En échange du soutien de la plupart des grandes familles du capitalisme indien, N. Modi libéralise l’économie indienne pour ouvrir les marchés à ses amis néolibéraux. Il répond en cela à leurs desseins oligopolistiques. Certains parlent d’ailleurs de « croony capitalism », ou capitalisme de connivence, tant l’ascension financière des grands groupes a été fulgurante depuis 2014. Dans une certaine continuité de la politique économique indienne depuis l’indépendance, l’ouverture aux investissements étrangers demeure sélective, et une forme de protectionnisme perdure.
Toutefois, les bénéficiaires de ce protectionnisme ont, eux, changé. Comme le rappelait Jean Jaurès, à une époque où les débats autour des modalités du commerce international faisaient déjà rage, un même mot peut cacher des réalités différentes et une inversion de la hiérarchie des « perdants » et des « gagnants ». Selon comment il est mis en œuvre, le protectionnisme peut ainsi, ou bien profiter à la petite industrie et aux travailleur·ses, ou bien profiter aux grands groupes capitalistes. L’Inde n’échappe pas à la règle. Si jadis ce protectionnisme stratégique avait vocation à protéger une industrie et une agriculture domestiques, ce n’est plus le cas aujourd’hui. A présent, la fermeture de certains segments du marché national aux entreprises internationales vise à préserver des assauts de la concurrence certaines grandes entreprises indiennes. On retrouve ici des accents de la politique commerciale étatsunienne, aux antipodes d’un protectionnisme solidaire qui serait en rupture avec le capitalisme. La même observation est évidement valable pour le capitalisme libre-échangiste qui prédomine notamment dans l’Union Européenne, donc en France. Le néolibéralisme, dans toutes ses variantes, a érigé comme règle première la mise des politiques publiques au service de grands groupes privés. On est loin de la « concurrence libre et non faussée ». Les résultats sont notamment un impact délétère sur la capacité d’innovation des entreprises.
Dans le cas indien, la prédation de la chose publique au bénéfice du capital est doublement payante pour N. Modi, au-delà même de sa glorification personnelle. Premièrement, en monopolisant les canaux communicationnels, elle socialise durablement la population à l’hégémonie hindouiste. Quand bien même le BJP perdrait le pouvoir politique, un retour à « l’Inde d’avant 2014 » est impossible tant l’effet de cliquet de l’hindouisme politique est puissant. Deuxièmement, en attirant les investisseurs étrangers elle entretient l’attelage évoqué ci-dessus entre politique de l’identité et capitalisme néolibéral. Aussi le récent accord de libre-échange signé entre l’Inde et l’Association européenne de libre-échange (AELE, Suisse, Norvège, Islande, Liechtenstein) ouvre-t-il ces marchés nationaux à la concurrence indienne en ce qui concerne les industries alimentaire, pharmaceutique, médicale, les produits d’ingénierie, etc. Signé au terme de seize années de négociations, cet accord augure peut-être d’une accélération des négociations d’un traité similaire avec l’Union européenne (UE) qui, entamées en 2013, patinent depuis. Ce texte « ambitieux » selon la terminologie bruxelloise porte sur l’ensemble des secteurs de l’économie. Selon la presse d’accompagnement du capitalisme néolibéral, il « ouvrira le marché indien aux Européens ». Mais à quels Européens, et dans quelles conditions ?
Avec un salaire minimum indien de deux euros par jour (178 roupies), on imagine mal le commerce faire le bonheur des peuples indien et européen dont les travailleur·ses sont ainsi placé·es en situation de compétition mortifère. De fait, le capitalisme néolibéral, qu’il soit mâtiné d’un protectionnisme sélectif comme dans le cas indien, ou pleinement ouvert aux capitaux étrangers comme en UE, ne produit que le désespoir. C’est cela que traduisent les mobilisations sociales qu’a connu le monde agricole en France et en Europe, mais aussi en Inde. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, en 2020 et 2021, l’annonce d’un projet de loi dérégulant le marché agricole a entraîné des mobilisations paysannes d’une ampleur et d’une durée inédites à l’échelle mondiale. Au slogan de « Dilli chalo ! », « Allons à Delhi », des paysan·nes ont rallié la capitale afin d’y organiser un véritable siège de plus d’un an, structuré avec des camps, des cantines, etc. Le gouvernement a renoncé à sa loi, mais n’a pas répondu aux demandes des paysan·nes quant à la mise en œuvre de prix et salaires garantis dans la profession qui connait le plus fort taux de suicide. Par conséquent, et bien qu’elles ne soient pas couvertes par la presse de connivence, les mobilisations ont repris mi-mars.
Sans surprise, la déclaration franco-indienne de janvier s’inscrit dans ce cadre de pensée capitaliste néolibérale. Le paragraphe 29 fait référence aux « grandes possibilités encore inexploitées [qui] s’offrent aux deux pays en matière de commerce et d’investissement ». Le 28 indiquait que les deux pays « réitér[aient] leur soutien résolu aux négociations en cours visant à conclure un accord de libre-échange entre l’Inde et l’Union européenne ». Tout est dit et on comprend déjà que les « grandes possibilités » évoquées se feront au détriment des intérêts des peuples. Dans les deux pays, l’écart entre très riches et très pauvres s’accentuent. La déclaration évoque aussi la volonté « d’instaurer un dialogue approfondi sur les enjeux globaux (…) tels que les océans, le changement climatique, la biodiversité, la pollution et le numérique, en mettant un accent particulier sur les cadres multilatéraux ». Mais cet ancrage institutionnel est nié lorsque, quelques paragraphes plus loin, il est fait référence aux différents aux G7 et G20, et au bilatéralisme. Surtout, il n’est nulle part fait référence à l’impératif d’une protection universelle de ces biens communs de l’Humanité, qui serait codifiée par le droit international. C’est aussi ce que dit l’usage de la terminologie « d’enjeux globaux » plutôt que celle de « biens communs ».
Pourtant, c’est la défense de ces biens cruciaux pour la survie de l’Humanité qui devraient être au principe de l’action commune de nos deux pays. La France, puissance maritime présente sur tous les continents et sous tous les climats, ainsi que l’Inde, puissance démographique de premier plan très soumise aux aléas climatiques, toutes deux s’alliant pour penser un cadre universel de gouvernement mondial de ces biens communs : on imagine la force d’entraînement que cela représenterait ! Et le pouvoir pacificateur de la coopération autour d’enjeux partagés. Pour l’être humain, ce projet est autrement plus enthousiasmant que l’organisation de la compétition de tous contre tous à l’échelle mondiale, qui ne peut mener qu’aux guerres quand ça n’est pas déjà le cas.
C’est aussi à la défense de la paix dans la région Asie – Pacifique que devrait s’attacher la France à travers sa relation à l’Inde. Plutôt que de se mettre à la remorque des intérêts étatsuniens en s’arrimant à leur stratégie dite « Indo-Pacifique », oripeaux grandiloquents pour ce qui est en réalité une guerre commerciale entre Pékin et Washington, Paris devrait faire la promotion de la désescalade alors que la montée des tensions laisse craindre un embrasement généralisé. Les bonnes relations avec N. Modi dont se targue E. Macron devraient être mise au service de la paix. Nos réseaux diplomatiques régionaux également. Comment se taire, par exemple, face au plan pharaonique, et guidé par une vision belliciste et commerciale, que le gouvernement veut mettre en œuvre sur l’archipel de Nicobar ? Le Premier ministre souhaite en effet faire une base militaire de cette île habitée par un peuple encore non-contacté à ce jour. Ce projet impliquerait d’une part l’extinction d’une population – elle n’est pas immunisée contre les maladies dont sont porteurs les Indien·nes du continent. D’autre part, il enverrait un signal délétère à Pékin en participant à armer l’océan Indien. Si des scientifiques du monde entier ont lancé un appel pour s’y opposer, et alors qu’un député insoumis a interpellé le gouvernement à ce sujet, Emmanuel Macron n’a pas profité de sa visite officielle pour dire un mot sur ce projet de l’ancien monde car guerrier, écocide et mortifère. On voit donc résumée à Nicobar la politique actuelle de Paris à l’égard de New-Delhi. Pourtant, une autre relation à l’Inde est possible.
Lire notre article : Autoritarisme, identité et néolibéralisme : la démocratie au péril de l’hindouisme politique (partie 1)