont été arrêtés, assassinés, interdits de participer aux élections à partir de 2013, avant une interdiction totale du parti le 1er août 2024.
La violence est prégnante dans la vie politique bangladaise pour deux raisons. D’une part, il s’agit de pratiques héritées de la guerre d’indépendance de 1971 : cette année-là, la partie orientale du Pakistan, plus peuplée et parlant le bengalie, se révolte contre sa partie occidentale et ourdouphone, qu’elle accuse de concentrer tous les pouvoirs et toutes les richesses. A l’issue d’une guerre-éclair, le Pakistan-oriental l’emporte, grâce à l’appui militaire décisif de l’Inde, et se sépare du Pakistan-occidental qui devient le Bangladesh. Mais le pays est né dans un bain de sang qui a durablement marqué la population. Aucun bilan officiel n’a jamais été établi, néanmoins le consensus scientifique considère qu’entre 300 et 500 000 personnes ont perdu la vie au cours de cette guerre que les Bangladais qualifient « de libération ». Depuis, la pratique de l’assassinat politique ne s’est jamais arrêtée.
D’autre part, la socialisation de la population à la violence politique est le fruit du clientélisme structurant la société. L’absence de services véritablement « publics » dont l’accès serait garanti à toutes et tous met en concurrence les Bangladais pour l’obtention de places à l’école, à l’université, aux soins, à la Justice, etc. Le même mécanisme s’opère pour obtenir un emploi et un logement. Cette concurrence est rendue d’autant plus féroce par la pleine inscription du Bangladesh dans la mondialisation néolibérale. Les Bangladais doivent donc, pour accéder aux ressources et services essentiels, passer par des intermédiaires privés, les mastan, des « hommes de main ». Il s’agit en général de jeunes hommes issus de la classe moyenne urbaine, armés et présentant une appétence pour la violence physique. Craints, mais incontournables, ils sont des figures d’autorité dans leur quartier où ils peuvent imposer leur force. Eux-mêmes ne sont toutefois que des sous-traitants, également contraints par leur lien d’intermédiation vis-à-vis du neta, le « chef [sous-entendu politique] » qui est celui qui obtiendra in fine la ressource demandée. Selon son affiliation politique, LA ou BNP, et selon le parti au pouvoir, il aura plus ou moins de succès. En retour, le neta obtient le vote de la personne redevable, du « client ». Le clientélisme place donc la politique purement partisane, la concurrence de toutes et tous, et par conséquent la violence, au cœur de la vie sociale quotidienne. Concrètement cela se traduit par le fait que beaucoup d’armes (à feu ou de poing) circulent au Bangladesh, et que chaque parti dispose d’une milice.
Cependant, en 15 ans, S. Hasina a élargi la répression de façon inédite en transformant son pays en « parti-Etat » où l’ensemble des institutions est politisé et aux mains de membres de la LA. Outre l’élimination physique ou sociale de ses opposants politiques, elle a fait incarcérer des journalistes, des membres d’associations, des bloggeurs, etc. En 2018, elle a également adopté une loi draconienne extrêmement contestée portant sur la « sécurité numérique » et permettant à la police d’arrêter tout individu dont elle soupçonne qu’il enfreint, a enfreint ou va enfreindre la loi. Pourtant, sur le plan idéologique, la LA se présente comme « de centre-gauche », tandis que le BNP serait plus conservateur. Dans la pratique, cette dichotomie est caduque puisque les deux partis se sont ralliés au néolibéralisme. Aucun ne remet en cause le caractère extrêmement extraverti de l’économie bangladaise (les « ateliers du monde ») qui explique pourtant le taux de chômage très élevé prévalent dans la jeunesse et, in fine, des manifestations de cet été. Il n’existe donc pas de formation politique progressiste, toutes sont des accompagnatrices du capitalisme.
Par ailleurs, à l’instar des syndicats étudiants, les syndicats professionnels sont affiliés à un parti. Les plus importants d’entre eux se trouvent donc aussi dans une posture d’accompagnement du capitalisme, voire de cogestion des crises. Seuls certains syndicats étudiants défendent un programme de rupture, avec un degré variable de radicalité : le Chatra union, communiste, le Chatra Front, socialiste et la Chatra Federation, anarchiste. De fait, la plupart des manifestations sont organisées par les partis, et les mobilisations sociales sont instrumentalisées au service de la politique politicienne.
Libertés et néolibéralisme : les deux faiblesses de Mohammed Yunus
Cette synthèse de la réalité sociale et politique du Bangladesh pose les premiers défis structurels qui se posent à Mohammed Yunus : absence de services publics ; politisation de l’administration, de la Police ; clientélisme ; circulation d’armes et valorisation de la violence socio-politique ; etc. Or sur ces sujets, le Premier ministre par intérim n’a pas fait preuve d’une grande rigueur. Certes il a déconstruit le récit de l’extrême droite hindouiste – opportunément repris par ses équivalents dans le reste du monde – selon lequel les agressions au sein de la population bangladaise survenues au lendemain de la démission de S. Hasina cibleraient la minorité hindoue, dans une version sud-asiatique du « choc des civilisations » – la population bangladaise étant majoritairement musulmane. Comme explicité ci-dessus, la violence politique visait plus largement les affilié·es, réel·les ou supposé·es, de la LA, dont les hindou·es font partie, sans dimension ethnoreligieuse. Mais au-delà, il n’a annoncé aucune réforme structurelle susceptible de réduire l’emprise des partis sur les institutions. Comment donc avoir un Etat, et par conséquent une société, non-partisan et pacifié ? Aussi le mandat d’arrêt contre S. Hasina émis par le gouvernement en octobre 2024 a-t-il suscité la prudence de Human Rights Watch. L’organisation a immédiatement adressé un courrier au ministre du Droit, de la Justice et des Affaires parlementaires lui demandant d’amender la loi afin de garantir un procès juste et équitable.
Surtout, on s’interroge sur le propre positionnement politique de M. Yunus et de son cabinet « technique » paré d’une supposée neutralité politique alors même que plusieurs ministres intérimaires sont issus du BNP. L’histoire récente nous a montré à quel point le qualificatif « technique » accolé à un gouvernement permet de taire l’inscription dans le logiciel néolibéral des personnes qui le compose. De fait, le projet porté par la Grameen Bank, banque spécialisée dans le micro-crédit créée en 1983 par Mohammed Yunus, ne propose aucune rupture avec la logique marchande. Au contraire, il repose sur la croyance que le marché, dès lors qu’il est régulé par des dispositifs « vertueux » tels que le microcrédit, est la solution aux inégalités.
Le rapport du Premier ministre par intérim à l’autoritarisme et à la démocratie questionne également. En septembre, la plupart des universités ont interdit « toute forme d’activités politiques » sur les campus. Cette décision autoritaire n’a même pas été commentée par M. Yunus alors même que ce sont les mobilisations estudiantines qui ont permis la chute de S. Hasina.
La colère populaire perdure
Le peuple bangladais ne s’y est pas trompé. En août, l’annonce du gouvernement intérimaire n’avait pas suscité d’entrain particulier eu égard à sa composition partisane qui tranchait avec l’espoir suscité par les mobilisations. Depuis le mois de septembre, les grèves et occupations d’usines se multiplient, notamment dans le secteur du textile. Surtout, contrairement à ce qui prévaut d’habitude, les débrayages sont spontanés, sans être pilotés par les syndicats dont on a établi ci-dessus qu’ils agissaient selon une logique partisane. Les travailleur·ses ne sont pas résolus à ce que « tout change pour que rien ne change ». Tant s’en faut : ils et elles se mobilisent pour que le dégagisme politique exprimé par les mobilisations des étudiant·es cet été s’accompagne désormais d’une rupture avec le consensus néolibéral qui les plonge dans une forme d’esclavagisme moderne mondialisé. La vigilance prévaut donc à l’égard du gouvernement intérimaire. Gageons dès lors que les mobilisations populaires empêchent que ne se referment la fenêtre d’opportunité, et d’espoir, ouverte par la destitution de S. Hasina.